Politique

Le retour du refoulé magique ou la double revanche de Castoriadis

Écrivain et haut fonctionnaire

Un an après le début des Gilets Jaunes, une chose est certaine : en remettant l’autonomie au goût du jour, le mouvement a su réactiver, dans une société épuisée par la frénésie productiviste, « un insatiable désir de magie ». Si ce surgissement libertaire n’est pas préservé du danger des dérives, il contribue en tout cas à ouvrir la voie à d’autres possibles, peut-être même de meilleurs.

Un an après le soulèvement historique des Gilets jaunes, il n’est pas tout à fait l’heure des bilans qui transforment l’Histoire en passé, mais il est au moins temps de jouer avec quelques conclusions non définitives. Beaucoup s’est écrit durant cette année, tandis que se racontait au jour le jour, sur les ronds-points devenus de nouvelles agoras, une aventure à mi-chemin de l’épopée burlesque et de l’authentique révolution. Ce fut au demeurant sa force que de résister éperdument à tout enfermement théorique dans les cases stérilisantes de la sociologie politique de comptoir.

Récusant toutes les identifications binaires, au fond totalement « irrécupérables », que ce soit par la gauche radicale ou par la droite nationaliste et autoritaire, les Gilets jaunes inventent une nouvelle façon de faire peuple, d’affirmer que la politique n’est pas confiscable au profit de quelques-uns, que la représentation de tous par un seul est intenable sur le long terme, et que la voix de chacun compte tout autant que celle des « gens de la télé » ou de l’Assemblée. De cela, on peut se réjouir : ce retour du refoulé magique est gros de potentialités, les unes effrayantes, ne nous leurrons pas – les autres enthousiasmantes, ne l’ignorons pas.

Trop longtemps, nous avons refusé de nous souvenir de notre enfance. Lorsque nous lisions encore des contes, il nous semblait naturel d’associer les princes aux enchanteurs et de croire que la beauté d’un royaume était la plus sûre preuve de sa bonne administration. Nous aimions le panache et le sacrifice, apprenions qu’on ne méprise pas le peuple sans en payer un jour le prix, et devinions confusément qu’il fallait grandir pour changer la vie et transformer le monde, que l’un n’allait pas sans l’autre, et que l’oublier serait un jour la preuve que nous avions tout raté.

Il y a, dans cette explosion de vitalité couleur de soleil, quelque chose d’exceptionnel qui nous évoque la puissance des étincelles.

« Rester fidèle à l’enfant que je fus », cette devise de Georges Bernanos, ne l’avons-nous pas tous réinventée à l’adolescence, au moment où il nous fallait « choisir », pour les plus chanceux, la bifurcation que nous emprunterions ? Nous engouffrant tête baissée dans un destin, la plupart d’entre nous oblitère ensuite la parole donnée au rêve, et se réveille en sa vieillesse avec une terrible gueule de bois. Les Gilets jaunes ont fait sonner les cloches avant le glas. Ils nous ont désembourbés de cette léthargie terrible dans laquelle sombrent si facilement les indifférents à la politique et les experts en cynisme public.

Il y a donc, dans cette explosion de vitalité couleur de soleil au cœur d’un hiver par ailleurs aussi glauque que le sont tous les sentiers boueux menant aux clairières enneigées, quelque chose d’exceptionnel qui nous évoque la puissance des étincelles : fragiles comme des lucioles, elles peuvent évidemment s’en aller mourir gentiment dans la nuit qui retombera plus lourde ; ou bien, frôlant un brandon plus ardent qu’on ne l’imaginait, elles allument les torches qu’on n’attendait plus, leur feu de proche en proche se propageant jusqu’à ce que s’illumine un nouveau sabbat. Reste à savoir qui viendra danser la ronde de Walpurgis : sorciers ou enchanteurs, il nous appartient toujours de choisir notre camp.

Quant à ceux qui se bandent les yeux en reniant le feu, ils se perdront tout seuls dans la forêt. Le pouvoir de la rationalité ne consiste pas à nier l’appétit d’irrationnel mais à l’apprivoiser pour en faire un allié de nos désirs et des limites que la raison leur impose, au nom de la morale, de la pitié ou de notre intuition qu’il est pas de monde commun sans des règles partagées.

Récuser la force des passions, refuser la légitimité même de la colère, considérer que toute révolution est par essence et par nature condamnable parce que violente, c’est se condamner à l’étroitesse de pensée technocratique, s’insurger contre le mouvement même de la vie et, finalement, se tromper lourdement sur les limites du supportable. La médiocrité de nos sociétés prétendument mesurées, en réalité brutalement inégalitaires, finira par saper les fondements même de l’illusion démocratique à laquelle nous nous accrochons encore.

Seuls ceux qui ne ressentent rien de cette extrême violence du réel ou de la misère ; ceux qui n’ont pas attendu des heures dans les couloirs d’un hôpital, suspendus entre la vie et la mort ; seuls ceux qui n’ont jamais tremblé en allant au travail ; seuls ceux qui n’ont jamais eu affaire à Pôle emploi ; ceux qui n’ont jamais eu à réfléchir au prix du pain et de la maison de retraite, des prothèses dentaires et des lunettes, des pâtes et de l’essence ; seuls ceux-là, ces quelques centaines de milliers-là qui se croient des millions, peuvent encore se moquer des rêveurs et des magiciens.

Engoncés dans leur supériorité de pacotille, inconscients d’être assis sur un nuage (un ami disait joliment : « nous qui sommes en apesanteur matérielle »), ils n’ont plus besoin des fables, ne comprennent pas que d’autres y tiennent et finissent par embastiller les conteurs. Il faut après tout s’assurer par tous les moyens que nul jamais ne fasse miroiter d’autres possibles.

Abandonnons ces tristes sires à leur sort : la forêt les engloutira bientôt malgré leurs dénégations et la faible résistance qu’ils opposent encore à l’évidence. Toutes les dernières élections de par le monde, toutes les manifestations chiliennes ou libanaises, françaises ou espagnoles, boliviennes ou irakiennes, algériennes ou guinéennes, dénudent jusqu’à l’os l’impuissance des gouvernants dépassés par des gouvernés qui désirent à toute force un meilleur monde.

Ce qui importe n’est plus de savoir comment gérer, à coups de LBD liberticide ou d’éborgnements frénétiques, selon les régions du monde, les vagues qui déferlent. On peut toujours tenter d’étouffer et de réprimer des peuples. Que cela prenne quelques mois ou quelques années, le tison mal léché de la liberté se transmettra toujours sous le manteau pour relancer les feux de joie. La police n’est qu’une digue, et les digues sont vouées à céder devant l’océan. Non, la question qui doit nous occuper est toute différente – que pourrions-nous bien faire, l’ayant reconnu et enfin contemplé en face, de notre insatiable désir de magie ?

C’est alors seulement que nous serons en mesure de déchiffrer l’alternative : changer le monde (y compris le capitalisme, l’économicisation du réel et la juridicisation du monde) ou bien nous livrer pieds et poings liés aux nouveaux chefs qui exigent déjà d’abdiquer toute liberté au nom de la sécurité. Pour reprendre une vieille formule un peu tombée en désuétude, qui fut le nom d’un fort beau projet, celui de Cornelius Castoriadis, c’est moins Socialisme ou barbarie qu’Utopie ou barbarie qu’il faut considérer désormais.

Je m’explique : Castoriadis, farouchement anti-stalinien et imperméable aux charmes du communisme autoritaire, mais tout aussi allergique au capitalisme américain, défendait l’idée que le socialisme (en sa version que nous appellerions aujourd’hui libertaire) constituait la seule alternative viable à la barbarie du « cauchemar climatisé » (Henry Miller) que nous offrait sur un plateau l’american way of life. De tout cela, bien sûr, nous croyons être « revenus ». Le socialisme nous fatigue puisque deux septennats de mitterrandisme et un quinquennat d’hollandisme ont suffi à l’enterrer sous les cendres d’un fantomatique « centre gauche » tout aussi mou et, de fait, cruel avec les faibles que le « centre droit ». L’Amérique ne nous fait plus vraiment peur, et nous ne voyons pas bien pourquoi la gauchiste New York serait plus à craindre que l’autoritaire Moscou.

De fait, toutes les évidences politiques du vingtième siècle se sont retrouvées cul par-dessus tête et, pour les jeunes générations, ce pour quoi des armées entières se sont battues sur le terrain idéologique pendant deux siècles semble presque aussi dépassé que le fait de se promener en calèche en ville. Le petit monde des militants politiques n’a pas encore pris conscience de ce tournant sociétal qu’Emmanuel Macron, lui, a parfaitement mesuré.

Dès lors il pouvait agir « par-delà gauche et droite » : n’utilisant les vocables que dans un but intéressé, pour servir telle clientèle encore un peu dupe, mais sans accorder la moindre importance à leur signification. Car après tout, it’s the economy, stupid, n’est-ce-pas ? Gauche ou droite, WTF (what the fuck) se disent les jeunes entrepreneurs de la nation et autres start-uppers conquérants de la Station F : il y a ce qui marche, et ce qui ne marche pas. Ce qui rapporte, et ce qui ne rapporte pas. Ceux qui réussissent, et ceux qui ne sont rien (on connaît la chanson).

Sauf que. Continuer sur cette voie en négligeant tout ce qui fait société – la beauté, la solidarité, en un mot, l’humanité et peut-être même ce gros mot, la communauté, c’est aussi indistinctement, comme nous le découvrons à nos dépens, admettre l’individualisation forcenée, l’atomisation intégrale et l’égoïsme effroyable qui vont de pair avec la réduction de l’âme aux dimensions d’un coffre-fort.

C’est supporter la violence silencieuse qui s’exerce sur les rétifs et les rebelles, sur les doux et les gentils, sur les naïfs et les poètes. C’est considérer que la performance est le fin mot de l’administration, l’efficacité le nec plus ultra de l’existence. C’est donc aussi quantifier et mesurer la joie, le temps libre et même la tendresse. C’est enfin renier l’enfance et sa gratuité, ses larmes et ses aspirations. C’est se préparer de drôles de fins de vie, entre amertume et solitude, égarement dans les couloirs des EHPAD et presqu’îles transhumanistes où l’on pourra peut-être « s’acheter du temps » à coup de renouvellement cellulaire et d’implants toujours plus bioniques, sans bien savoir à quoi le consacrer.

Tout cela, la société le devine bien avant ses gouvernants au nez collé sur le guidon de la bicyclette folle. Tous ceux qu’épuise la course perpétuelle au rendement et que rebute la forme « Dubaï » du stade ultime du capitalisme que décrivait parfaitement Mike Davis dans un court mais incisif essai dédié à la ville sortie du désert en quelques décennies, tous ceux-là sonnent la double revanche de Castoriadis. Car la fascination qu’exerce sur nous Dubaï ou, dans un autre genre, Las Vegas, n’est que le revers de l’effroi qu’elles suscitent en nous quand nous mesurons le vide intersidéral sous la débauche d’énergie.

La magie n’est pas l’art de faire advenir l’impossible mais de rendre possible ce qui semblait ne pas l’être.

Sous les néons, les théâtres d’eau et de lumière, les tours de Babel toujours plus audacieuses, les grands huit des parcs d’attraction, les trompe-l’œil délirants et l’or dur des vitrines, il n’y a que du sable. Des millions de tonnes de sable. Mouvant comme il se doit : qui s’y promène avec trop de délectation ou d’insouciance finit avalé, digéré, moulu et pulvérisé par un mirage. Alors, nous sentons bien que nous touchons sinon tout à fait au bout du système, du moins à quelque limite invisible et que les ressorts de la logique capitaliste rouillent plus vite que prévu.

Les deux grandes leçons de Castoriadis agissent alors comme des coups de tonnerre à retardement – comme s’il nous avait fallu les trente ans nous séparant de la chute du mur de Berlin et de l’échec définitif de la pseudo-alternative communiste, pour réaliser que la fin de l’Histoire ne s’était pas accomplie.

La première revanche est celle de l’idée d’autonomie – qu’elle prenne la forme de l’autogestion, de la coopérative, de la démocratie directe d’assemblée, du tirage au sort ou du municipalisme libertaire : quelles qu’en soient les déploiements et les irisations institutionnelles, elle ressuscite le projet du demos grec en nous rappelant sans cesse que la société crée elle-même ses propres institutions, et peut donc en changer, dès lors qu’elle ne croit plus à leur source extra-sociale (au fait que Dieu, un Livre sacré, des héros mythologiques ou des lois de la nature ou du marché nous les imposeraient).

La seconde revanche en découle : c’est celle de l’imaginaire radical instituant, celui qui nourrit, imprègne et transforme une société au point qu’elle n’est jamais que le résultat d’une convergence de désirs et de puissance. Là encore, rouvrir ces portes-là, celles de l’invention et de la projection, c’est faire acte d’un courage qui n’induit pourtant pas la témérité, celui de proposer des formes possibles pour des institutions nouvelles au service de la liberté.

Autonomie démocratique et imaginaire radical seraient alors les deux leviers les plus producteurs de sens et de réel qu’il nous soit donné d’activer – des outils magiques au sens propre que l’on doit donner à la magie si l’on tient à la rationalité : non pas inexplicables et miraculeux, mais complexes et ingénieux. La magie n’est pas l’art de faire advenir l’impossible mais de rendre possible ce qui semblait ne pas l’être. Elle ne consiste pas à ressusciter les morts mais à se souvenir d’aimer assez les vivants. Elle est l’apanage des mages quand ils sont des sages.

Elle ne ment pas, elle fabrique une autre vérité : qu’il nous appartient de dévoiler pour ne pas être dupes, et d’inventer pour ne pas être soumis au perpétuel chantage au pragmatisme des adeptes de TINA, there is no alternative. Pas d’alternative ? Mais bien sûr que si, justement ! Ainsi convient-il de revenir à la question présentée plus haut : utopie ou barbarie ? Tenter de changer le monde ou acquiescer aux faux impératifs de la servitude volontaire ?

Tout est question ici de temporalité. Le temps long de l’utopie ou du changement radical de société est évidemment précédé d’un temps court de la gestion, qui est aussi moyen terme de la gestation. On ne change pas une société d’un coup de baguette magique. Le travail sur l’imaginaire est celui de l’éducation et de la culture, de l’imprégnation et de l’expérimentation. Encore faut-il mesurer que la politique désigne l’art de passer du temps d’ici et maintenant au temps espéré de demain : c’est elle qui construit les ponts du réel au rêve, de l’existant à l’à-venir, du possible au désirable.

Renoncer à l’horizon, c’est se condamner à barboter dans la glaise. Choisir, et même résolument, d’embrasser l’idéal ne consiste pas pour autant à sombrer dans un fantasme de toute-puissance. Il n’y a de pensée magique légitime que là où les moyens de la pensée sont mis au service de la magie. Sans illusions mais sans renoncement, c’est le seul motto des magiciens du bien public. Inutile d’ignorer les paradoxes de la nature humaine, les limites de la bonté et les leçons de l’Histoire.

Entre le néolibéralisme triomphant et le totalitarisme de tous bords, nous sommes tout de même nombreux à croire qu’il demeure un espace pour faire autre chose, et peut-être même mieux.

Les magiciens savent mieux que personne que la sorcellerie se tient aux aguets. Le pouvoir que nous pouvons reprendre sur nos vies, certains considèrent toujours qu’il leur appartient de le confisquer, puisqu’ils sauraient mieux que nous ce qu’il convient d’en faire. L’imaginaire des rois et des chefs, des sauveurs et des héros, des prophètes et des guides nous reconduit toujours dans les bras des plus forts ou de ceux qui prétendent l’être. Le piège de la hiérarchie côtoie le gouffre de l’autoritarisme.

Or, n’y a-t-il pas semblable danger dans l’invocation faite aux magiciens ? Bien entendu, comme toutes les techniques et comme tous les arts, la magie peut être mise au service de la domination par la fascination, aussi bien que de l’émancipation par la démocratisation. Il s’agit pour nous de choisir entre un ésotérisme réservé aux initiés, prenant de haut les spectateurs soumis, et un exotérisme jubilatoire, qui offre la clef des malles et le secret des tours aux participants éblouis. Notre insatiable désir de magie alimente aussi bien les dictatures que les utopies libertaires. La manipulation des foules, l’attrait pour les personnages charismatiques et mystiques nous promettent des lendemains qui déchantent.

Mais rien ne dit que nous devions nous résigner à l’éternel retour de la magie noire alors même que nous pourrions, collectivement et concrètement, démocratiquement et scrupuleusement, résolument et pacifiquement, raviver les forces vives de l’imagination, celles qu’il faut enfin transmuer en jeux et en procédures, en discours et en lois, en projets et en actes – politiques. Quant aux directions dans lesquelles pourrait s’exercer cette faculté, les chantiers sont immenses.

Entre le néolibéralisme triomphant et le totalitarisme de tous bords, nous sommes tout de même nombreux à croire qu’il demeure un espace pour faire autre chose, et peut-être même mieux. De quoi parlons-nous ? Voici venue l’heure de lorgner du côté des libertaires et de la fabrique des communs, mais ce serait encore une tout autre histoire, à laquelle devraient aussi contribuer les poètes et les philosophes, autant que les économistes ou les juristes. Si la pensée magique consiste à l’écrire ensemble, soyons tous des magiciens.

NDLR : Adeline Baldacchino vient de faire paraître Notre insatiable désir de magie, aux éditions Fayard.


Adeline Baldacchino

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