Société

Maxence Rifflet : « Une peine de prison est aussi une peine architecturale »

Architecte, curatrice

Le « Plan 15.000 places » annoncé par Emmanuel Macron s’inscrit dans une logique continue d’incarcération de masse, le débat public restant ainsi cantonné autour de la surpopulation et de la sécurité. Mais la peine de prison n’est pas seulement une peine temporelle, elle peut aussi s’apparenter à une « peine architecturale ». Cette réflexion se trouve cœur de l’exposition « Nos prisons » du photographe Maxence Rifflet, présentée au Point du Jour à Cherbourg jusqu’au 27 novembre.

À l’origine sollicité pour animer un atelier avec des détenus dans une prison, le photographe Maxence Rifflet commence à s’intéresser à l’architecture carcérale lors de sa première visite de repérage. Accompagné par le centre d’art Le Point du Jour à Cherbourg, il se lance alors dans une recherche photographique sur l’architecture de sept prisons dans lesquelles il travaille pendant trois ans, lors d’ateliers artistiques dits « sociaux-éducatifs » avec des détenus. D’abord en Normandie, il se rend à la petite maison d’arrêt de Cherbourg construite en 1827, passe par les prisons de Caen, Rouen et Val-de-Reuil, jusqu’à la vaste maison centrale « ultra-sécurisée » de Condé-sur-Sarthe construite en 2013.

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Il travaille aussi dans deux prisons emblématiques : le centre de détention de Mauzac en Dordogne, projet expérimental censé favoriser les relations sociales construit à l’initiative de Robert Badinter à fin des années 1980 et la maison d’arrêt de Villepinte, en surpopulation permanente. Car, à bien y regarder, à la faveur de leurs architectures toutes différentes, les modes de vie sont tellement singuliers dans chacune d’elles, que la peine de prison n’est pas seulement une peine temporelle, mais bien aussi une « peine d’architecture ». Alors que les prisons françaises accueillent plus de détenus que de places officielles, que de nouveaux bâtiments sont en construction, qu’une émission de divertissements entre détenus et surveillants a créé la polémique l’été dernier, pourquoi les conditions d’incarcération ne sont-elles jamais débattues ? A-t-on vraiment conscience de la manière dont on vit dans les prisons françaises ? Jusqu’au 27 novembre prochain, Le Point du Jour présente Nos prisons, une exposition de ce travail au long cours et publie un livre passionnant de l’artiste mêlant textes personnels, documents et divers registres d’images qui invitent à considérer la responsabilité collective que nous portons sur nos prisons. OR


Comment avez-vous commencé à travailler en prison ?
J’ai commencé à travailler sur les prisons quand on m’a sollicité pour y animer un atelier. Je n’avais pas le projet de photographier en prison et j’étais d’ailleurs plutôt réticent pour plusieurs raisons. La première c’est que j’avais l’impression qu’il existait beaucoup de photographies de prison. C’est un genre en soi, on pourrait presque dire un passage obligé pour les photographes, au même titre que les photos de camps de migrants comme le dit Philippe Artières. En même temps, je trouvais qu’il existait une sorte d’homogénéité photographique qui me semblait difficile à surmonter ; grosso modo, illustrer l’enfermement des personnes représentées confirmait, avec l’image, l’idée qu’on se fait de la prison. Mes réticences étaient aussi liées au cadre lui-même : photographier en prison, c’est se mettre dans un cadre de surveillance que l’appareil photographique aurait nécessairement à rejouer d’une façon ou d’une autre. Il y avait aussi cette analogie difficile entre cadrer et enfermer : d’une certaine manière, photographier quelque chose ou quelqu’un revient à l’isoler de son environnement et donc à l’enfermer. C’est vrai dans le monde libre, mais en prison, c’est doublement problématique. Ma troisième réticence venait du cadre des intervenants artistiques qui sont invités à participer à la mission de réinsertion de la prison. Non seulement je ne crois pas à cette mission de réinsertion, mais je crois encore moins au rôle que l’art peut y jouer. Il me semblait que le cadre serait extrêmement contraignant et supposerait des relations très inégales entre celui qui entre et sort, et ceux qui restent.

Et pourtant…
Et pourtant j’ai visité la prison de Strasbourg, construite à la fin des années 1980. L’architecture m’a tout de suite intéressé. Pas l’architecture en général, mais cette architecture en particulier. Je me suis mis à faire des recherches sur l’histoire de l’architecture carcérale. Je me suis rendu compte que ce sujet avait finalement été assez peu traité. J’ai mis le doigt dans une recherche historique un peu compliquée car on ne trouvait pas beaucoup de documents, pour des raisons assez évidentes de confidentialité, etc. J’ai alors découvert, au travers notamment des textes de Christian Demonchy, l’architecte de la prison expérimentale de Mauzac, que Michel Foucault, dans Surveiller et punir, confondait le modèle panoptique et les architectures rayonnantes des prisons du XIXe siècle. Or, ces prisons sont bien organisées autour d’un point de surveillance central mais il vise les couloirs de la prison, et pas les cellules. Demonchy le démontre très bien à partir des plans. Ces deux modèles n’ont à vrai dire rien à voir l’un avec l’autre. Le véritable modèle du XIXe siècle, qui a été appliqué jusqu’à aujourd’hui, est basé sur l’isolement des prisonniers plutôt que sur la surveillance généralisée.

Vous voulez dire que Surveiller et punir se fonde sur une erreur spatiale ?
Ce qui m’a tout de suite intéressé, c’est que j’avais appréhendé ces espaces à partir de ce texte par ailleurs formidable, mais qu’il ne reposait sur aucune réalité spatiale concrète en France. J’étais sidéré et j’ai voulu aller y voir de plus près. Le principe de l’isolement change un peu la perspective. Cette idée paraît très simple : la prison étant considérée comme l’école du crime, les prisonniers doivent être isolés les uns des autres. On oublie d’ailleurs souvent que le projet du panoptique de Jeremy Bentham n’était pas seulement de surveiller les prisonniers mais de les faire travailler, qu’ils soient productifs.
L’autre idée qui m’intéressait chez Christian Demonchy était qu’il considérait la prison comme une « peine d’architecture ». On parle toujours de la prison en termes de durée. On dit « tu as pris 6 mois, 3 ans, 15 ans », mais on ne précise jamais dans quelles conditions spatiales, ce n’est donc qu’une demi-manière de concevoir la peine. D’ailleurs ce n’est pas dans la loi. Quand on sait que les architectures sont si différentes, les expériences de vie en prison sont totalement différentes les unes des autres. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai réalisé que cela rejoignait mon problème photographique sur l’homogénéité des représentations. J’ai voulu regarder des prisons en particulier et pas la prison en général. De son côté, Demonchy allait encore plus loin car il disait que l’architecte était le bourreau de la peine, ce qui est assez gonflé à mon avis.

Que s’est-il passé après votre visite de la prison de Strasbourg ?
J’avais beaucoup pensé au sujet, mais sans avoir de projet précis. Par chance, le projet à Strasbourg a été reporté pendant deux ans, puis finalement annulé. L’idée de me rendre dans plusieurs prisons pour observer les différences architecturales est venue de là. Le Point du jour, un centre d’art basé à Cherbourg, m’a alors proposé de m’aider à faire un projet en organisant des ateliers en Normandie. On a commencé par visiter une dizaine de prisons. Je me suis dit qu’il suffisait d’accepter le cadre des ateliers et d’être clair, à la fois avec moi-même et avec les gens avec qui j’allais travailler, sur les raisons pour lesquelles je me présentais devant eux. Je leur disais que je n’étais pas là pour les aider, ni à se réinsérer, ni à s’évader mentalement de leur vie quotidienne en prison, mais que j’avais une question photographique et une question sur la représentation des prisons, et que c’était moi qui avait besoin d’eux pour m’aider à faire ce travail. Les ateliers étaient sans doute le seul cadre dans lequel je pouvais le faire. Les prisonniers ont une expérience concrète de ces espaces, mais aussi de plusieurs prisons : j’ai rencontré des prisonniers qui sont passés par vingt prisons différentes. Ils avaient donc tout à fait conscience de ces différences d’architecture. Ils partageaient mon étonnement. La plupart du temps, ils préféraient d’ailleurs les vieilles prisons pourries et mal entretenues que les prisons modernes par lesquelles ils étaient passés. J’ai considéré les prisonniers comme des spécialistes de l’architecture carcérale.

La rencontre avec les détenus se passe donc dans le cadre de d’ateliers socio-éducatifs, censés participer à la réduction de la récidive. Pourtant, on comprend à travers le récit que vous en faites dans votre livre combien ils sont complexes à organiser. De nombreuses personnes témoignent de leur difficulté à intervenir en prison. Comment fait-on pour y animer un atelier ?
Le Point du jour m’y a aidé, c’est évident, mais je ne peux pas vraiment vous dire pourquoi ça s’est bien passé pour moi. Je pense que le sujet de l’absence d’uniformité des architectures intéressait les directeurs de prisons car eux aussi passent par des prisons différentes pendant leur carrière. Mon sujet pouvait contribuer à fournir des informations un peu moins vagues sur ce que sont ces espaces dont ils font eux-mêmes l’expérience. Ils étaient curieux. J’ai aussi accepté les contraintes qu’on m’imposait sans poser d’exigences. J’avais l’idée que les conditions de ce travail pourraient avoir valeur d’information. Les demandes ou les refus de l’administration pénitentiaire, des prisonniers ou des surveillants raconteraient quelque chose de ces espaces-là, d’où une certaine souplesse de ma part. J’ai seulement imposé le choix des outils. J’ai beaucoup travaillé en pellicule [en photographie argentique] car c’est l’outil que j’utilise principalement dans ma pratique mais il me semblait aussi que les images seraient plus difficiles à contrôler qu’en numérique. Des collègues photographes m’avaient raconté qu’à la fin d’une séance d’atelier en prison, ils étaient sortis avec leur appareil photo et que le surveillant de la porte avait effacé des images, comme ça, de manière arbitraire. J’ai pensé qu’en pellicule, le contrôle des images serait retardé. Je ne voulais pas m’y substituer, mais je savais que si c’était le cas, ce serait dans le cadre d’un rendez-vous avec quelqu’un de plus haut placé dans la hiérarchie, qui prendrait plus de temps pour y réfléchir, etc.
L’autre raison concernait l’activité elle-même, la possibilité de faire du laboratoire, de tirer des images dans les prisons, avec les personnes. Je la trouvais intéressante, pas seulement pour l’animation et la curiosité qu’elle suscitait, mais surtout parce que c’était une manière assez concrète de choisir des images ; elle renvoie au désir de chacun, à des discussions, et le temps long du laboratoire est un temps de parole. Je pense que l’argentique rassurait aussi l’administration pénitentiaire car ce ne sont pas des fichiers qui se baladent facilement. Par ailleurs, j’ai joué le jeu ; je rentrais un certain nombre de pellicules, j’en sortais le même nombre, je rapportais des planches contact… J’ai toujours montré tout ce que j’avais produit.

En août 2021, le Genepi (à l’origine acronyme de “Groupement étudiant national d’enseignement aux personnes incarcérées”) a été dissous après 43 ans d’activités dans les prisons. Considéré comme l’un des partenaires privilégiés de l’administration pénitentiaire pour l’organisation d’ateliers et de soutien scolaire en prison, le communiqué annonçant sa dissolution indiquait que l’association avait « posé un vernis humanitaire sur la taule » et « servi à la légitimer et à la renforcer ». Qu’en pensez-vous ?
C’est dommage que le Genepi n’existe plus car aujourd’hui, rien ne le remplace. Il avait l’intérêt de faire entrer des étudiants en prison qui pouvaient parfois se forger une conscience politique à travers ces activités, mais aussi de permettre aux prisonniers de rencontrer des gens de l’extérieur. Je pense que toutes les occasions ouvertes aux citoyens d’entrer en prison sont intéressantes. C’est quand même quelque chose qui a été gagné depuis les années 1970. Le Genepi y a beaucoup participé. Je comprends le point de vue des personnes qui ont voulu le dissoudre mais je ne trouve pas qu’on aille très loin dans ce sens. La position abolitionniste me paraît compliquée à tenir. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, on peut convenir assez simplement qu’une grande partie des peines pourraient être évitées. Mettons de côté les crimes graves qui sont trop difficiles à penser. Pour toutes les autres peines, une société qui fonctionne correctement devrait être en mesure de trouver une alternative à la prison. La grande majorité des peines de la maison d’arrêt de Cherbourg sont liées à des problèmes d’alcoolisme, que ce soit pour conduite en état d’ivresse, bagarres ou d’autres choses de ce type. Il s’agit de questions de santé publique avant d’être pénales. C’est surtout là-dessus que j’ai envie d’insister aujourd’hui.

L’été dernier, la prison de Fresnes a été au cœur de l’actualité lorsque l’on a appris que la web série « Kohlantess » avait organisé des activités sportives entre détenus et surveillants au sein de la prison. Au cœur de la polémique, une course de karting et une piscine temporaire. Le Club Med a été plusieurs fois évoqué, comme si la prison pouvait s’y apparenter. Lors de votre projet, vous vous êtes rendu à la prison de Mauzac en Dordogne, un projet expérimental à l’initiative de Robert Badinter à l’époque où il était garde des Sceaux dont la construction s’est achevée en 1986. Ses architectes avaient été choisis pour leur expérience dans la construction de centres de vacances et notamment du Club Méditerranée afin que cette prison puisse favoriser les relations sociales. Il s’agit d’un grand écart ?
Au moment de la livraison de Mauzac, le projet a été moqué, notamment par la droite [NDLA : le projet avait été initié par Robert Badinter (PS), à l’époque Garde des Sceaux, mais à sa livraison, le ministre avait été remplacé par Albin Chalandon (RPR)]. Je ne suis pas étonné qu’une telle polémique prenne de l’ampleur. L’épisode récent de Fresnes est désolant. Il faut renvoyer au très bon texte de Dominique Simonnot dans Le Monde qui rappelle très clairement tout ce dont on ne parle jamais à propos de la prison. Ce que je trouve intéressant, c’est que la voiture et la piscine sont des éléments associés à la liberté. Avoir des espaces de liberté à l’intérieur de la prison paraît insupportable. Fort heureusement, il y en a.

Vous vous rendez donc au centre de détention de Mauzac avec l’architecte Christian Demonchy. Comment se passe cette visite ?
J’y suis allé avec Demonchy pour faire des photographies et rencontrer les prisonniers avec l’architecte. On a eu une discussion collective à propos de cette architecture et un prisonnier lui a dit : « C’est très bien Mauzac, c’est l’une des meilleures prisons dans lesquelles je suis passé, effectivement. Mais dans les pavillons, il n’y a qu’un interphone dans les espaces communs et pas dans les cellules si bien que lorsque quelqu’un est malade, on ne peut pas appeler au secours. Donc il y a quand même un problème d’architecture ». Demonchy lui a répondu : « J’ai appris ce matin en visitant la prison que les cellules étaient fermées la nuit. Dans le projet, il était prévu que les cellules soient des chambres qui restent ouvertes continuellement, raison pour laquelle il n’y avait qu’un interphone dans les espaces communs ». Il découvrait que le programme n’avait jamais été appliqué tel qu’il avait été pensé.

Vous contactez aussi Robert Badinter, à l’initiative de la prison de Mauzac lorsqu’il était garde des Sceaux. Qu’attendiez-vous de cette rencontre ?
Je voulais interroger Badinter sur deux sujets : le programme, la manière dont le projet avait été mis en place, avec qui, quelles idées… Il a répondu à ces questions, mais je voulais aussi le questionner sur ce qu’était devenu le projet. Et là, je me suis rendu compte qu’il n’en savait absolument rien ! Il ignorait totalement que la prison était spécialisée dans les crimes sexuels, que la liberté collective interne à la prison initialement prévue dans le projet avait été extrêmement réduite. Il m’a même dit « Ça ne va pas du tout, je vais appeler le directeur de l’administration pénitentiaire pour lui en parler », ce qui me rappelait crûment le décalage entre une volonté politique et un véritable intérêt pour la réalité des réalisations assez caractéristique des hommes politiques.

D’après le récit que vous en faites, il semblerait pourtant que ce projet ait été très important pour Badinter… On trouve dans le livre un portrait de lui photographié avec la maquette de la prison de Mauzac. Pourquoi avez-vous voulu montrer cette image ?
Il a gardé la maquette de l’un des pavillons de Mauzac dans son bureau. Quand j’y suis allé, il l’a sortie pour faire une photo. Il a organisé son portrait sans que je lui demande quoi que ce soit et en a défini lui-même une grande partie des paramètres. L’égalité face au portrait qui existe dans le livre m’a beaucoup intéressé. En faisant le portrait de Badinter, ma collaboration avec lui a été à peu près équivalente à celle que j’ai eue avec certains prisonniers.

Dans le livre, vous citez les intentions de l’architecte de la prison de Condé-sur-Sarthe trouvé dans une brochure de l’Agence publique pour l’immobilier de la justice, chargée de la construction des prisons françaises. Il dit vouloir rendre le projet « plus social et plus vivant » et « remettre l’humain au milieu de la sécurité ». Vous faites le parallèle avec le concepteur d’une guillotine. C’est une image très forte…
J’ai trouvé gonflé d’exprimer vouloir mettre en place tous ces dispositifs pour amoindrir la peine alors qu’il s’agit de la prison la plus sécuritaire de France, sans parler du programme : construire une prison qui isole énormément les prisonniers, avec un triple mur d’enceinte très solide d’un point de vue sécuritaire. Pendant l’écriture du livre, il m’a semblé que c’était comme si le bourreau commençait à parler du petit molleton qu’il allait mettre pour tenir la tête plutôt que de parler du tranchant de la lame. En faisant des recherches sur la guillotine, j’ai découvert que l’un des bourreaux s’appelait le « photographe » et qu’il était chargé de tenir la tête pour éviter le mouvement réflexe de rétractation du cou. Cette image me plaçait aussi quelque part dans l’histoire, c’est pour cette raison qu’elle figure dans le livre, ce n’était pas seulement un croche-pied à l’architecte.

En tant qu’architecte, j’ai été très frappée par les photos d’archives que vous reproduisez dans le livre qui présentent des maquettes d’architecture. La légende indique : « Au milieu des années 1980, trois anciens détenus de Fleury Mérogis se rendent à l’agence de l’architecte de la prison Guillaume Gillet, et détruisent plusieurs maquettes dont celles de l’église de Notre-Dame de Royan, une de ses réalisations les plus célèbres ». On comprend bien à travers ces images que l’architecte est véritablement considéré responsable du mode de vie en prison et combien la destruction ne serait-ce que d’une représentation de la prison est importante symboliquement pour les détenus…
Je trouvais ce geste assez incroyable, d’autant plus à propos de Guillaume Gillet, une grande figure de l’architecture française, qui a construit la plus grosse prison française voire européenne. Ce qui est étonnant, c’est qu’ils n’ont pas détruit la maquette de Fleury-Mérogis car je ne pense pas que Guillaume Gillet l’ait gardée dans son agence, mais celle de la cathédrale de Royan. Symboliquement, c’est plus valorisant de construire une cathédrale qu’une prison. D’ailleurs, la plupart des architectes qui construisent des prisons ne le mentionnent pas. Regardez les sites internet des architectes qui construisent pas mal de prisons, c’est une dimension qui reste souvent cachée.

J’ai l’impression qu’encore aujourd’hui, les architectes n’ont pas vraiment conscience de la responsabilité qu’ils portent en général. C’est étonnant ?
Ils doivent considérer qu’ils ont les mains liées par le programme, ce qui n’est pas faux car les programmes sont si contraignants qu’on en est parfois réduit à parler de la couleur des murs et de la dimension décorative de son architecture parce qu’au fond, quasiment tout le reste est déjà déterminé par le programme. Ce n’est peut-être pas un problème d’architectes, mais c’est bien entendu un problème d’architecture.

Dans un numéro de la revue The Funambulist consacré aux environnements carcéraux, l’architecte Léopold Lambert considérait qu’accepter ou non de réaliser une prison était une question éthique récurrente chez les architectes. Pour lui, contribuer à la conception d’une prison revient à être complice de ce qu’il appelle « l’industrie de l’incarcération » alors que l’argument supposé rendre les prisons plus humaines les rend encore plus légitimes…
Si je prends le cas de Christian Demonchy, je comprends qu’il ait voulu essayer de travailler sur le projet de la prison de Mauzac parce qu’il en avait une idée différente, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi il a construit toutes les autres par la suite. Je lui ai posé la question et il a répondu par une pirouette désagréable en disant qu’il avait fait ce projet pour gagner de l’argent et faire tourner son agence, mais il ne m’a jamais donné de réponse satisfaisante. À Mauzac, le projet était quand même assez intéressant intellectuellement. Je peux comprendre qu’on s’engage dans un tel projet.

À la suite du projet de Mauzac, il construit donc six autres établissements pénitentiaires dans le cadre du « programme 13 000 » dont la maison d’arrêt de Saint-Denis Villepinte dans laquelle vous avez travaillé, sur un modèle carcéral beaucoup plus contraint et sécuritaire que celle de Mauzac, c’est bien cela ?
C’était un programme classique à vrai dire, qu’on retrouve dans beaucoup d’autres prisons. Le « programme 13 000 » était le premier grand programme défini par un nombre de places [13 000 places de prison], c’est sa particularité. À ce moment de l’Histoire, on ne construit alors plus de prisons à l’unité mais une série de prisons avec un certain nombre de places. On évacue donc la question de l’architecture que l’on produit, de son environnement, des spécificités régionales de l’architecture, du rapport au climat… Ce sont des programmes d’incarcération de masse.

Le mouvement pour l’abolition des prisons existe en France mais il est beaucoup moins important que celui des États-Unis dont la population carcérale atteint près de deux millions de personnes. En France, on peut lire La prison est-elle obsolète ? d’Angela Davis mais des autrices importantes telles que Ruth Wilson Gilmore qui a développé la notion de « géographie carcérale » ne sont même pas encore traduites en français. On voit également beaucoup de modèles carcéraux ou des conditions d’incarcération alternatifs dans différents pays d’Europe. Pour quelles raisons la France paraît-elle avoir tant de retard ?
Au sujet des prisons, le débat public se limite à peu près à deux questions : la surpopulation carcérale et la prévention de la récidive. Tant qu’on ne parlera que de ces deux sujets-là, je ne vois pas comment les choses pourraient changer. À propos de la surpopulation, le côté humanitaire dit qu’il faudrait améliorer les conditions d’incarcération, le côté sécuritaire qu’il faudrait en construire plus. La prévention de la récidive est devenue un élément du discours ultra-dominant depuis Sarkozy. J’ai participé au début de l’année 2000 à un petit observatoire des idées sécuritaires, on voyait venir tout cela. Aujourd’hui, on y est. C’est absolument terrifiant.
Le titre du livre et de l’exposition, Nos prisons, est une manière de souligner que les prisons sont le résultat d’un processus démocratique. Ce sont nos représentants qui décident de la construction des prisons. Or, il n’y a pas de débat public sur la manière dont une prison devrait être organisée à l’intérieur, quelle vie la société veut imposer à ceux qu’elle pense devoir mettre en prison. Depuis le XIXe siècle, toutes les prisons reposent sur l’idée de la séparation des prisonniers. L’expérimentation de la prison de Mauzac a été unique, marginalisée et non débattue.

Dans le livre, vous vous demandez ce qui pourrait provoquer la suppression des quartiers disciplinaires. Avez-vous des éléments de réponse ?
Les quartiers disciplinaires des prisons sont la punition dans la punition. Je me demande bien ce qu’il faudrait pour que la question soit ne serait-ce que soulevée. Je suis étonné que si peu de questions soient abordées sur les prisons. En faisant ce travail, j’ai découvert que des prisonniers condamnés à des petites peines de quelques mois pouvaient finalement rester plusieurs années purger des peines obtenues à l’intérieur même des murs de la prison ! Ces peines peuvent être extrêmement longues, jusqu’à 20 ou 30 ans, puisque les peines à l’intérieur de la prison sont les seules à ne pas pouvoir être « confondues ». À l’extérieur, pour deux meurtres, on n’est pas condamné à deux fois vingt ans de prison, mais à l’intérieur, trois évasions s’additionnent. Cela montre bien la complexité du sujet. On comprend bien que l’objectif est de maintenir l’ordre à l’intérieur des prisons par des peines dissuasives, mais cela montre bien l’impossibilité de la mission et le caractère terrible du métier de surveillant.

En 1971, le Manifeste du Groupe d’information sur les prisons rédigé par Jean-Michel Domenech, Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet considérait la prison comme une « région cachée de notre système social ». Est-ce toujours le cas ? Qu’est-ce qui a changé cinquante ans plus tard ?
Les prisons se sont incontestablement ouvertes depuis cette époque. Le travail que j’ai fait en est le témoignage, je ne peux pas le nier. Je ne pense pas qu’il aurait été possible de le réaliser dans les années 1970. Ce qui n’a pas changé, c’est la fonction de contrôle social des prisons. Elle s’est peut-être même accentuée. Didier Fassin le montre très bien.

À l’époque, le Manifeste du Groupe d’information sur les prisons avait provoqué des mutineries dans les prisons entraînant par la suite un certain assouplissement des conditions de détention dont vous parlez dans le livre : les détenus n’étaient plus tenus de porter la tenue carcérale, la règle du silence avait été supprimée, le droit de vote rétabli… Michel Foucault a ensuite publié Surveiller et punir en 1975. Aujourd’hui, manque-t-il un engagement médiatique et intellectuel plus large pour que le sujet des prisons soit véritablement débattu ?
Oui, c’est sûr. La seule publication qui ait un rôle d’information sur les prisons est L’envolée, mais encore dernièrement, le journal a été censuré par l’administration pénitentiaire. On peut critiquer sa dimension caricaturale, trouver sa volonté de destruction de toutes les prisons un peu excessive, mais L’envolée donne la parole à des prisonniers et essaye de penser, non seulement la prison, mais aussi ce que la prison pose comme questions à la société en général. De la même manière que le concept de Panopticon, issu d’une réflexion sur les prisons, s’applique autant, sinon plus, au monde libre qu’au monde carcéral.

Qu’en est-il du Contrôleur général des lieux de privation de liberté ?
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté n’a qu’une fonction consultative. C’est assez regrettable. Je l’ai remarqué à la prison de Cherbourg où les prisonniers d’un dortoir de neuf personnes n’avaient que quatre tabourets. J’ai découvert que le Contrôleur avait écrit dans un rapport datant de dix ans plus tôt qu’il fallait acheter cinq tabourets supplémentaires. Dix ans plus tard, il n’y avait toujours que quatre tabourets dans le dortoir. C’est un exemple mineur mais qui en dit beaucoup. On pourrait attendre un changement à partir d’un rapport comme celui-là, mais ce changement n’a pas lieu. Je pense que c’est une institution intéressante car elle fait un certain nombre de choses quand elle fait bien son travail, mais elle est dans une position compliquée. Pour continuer à faire des visites en prison sereinement, elle ne peut pas tirer perpétuellement à boulets rouges sur l’administration pénitentiaire, car elle risque de s’en faire fermer les portes.

Votre rapport à la photographie s’est-il transformé au cours du projet ?
Mon rapport à la photographie s’est beaucoup transformé pendant ce travail. Le portrait photographique m’avait toujours beaucoup interrogé. Jusque-là, j’avais une difficulté à faire du portrait liée à la réduction possible du modèle à sa place dans la société, à sa dimension sociologique. Dans ce travail, j’ai mis la relation avec le modèle au centre de la pratique du portrait. La relation devient ainsi le sujet de l’image, plus que la description d’une fonction sociale. Dans le livre, les portraits prennent des formes singulières car ils dépendent des individus et de la relation qu’on a eu ensemble. Pour moi, ça ouvre des possibilités.
Depuis le travail du photographe August Sander, le portrait photographique utilisé dans un cadre documentaire a tendance à réduire les individus à leur place dans la société. Sander ne photographiait pas seulement des individus mais des « types ». Les images sont formidables mais la classification est vraiment problématique et je suis toujours étonné que des photographes continuent à faire du portrait avec une ambition de description sociale.

Vous avez mis en place une méthode de travail où vous faisiez des images mais les détenus eux-mêmes étaient dans une démarche active de production de photographies. Il s’agit donc aussi d’un partage de la responsabilité de la production d’image, non ?
Oui, mais ce partage n’est pas celui d’une activité sociale joyeuse, c’est plutôt une position anti-autoritaire. Si l’on veut essayer d’activer l’idée que les individus ont une forme de singularité dans le portrait et exercent une forme de liberté dans leur manière d’être, cela suppose que le photographe mette un peu de côté ses propres inclinations pour entendre celles de l’individu qui lui fait face. On me demande souvent ce que les personnes ont retenu de cette expérience mais je refuse de répondre à cette question. Ce n’est pas mon affaire, c’est leur histoire à eux. Ce que chacun en retire, comme dans toute relation, c’est à chacun de le dire. C’est aussi laisser à chacun sa liberté.

« Nos prisons », exposition de Maxence Rifflet au centre d’art Le Point du Jour à Cherbourg, jusqu’au 27 novembre 2022.
Nos prisons, de Maxence Rifflet, éditions Le Point du Jour, 2022.


Océane Ragoucy

Architecte, curatrice