Éducation

Le président Jair Bolsonaro contre le pédagogue Paulo Freire

Philosophe

Le projet éducatif de Jair Bolsonaro a été annoncé pendant la campagne électorale dont il est sorti victorieux dimanche dernier : extirper la philosophie de Paulo Freire des écoles. Interdit pendant la dictature, Freire est accusé d’avoir porté avant le coup d’État de 1964 une politique en faveur de l’alphabétisation et du développement en classe d’une conscience critique. Il est surtout porteur d’une lutte contre les discriminations insupportable à l’extrême droite désormais au pouvoir.

En 1964, un régime militaire, suite à un coup d’État, prend le pouvoir au Brésil. Il arrête les opposants. Parmi les premières cibles figure le pédagogue brésilien Paulo Freire. Ce dernier avait été mandaté par le gouvernement antérieur pour mettre en œuvre une campagne nationale d’alphabétisation dans un pays caractérisé par un très faible niveau d’éducation. Il est arrêté trois mois et torturé. Il est ensuite expulsé de force et ne pourra revenir dans son pays qu’à l’issue d’un exil de 15 ans. Son œuvre est interdite au Brésil. Il est accusé d’endoctrinement marxiste. Jair Bolsonaro n’a pas hésité à magnifier cette époque où le régime au pouvoir s’en prenait aux opposants. Il a ainsi déclaré par exemple : « L’erreur de la dictature a été de torturer sans tuer ».

La critique contre l’œuvre de Paulo Freire, ces dernières années, a été portée au Brésil par un mouvement conservateur : l’École sans parti. Son objectif : faire interdire aux enseignants des références aux études de genre et à l’œuvre de Paulo Freire, alors décédé depuis 1997. Ce mouvement dépose des projets de loi à tous les niveaux de l’État fédéral pour tenter de limiter la liberté d’expression des enseignants que la constitution démocratique du Brésil leur garantit au nom du pluralisme. Lors d’un déplacement au Brésil en novembre 2017, la philosophe Judith Butler, figure très connue des études de genre, a été prise à partie par une foule déchaînée et brûlée en effigie comme une sorcière.

Dans le même temps, une demande est faite par une sénatrice de droite, proche du mouvement de l’École sans parti, de retirer à Paulo Freire son titre de « patrono da educação brasileira » – que l’on pourrait traduire par « parrain de l’éducation brésilienne » – qui lui avait été conféré en 2012. Néanmoins, la procédure n’aboutit pas suite à une pétition lancée par l’Institut Paulo Freire du Brésil pour s’opposer à cela.

Le mouvement École sans parti ne cesse d’accuser l’œuvre de Paulo Freire d’endoctrinement marxiste souhaitant en réalité par là-même empêcher les enseignants d’aborder les questions économiques et sociales dans leurs cours.

Paulo Freire : un des auteurs les plus reconnus au monde

Durant les années d’exil entre 1964 et 1980, Paulo Freire continue son œuvre dans plusieurs pays de monde : en Amérique latine, aux États-Unis où il enseigne à Harvard, à Genève en Suisse où il réside durant dix ans. C’est en 1968 qu’il rédige son ouvrage majeur : Pédagogie des opprimés. Il ne peut pas le faire éditer dans son pays. Et c’est donc en anglais aux États-Unis que l’ouvrage est publié pour la première fois. En 1974, il est publié en français aux éditions Maspero.

La réception mondiale de Paulo Freire est telle que l’un de ses concepts majeur, la notion de « conscientisation », passe dans le langage courant en français. Néanmoins, lorsque Paulo Freire quitte la Suisse en 1980, il fait face à un relatif oubli dans les pays de langue française qui contraste avec la réception importante dont continue à jouir son œuvre dans de nombreux pays en particulier dans les universités américaines. Ceux qui défendent l’œuvre de Paulo Freire rappellent qu’il a été prix de la Paix de l’Unesco en 1986 et docteur honoris causa de 28 universités dans le monde. Son livre Pédagogie des opprimés est traduit dans plus de 20 langues. Il fait partie des 100 auteurs les plus cités dans les universités américaines. Il est le troisième auteur le plus cité dans le monde dans le domaine des sciences humaines et sociales pour son ouvrage : Pédagogie des opprimés (selon une étude de 2016).

Ce qui fait de Paulo Freire, sans aucun doute, l’universitaire brésilien le plus reconnu dans le monde. Il n’est pas étonnant à ce titre que l’artiste et dissident chinois Aï Weiwei qui a inauguré une exposition mi-octobre 2018 à São Paulo ait entre autres choisi une citation de Paulo Freire : « Se laver les mains face aux conflits entre les puissants et ceux qui n’ont pas de pouvoir revient à prendre parti pour les puissants, pas à rester neutre ».

Jair Bolsonaro : contre les droits humains

Bolsonaro s’est illustré avant et durant sa campagne présidentielle par des propos attentatoires à la démocratie et aux droits humains : propos contre les afro-descendants, contre les femmes, les homosexuels, les indiens… Cela lui a valu le surnom de Trump tropical. Ces déclarations ont donné lieu entre autres à un Manifeste des femmes unies contre Bolsonaro. Ce Manifeste affirme : «  Jair Bolsonaro méprise les Noir.e.s, les Indiens, les homosexuels/homosexuelles et toutes celles qui luttent pour la défense des droits des femmes. (…)   Il soutient le projet “d’École sans parti”. [Car il accuse le Parti des travailleurs d’avoir fait de l’école publique une enceinte pour la propagande communiste] ».

Il est significatif que lors du second tour de l’élection présidentiel des opposants à Bolsonaro aient lancé une campagne : « Voter avec un livre, plutôt qu’avec une arme »en réponse à des partisans de Bolsonaro qui au premier tour s’était photographiés en votant avec une arme. Parmi les livres mis en avant par les opposants de Bolsonaro figure L’importance de lire du pédagogue brésilien Paulo Freire. Peu de temps avant l’élection, « Dans le Paraíba, les agents du tribunal électoral se sont introduits dans l’université pour retirer une banderole où était simplement inscrit “moins d’armes, plus de livres” ».

A partir de son retour au Brésil en 1980, Paulo Freire a mis au centre de sa réflexion dans de nombreux textes ce qui distingue une éducation démocratique d’une éducation « domesticatrice ». Son objectif a été de réfléchir aux conditions d’une éducation capable de consolider l’esprit de démocratie et à partir de 1985 d’empêcher le retour de la dictature au Brésil. Avec toute la finesse qui le caractérise Jair Bolsonaro a déclaré  que s’il était élu, il allait « entrer dans le ministère de l’Education avec un lance-flamme et sortir Paulo Freire de là-dedans » (Déclaration aux chefs d’entreprise à l’Espirito Santo, août 2018).

Ce qui est frappant, pour toute personne qui a un tant soit peu de culture littéraire et historique, c’est que l’image du lance-flamme fait indéniablement penser au roman de Ray Bradbury, Fahrenheit 451. L’ouvrage imagine une dictature qui, dans un futur proche utilise les pompiers pour faire brûler les livres. Il s’agit ici d’une référence historique aux autodafés pratiquées par le régime nazi à l’encontre de tous les ouvrages jugés subversifs.

Paulo Freire : une éducation à la conscience sociale critique

Le fond de la pensée de Paulo Freire, ce qu’il n’a jamais cessé d’affirmer tout au long de son œuvre, c’est le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique. Pour cela, il a mis au coeur de l’activité d’enseignement le dialogue. Ce qui rapproche ses thèses de l’éthique de la discussion du philosophe Jürgen Habermas.  En effet, le dialogue est ce qui pour Paulo Freire empêche l’enseignement de sombrer dans le dogmatisme. Car cette pratique implique que l’enseignante ou l’enseignant accepte d’être en situation de problématiser son discours et de recevoir des objections dans la salle de classe.

Mais ce n’est pas seulement parce que Paulo Freire a fait de la lutte pour l’alphabétisation et pour la conscience critique une priorité qu’il est insupportable aux régimes autoritaires, c’est aussi parce qu’il considère que l’objectif de l’éducation est la lutte contre les discriminations sociales : « Le rejet catégorique d’une quelconque forme de discrimination fait également partie du penser juste. La pratique fondée sur des préjugés relatifs à la race, la classe, le genre, offense la substantialité de l’être humain et nie radicalement la démocratie » (Pédagogie de l’autonomie).

C’est pour son attachement au rôle que doit jouer l’éducation dans la lutte contre les injustices sociales que Paulo Freire est devenu un auteur aussi important dans le monde. Il a inspiré de nombreux courants en éducation qui luttent contre les discriminations : pédagogie féministe (aux États-Unis et dans d’autres pays), pédagogie critique de la race (anti-raciste aux États-Unis), pédagogie critique des normes (éducation à la sexualité en Suède)….

On le voit, ce que combat Jair Bolsonaro à travers Paulo Freire, c’est ce qui est le plus insupportables aux régimes autoritaires et fascistes : la conscience critique et la lutte contre les discriminations à l’égard des minorités en particulier sexuelles et ethno-raciales.


Irène Pereira

Philosophe, Co-fondatrice de l'Institut bell hooks/Paulo Freire