International

Le jour où Jérusalem est morte

Sociologue

Le double attentat ayant causé la mort de neuf personnes la semaine dernière à Jérusalem ne s’inscrit pas seulement dans la continuité du conflit israélo-palestinien. Il est aussi le résultat d’une crise de la démocratie progressiste. Jamais le nationalisme religieux et l’affichage de l’identité religieuse juive n’ont été aussi forts qu’aujourd’hui à Jérusalem. La ville renvoie à la marge non pas seulement les Palestiniens, mais les juifs sécularisés.

À Jérusalem, deux attentats contre neuf Juifs et Juives en deux demi-journées, dont l’un le jour de la commémoration des victimes de la Shoah, le 26 janvier 2023 à l’heure de l’entrée en shabbat, près d’une synagogue, ont remis le conflit israélien palestinien « sur le devant de la scène ». Les journalistes et les commentateurs parlent, à propos de ces meurtres, d’un « tournant » ou d’une « étincelle » qui entraîneraient un « embrasement ». Le conflit devrait être mesuré à l’aune de ces évènements sporadiques ou d’autres tout aussi graves comme l’incursion de l’armée israélienne, la veille de ces attaques, dans la ville de Jenine (Cisjordanie) qui a couté la vie à neuf Palestiniens.

publicité

Davantage qu’un embrasement, il faut voir la réalité sous un autre angle et se référer pour cela à un cadrage sociologique. Le cadrage nécessite une description contextuelle qui suppose, non pas seulement d’aller au-delà de l’évènement, mais de dépasser les termes généralement employés pour rendre compte de la situation politique israélo-palestinienne comme ceux de violence, d’occupation, d’intifada, de frontières de 67, etc. De tels vocables renvoient à un processus de naturalisation, comme si ces faits allaient de soi, et comme si la violence était renvoyée à une seule cause : l’occupation – celle-ci ne pouvant évidemment pas être écartée du cadrage conceptuel.

Cependant, la politisation d’un évènement[1] se reconnaît davantage dans les clivages accentués entre des groupes et des institutions et au sein d’activités intrinsèquement politiques. La violence récente survenue à Jérusalem ne se manifeste pas seulement sur le front sécuritaire et de la coercition subie par les Palestiniens, mais à travers un affrontement sourd entre groupes, qui a réduit les relations d’interdépendance et de civilité au néant. Si la portée de ces évènements a un sens, celui-ci réside dans la transformation de la vie politique et sociale à Jérusalem et sa gouvernance.

Les deux Jérusalem

Venons-en aux faits. Les deux attentats contre des Juifs ont eu lieu dans des quartiers opposés de la ville. Le premier est celui de Neve Yaacov, colonie immédiatement située à l’entrée du Grand Jérusalem, où vivent des religieux modérés, des Dati Leumim (sionistes religieux), des Haredim ou Hardelim ultra-orthodoxes. Le judaïsme religieux y est fort, avec une observance de la loi religieuse dans les sphères privée et publique et non loin des faubourgs palestiniens du Grand Jérusalem.

Le second lieu des attaques est le village-faubourg palestinien de Silwan, situé en bordure des remparts de la vieille ville de Jérusalem. Il est l’objet d’un processus de judaïsation accrue, en raison de la présence d’un projet archéologique juif, consistant à mettre au jour une partie de la « Cité de David ». Le gigantesque chantier en cours depuis dix ans pour permettre la mise à jour du tombeau d’Av-Braham, suscite une colonisation religieuse juive touristique et résidentielle.

De nombreux heurts ont lieu, en raison des expulsions de maisons palestiniennes au profit de l’installation de 400 colons juifs placés sous les auspices d’un promoteur religieux (Elad), soutenu par la municipalité. Avi Maoz, un intellectuel et mentor du puissant et nouveau ministre de la Sécurité (Itamar Ben Gvir), qui souhaite supprimer les sciences sociales dans les universités et interdire les organisations internationales, a aménagé à Silwan, à proximité du tombeau d’Av-Braham, son domicile hyper-sécurisé. Dans cette partie de Silwan, le port d’armes par les colons juifs, que veut encore étendre le ministre de la Sécurité, est répandu. Les conflits permanents avec ces nouveaux résidents juifs ont comme conséquence de consolider la haine des habitants palestiniens.

Le nationalisme religieux qui s’exprime dans les deux quartiers visés par le meurtre de Juifs devient une donnée majeure de la vie politique, alors qu’il était encore marginal au cours des années 2010. À front renversé, ces deux attaques témoignent de l’évolution de Jérusalem, désormais désécularisée. En tant que ville juive, elle réunit des ultra-orthodoxes ashkénazes ou mizrahim, avec des fondamentalistes suprématistes circulant entre Jérusalem et les collines de Cisjordanie. Jamais le nationalisme religieux et l’affichage de l’identité religieuse juive ou de la loi juive n’ont été aussi forts qu’aujourd’hui à Jérusalem, dans son espace et ses institutions.

Depuis deux décennies, la religion juive a gagné une fonction politique avec la présence croissante de différents courants zélotes, dans tous les quartiers, qui souhaitent lier les aspirations sociales de classes pauvres et le fondamentalisme religieux (Shas), conquérir les institutions d’Israël et du grand Israël (Foyer Juif), ou encore appliquer la loi juive dans l’autonomie spirituelle et temporelle (courant haredim).

La lutte pour que la municipalité devienne nationaliste religieuse est donc sans doute l’évolution la plus importante depuis la fin de la mandature de Teddy Kollek (1993), dernier maire démocrate. Les récentes élections de 2018 ont largement conforté la radicalisation de l’électorat religieux de Jérusalem, puisque les partis religieux ultra-orthodoxes (Shas et Yahadut Hatorah) alliés au Foyer Juif et à d’autres micro-formations, bénéficient de plus de la moitié des sièges au conseil de la ville. À leur côté les partis de droite conservateurs non religieux ont l’autre moitié des postes (à l’exception de deux sièges au centre-gauche). Les Palestiniens boycottent la municipalité et n’ont donc pas de représentant.

Qu’est-ce qu’une municipalité nationaliste religieuse ? Elle est celle qui renvoie à la marge non pas seulement les Palestiniens, mais les juifs sécularisés, désormais eux aussi corps étrangers.

Au cours de ces cinq dernières années, les changements sont visibles dans cette ville dont le budget est le plus pauvre d’Israël : prise en charge intégrale par l’État et la municipalité de toutes les institutions à caractère religieux, et en particulier les 200 écoles religieuses privées gérées par les organisations ultra-orthodoxes ; politique de logement pour les populations modestes et religieuses ; aide sociale généralisée aux familles religieuses inactives et croissantes.

L’exercice de la gestion par la coalition ultranationaliste et religieuse aboutit à tableau culturel dégradé. La ligne politique d’une ville « pour tous », modèle de la tradition libérale et occidentale, est rejeté. En témoignent le refus du conseil municipal d’accueillir le concours international de l’Eurovision en 2019 ou des championnats sportifs susceptibles d’avoir lieu durant le jour de shabbat, ou la remise en cause du marathon annuel ouvert aux Palestiniens et se tenant pendant shabbat, ou encore la fermeture des lieux culturels. Les services municipaux affichent leur piété, les séculiers et les femmes y sont marginalisés, les liens avec les minorités sont rompus, les manifestations festives internationales et lieux de loisirs sont bannis. Ce conflit de valeurs est au détriment des citoyens sécularisés, dont les étudiants qui se trouvent prisonniers d’une politisation religieuse sans autre choix que de quitter la ville ou de vivre parmi ces entrepreneurs religieux.

Jérusalem, un avant-poste ?

Que nous apprennent donc ces attentats, au-delà des analyses binaires ? Ce sont les Juifs sécularisés qui sont tout comme les Palestiniens cibles de cette périphérisation politique et deviennent des exilés de l’intérieur. Les attentats, en deux endroits opposés, mettent en vis-à-vis deux Jérusalem, non plus juive et palestinienne, mais religieuse et civile[2].

Que la crise articule des logiques politiques propres au conflit – l’impasse de la paix, l’hyper-sécurisation et la toile dans laquelle sont enfermés les Palestiniens –, ne fait qu’intensifier le tableau. Mais la crise des relations israélo-palestiniennes doit être recadrée au profit d’une crise tout aussi grave, qui est l’effondrement de la démocratie progressiste. En renvoyant les séculiers et les Palestiniens au quasi même sort de leur exil intérieur.

Jérusalem est de ce point de vue un avant-poste. Les classes conservatrices religieuses apparaissent désormais les protectrices de la nation, en lieu et place des membres de l’élite sécularisée et ashkénaze. L’insertion voire l’israélisation des Palestiniens inscrits dans une ascension économique, sans toutefois reconnaître la normalisation avec le pays d’accueil, est elle aussi fragilisée.

Le cas de Jérusalem est-il une euphémisation ? Il n’est pas possible en tout cas de lire ces évènements sans les relier à Israël, car ils sont les signes avant-coureurs d’une transformation de la démocratie au profit du post-sionisme. L’expansion de ce dernier s’exprime de façon rapide et brutale, donnant lieu à la vision de deux pays fracturés : l’un, démocratique et affaibli, l’autre intégraliste en raison de l’application sans partage de la loi religieuse, dont la propagation n’est pas exclue.

Les Israéliens démocrates manifestent désormais chaque samedi dans toutes les villes pour que le pays entier ne devienne pas à l’image de Jérusalem. Les résultats des élections législatives de novembre dernier montrent la force de la coalition des partis conservateurs (comme le Likoud) avec les ultra-ortodoxes et les sionistes religieux (Hatzionut Hadatit) et l’ultra droite (Otzma Yehudit).

C’est donc bien que les continuités établies par le champ politique israélien entre terre, religion, et identité juive pèsent désormais dans la vie quotidienne et que ce continuum exclue désormais de penser ensemble des oppositions dynamiques qui avaient pourtant fondé Jérusalem, et au-delà, son socle israélien. Le sionisme démocratique repose en effet sur les tensions fécondes entre identité juive et démocratie ouverte, modernité technologique ou marchande et tradition, foyer juif et accueil des minorités, élite sécularisée mondiale ou libérale et classes religieuses locales, minorité palestinienne et majorité juive, fraternité et solidarité nationale.

Ces antagonismes féconds laissent aujourd’hui la place à un patriotisme, non pas inclusif, mais exclusif, qui entre en résonance avec les émotions politiques de la peur, du ressentiment, du dégoût[3], cultivés tour à tour par des partis ou par le culte des dirigeants.

La prédiction de Roger Friedland

On le sait, le modèle socialiste et inclusif brandi par la gauche israélienne (assimilée au socialisme européen) a fait long feu. Désormais, seul le nationalisme sacré et religieux est pensé comme pouvant réparer l’entité collective, juive, en la ramenant à sa pureté et à la mêmeté. Le sociologue Roger Friedland, dans un texte précurseur[4], a défini le nationalisme religieux à partir de ces composantes qui étaient marginales jusqu’à peu, mais qui sont désormais à l’œuvre. Le territoire d’Israël doit être un espace sacré ou le réceptacle d’une histoire divine encore en train de se faire, comme le veulent les sionistes religieux suprématistes. Ces derniers établissent aujourd’hui clairement une distinction entre les Sabra (ceux qui ont la terre) et les ennemis, les étrangers non juifs accusé de vouloir détruire Israël, ou les juifs dissidents comme les refuznik (objecteurs de conscience) ou les Juifs de la diaspora.

La nation doit ontologiquement se traduire dans ces formes de pureté, porteuses de fractures entretenues entre genres, races, et selon le statut de la citoyenneté (israélien ou juif de la diaspora). Le culte de la pureté et de la clôture se focalise également sur le rejet des minorités de genre et des femmes. Ce type de patriotisme qui reconnaît exclusivement l’identité juive pure et halakhique entraîne aujourd’hui une conception maximale de la nation et minimale de la société. La grande minorité religieuse est devenue une majorité.

C’est pourquoi Jérusalem et ces deux attentats donnent à voir ce moment crépusculaire ou dystopique[5].

La promesse démocratique n’est pas encore entièrement éteinte, à condition que les intellectuels, les scientifiques se chargent à nouveau d’être les autorités épistémiques et le relais d’un affect politique et civil. De ce point de vue, le cas d’Israël n’a rien d’original. Il nous montre les manières dont une démocratie se transforme, oriente ses ressources mentales, morales, politiques ou religieuses pour les organiser autour d’une idéologie devenue dominante. C’est cette réalité qu’il faut désormais affronter, pour se projeter vers d’autre réalités et sociabilités.


[1] Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIe siècle, Gallimard, 2022.

[2] Sylvaine Bulle, Sociologie de Jérusalem, La Découverte, 2021.

[3] Voir l’analyse du populisme et des émotions politiques à partir du cas israélien faite par Eva Illouz dans Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022.

[4] Roger Friedland, To rule Jerusalem, University of California Press, 2000.

[5] Voir Danny Trom, « Israël, vers la rupture ? », K-la revue, et Bruno Karsenti « Qui est chez soi, Israël au bord du sionisme », K-la revue.

Sylvaine Bulle

Sociologue, Professeure à l'ENSA de Paris Diderot

Notes

[1] Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Qu’est-ce que l’actualité politique ? Événements et opinions au XXIe siècle, Gallimard, 2022.

[2] Sylvaine Bulle, Sociologie de Jérusalem, La Découverte, 2021.

[3] Voir l’analyse du populisme et des émotions politiques à partir du cas israélien faite par Eva Illouz dans Les émotions contre la démocratie, Premier Parallèle, 2022.

[4] Roger Friedland, To rule Jerusalem, University of California Press, 2000.

[5] Voir Danny Trom, « Israël, vers la rupture ? », K-la revue, et Bruno Karsenti « Qui est chez soi, Israël au bord du sionisme », K-la revue.