Rediffusion

La « démocratie illibérale » n’existe pas

Philosophe

L’expression a fait florès : on parle désormais de « démocratie illibérale » pour qualifier ces régimes qui, de la Pologne à la Hongrie, s’en prennent à la liberté de la presse ou à l’indépendance de la justice. Il devient urgent de remonter à l’origine de cette expression pour saisir les très nombreux problèmes qu’elle pose, à commencer par le fait de mettre au crédit du libéralisme tout ce qu’il y a de désirable dans la démocratie. Rediffusion d’été.

Que nous arrive-t-il ? Dans les périodes de crise, la question devient lancinante. Quelque chose de nouveau se produit, on cherche à nommer l’inédit. Dans le champ de la théorie politique, le « nouveau » prend la figure de régimes qui, tout en respectant les cadres formels de la démocratie élective, sont marqués par toutes sortes de dérives autoritaires. Au sein de l’Union européenne, la Hongrie et la Pologne constituent des cas typiques : régularité apparente des élections/atteintes graves au pluralisme médiatique et aux règles constitutionnelles. Comment faut-il nommer ce mixte improbable de légitimation populaire (les partis de Viktor Orban et de Jaroslaw Kaczynski demeurent à ce jour majoritaires dans les urnes) et de tendances anti-démocratiques (leurs victoires électorales se payent d’une réduction constante des droits de l’opposition et des prérogatives de la société civile) ?

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Parmi les prétendants à la définition de ces régimes, la formule « démocratie illibérale » tient la corde. Forgée dans le giron de la science politique, elle a été employée pour la première fois par Orban en 2014, et sans cesse revendiquée par lui depuis lors[1]. La « démocratie illibérale » a reçu une autre consécration lors des vœux d’Emmanuel Macron à la presse du 4 janvier 2018 au cours desquels le président de la République a employé la formule à de multiples reprises. Un tel consensus entre les partisans et les adversaires de ces régimes a déjà de quoi surprendre. Ceux qui y sont favorables insistent sur leur caractère démocratique, suggérant que la souveraineté populaire est indifférente aux règles juridiques. Ceux qui les condamnent déplorent au contraire les atteintes inacceptables à l’État de droit. Mais ils cèdent en même temps sur l’essentiel : on pourrait continuer à parler de « démocraties » pour des gouvernements qui jettent par-dessus bord la plupart des protections inhérentes à des régimes constitutionnels libres.

La taxinomie des régimes n’est pas un exercice neutre. Parler de « démocratie illibérale », c’est mettre au crédit du libéralisme tout ce qu’il y a de désirable dans la démocratie : promotion des droits de l’homme, indépendance du pouvoir judiciaire, limitation des prérogatives du gouvernement, pluralisme culturel. Cela revient aussi à faire peser sur la démocratie le soupçon de générer des tendances liberticides. L’idée que la démocratie puisse se retourner contre elle-même, bref que les peuples sont les pires ennemis de leur liberté, n’est pas neuve. La notion d’illibéralisme lui donne de nouveaux gages, et c’est à ce titre qu’elle mérite d’être mise en question.

Dans le champ académique, la formule « démocratie illibérale » est apparue en 1997 sous la plume du politologue Fareed Zakaria, dans un article paru dans la revue Foreign Affairs. À titre d’exemples, Zakaria citait le Pérou, les Philippines, le Pakistan, la Slovaquie. Autant d’États où, selon lui, les dirigeants sont « démocratiquement élus », mais « ignorent les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent les citoyens des droits et des libertés fondamentales ». Plus tard, Zakaria élargira le spectre du concept jusqu’à y introduire des tendances à l’œuvre dans les démocraties occidentales, en stigmatisant par exemple le rôle des démagogues et des mouvements religieux fondamentalistes aux États-Unis. Depuis lors, l’élection de Donald Trump semble avoir confirmé son diagnostic. L’usage des fake news par certains dirigeants élus n’est d’ailleurs nullement étranger au succès actuel de la formule « démocratie illibérale ». Tout se passe comme si, à l’intérieur des démocraties elles-mêmes, la tendance à flatter l’opinion en dénaturant les faits l’avait emporté sur le respect des normes du débat public[2].

La démocratie illibérale marquerait le triomphe de la légitimation des urnes sur la légitimation du droit.

Derrière l’illibéralisme se trouve le spectre d’un autre concept phare de la science politique contemporaine : le populisme. L’idée est que certains dirigeants exploitent le ressentiment du peuple contre les élites en important les affects anti-institutionnels au cœur des institutions. Ils demeureraient démocrates en s’adressant directement aux électeurs, mais ils mettraient cette adresse au service d’un combat antilibéral contre les libertés individuelles. La démocratie illibérale marquerait le triomphe d’une légitimation (celle des urnes) contre une autre (celle du droit), ce qui expliquerait pourquoi ses défenseurs peuvent continuer à se réclamer de la logique de la souveraineté populaire.

La première limite d’une telle interprétation tient à sa définition beaucoup trop restreinte de la démocratie. Aux yeux des théoriciens de l’illibéralisme, des élections « libres », c’est-à-dire où le résultat proclamé est conforme au vote des électeurs, fournissent un critère suffisant pour définir un régime démocratique. Mais que le Fidesz ou le PiS rencontrent un écho majoritaire dans l’opinion n’en fait pas pour autant des mouvements démocratiques. Comme une société, un parti politique ne peut être dit démocratique que s’il a intériorisé la culture de la confrontation. Claude Lefort voyait le signe distinctif de la démocratie dans la « légitimité du débat entre le légitime et l’illégitime ». Dans les pays dont on parle, les partis au pouvoir mettent un terme à ce conflit, non seulement en limitant les droits légaux de l’opposition, mais en s’appuyant sur une idéologie nationaliste qui délégitime les voix discordantes. Leurs recours systématiques à l’identité chrétienne, les références à l’image idéalisée du « Magyar » ou de la « Pologne éternelle » ne sont pas spécifiquement anti-libéraux. En revanche, ils sont anti-démocratiques puisqu’ils imposent le silence aux citoyens qui ne partagent pas de telles croyances.

Contrairement à ce que suppose la notion de « démocratie illibérale », la démocratie ne se réduit pas à un régime politique fondé sur l’élection. Au pluralisme des partis, il faut ajouter celui de la société, c’est-à-dire l’acceptation officielle du dissensus comme élément de la politique. Lorsque le discours identitaire, qu’il soit culturel (Hongrie) ou religieux (Pologne, Turquie), tend à devenir un discours d’État, même les élections cessent d’être démocratiques. Elles s’apparentent à un plébiscite sur des valeurs en voie d’officialisation.

Il y a bien sûr des traits anti-libéraux dans la politique menée en Hongrie ou en Pologne. Kaczynski, par exemple, a justifié son attaque en règle contre la Cour constitutionnelle polonaise en s’en prenant à « l’impossibilisme légal » selon l’expression de Jacques Rupnik. Cette critique des lenteurs et du formalisme de la loi est typique du rejet du libéralisme au nom de la volonté souveraine du peuple. Même en France, on connaît l’antienne selon laquelle le pouvoir des juges serait incompatible avec une démocratie véritable.

L’invention des droits de l’homme n’est pas libérale : elle participe de la révolution démocratique qui précède la distinction entre le libéralisme et le socialisme.

Il est pourtant discutable d’accorder au seul libéralisme (y compris dans son sens politique) l’apanage de la défense du droit. On s’accordera pour reconnaître que, dans leur traitement des minorités ethniques, religieuses ou sexuelles comme dans leur hostilité affichée à l’encontre des migrants, les gouvernements polonais et hongrois remettent en cause les droits de l’homme. Mais l’invention des droits de l’homme n’est pas libérale : comme l’ont rappelé récemment Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, elle participe « de la révolution démocratique qui précède la distinction entre le libéralisme et le socialisme ». C’est pourquoi, au cours de la Révolution française, les droits de l’homme purent aussi bien être revendiqués par Condorcet que par Robespierre.

Là encore, la formule « démocratie illibérale » pèche par la pauvreté de sa définition de la démocratie moderne. Celle-ci est inséparable de la promotion des droits de l’homme justement parce que ces derniers ouvrent un espace inédit au « débat sur le légitime et l’illégitime ». Dans ce débat, le libéralisme politique occupe une place particulière que l’on peut résumer en disant que, selon lui, les droits de l’homme sont des droits naturels que l’individu acquiert en naissant et qu’il lui est toujours possible d’opposer à la souveraineté du peuple ou à la volonté de l’État. Parfaitement respectable, cette doctrine n’épuise pourtant pas la dynamique des droits de l’homme : on peut aussi concevoir, dans une perspective plus « socialiste » ou liée aux théories actuelles de la démocratie radicale, que les droits de l’homme sont de nature politique. Dans cette hypothèse, ils ne définissent pas seulement des garanties juridiques de l’individu face à l’État, ils désignent des capacités qui ne s’acquièrent que dans la lutte collective.

Ce n’est pas le lieu de trancher un tel débat sur la nature des droits de l’homme. Il suffisait de rappeler que le mépris du droit manifesté aujourd’hui par certains gouvernements élus participe d’un refus du pluralisme démocratique plus large que l’antilibéralisme. Autant qu’aux droits de l’individu, ces dirigeants s’en prennent à la liberté d’association dans la société, allant jusqu’à déclarer hors la loi les organisations civiles en charge de la protection des migrants ou du droit à l’avortement. Même ceux qui parlent de « démocraties illibérales » reconnaissent que ces États se fondent sur le rejet du pluralisme : pourquoi dénonceraient-ils sinon, de manière contradictoire, les tendances « antidémocratiques » de ces régimes ?

Discutable sur un plan théorique, la « démocratie illibérale » risque enfin d’être aveuglante sur les enjeux du présent. En assurant la prééminence du libéralisme sur la démocratie, elle masque le flou qui entoure le terme de « libéralisme ». Or, il est une figure du libéralisme qui se caractérise par une indifférence aux droits de l’homme et à laquelle les régimes dits « illibéraux » sont très loin de s’opposer : le néolibéralisme. Un théoricien comme Hayek a parfaitement su concilier sa défense de l’État de droit (au sens de la common law) avec sa méfiance à l’égard des droits de l’homme qu’il jugeait tendanciellement trop égalitaires (par conséquent, trop démocratiques). Il existe une conception néolibérale du droit qui réduit ce dernier à la liberté de mouvements sur un marché. Dans cette perspective, les droits sont des biens négociables comme les autres : l’individu les possède comme un capital qu’il est libre d’engager dans un échange.

La politique menée en Pologne ou en Hongrie n’a rien d’antilibérale en ce sens : le nationalisme intransigeant s’y avère parfaitement compatible avec une société de marché où le droit lui-même est assimilé à une marchandise. Mieux vaudrait parler ici de « (néo)libéralisme autoritaire » que de régimes qui resteraient démocratiques au prétexte que la procédure de désignation des dirigeants est élective.

Il n’aura pas fallu plus de dix ans pour constater que la croyance dans une alliance naturelle entre le capitalisme et la démocratie libérale était illusoire.

Les limites de la notion de « démocratie illibérale » se trouvent en réalité dans sa genèse. Comme on l’a vu, elle est forgée par Zakaria en 1997, au moment où apparaissent les premiers doutes sur la prophétie de Francis Fukuyama selon laquelle l’effondrement du bloc communiste européen devait marquer la fin de l’histoire par le triomphe de l’État de droit. Il n’aura pas fallu plus de dix ans pour constater que la croyance dans une alliance naturelle entre le capitalisme et la démocratie libérale était illusoire. C’est justement en 1999 que Vladimir Poutine devait être (« démocratiquement ») élu Président de la Fédération de Russie pour la première fois.

Le tort de la formule « démocratie illibérale » est d’imputer ce divorce entre démocratie et capitalisme à la seule démocratie. La démagogie des dirigeants et l’inconscience des peuples suffiraient à expliquer la dérive autoritaire à l’œuvre dans certains régimes. Ce faisant, on ignore le rôle de l’idéologie attenante au capitalisme financiarisé comme les effets de la crise financière dans la radicalisation autoritaire et le repli nationaliste des sociétés contemporaines.

Pour nommer ce qui « nous » arrive, il faut déjà admettre que ce « nous » est inclusif, donc que les tendances antidémocratiques du présent ne se limitent pas à quelques États d’Europe centrale. L’hostilité officielle à l’égard des migrants, la brutalisation du discours politique, la remise en cause des garanties constitutionnelles ne sont, parmi tant d’autres signes, pas l’apanage de certains pays à la culture démocratique déficiente. À des degrés évidemment divers, ces phénomènes dessinent une tendance lourde du présent que l’on retrouve dans la plupart des pays démocratiques. À l’heure où la dérégulation économique s’accommode très bien d’une restriction des libertés politiques, le diagnostic sur l’« illibéralisme » est égarant.

Cet article a été publié pour la première fois le 5 mars 2018 sur AOC. 


[1] Citée par le Daily Telegraph du 11 novembre 2016, la réaction d’Orban à l’élection de Donald Trump est sans équivoque : « La non-démocratie libérale, c’est terminé. Quelle journée ! Quelle journée ! Quelle journée ! »

[2] Dernier exemple en date : la volonté du gouvernement polonais de pénaliser les opinions qui insistent sur le rôle de certains Polonais dans la mise en œuvre de l’extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale.

Michaël Foessel

Philosophe, Professeur de philosophie à l'École Polytechnique

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Notes

[1] Citée par le Daily Telegraph du 11 novembre 2016, la réaction d’Orban à l’élection de Donald Trump est sans équivoque : « La non-démocratie libérale, c’est terminé. Quelle journée ! Quelle journée ! Quelle journée ! »

[2] Dernier exemple en date : la volonté du gouvernement polonais de pénaliser les opinions qui insistent sur le rôle de certains Polonais dans la mise en œuvre de l’extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale.