Politique

L’État « public-privé »

Politiste

Adoptée le 1er août, la loi « Avenir professionnel » incite les hauts fonctionnaires à exercer dans le secteur privé et révèle, du même coup, la transformation profonde du sens que l’exécutif donne à l’État. Le privé aide-t-il le public à honorer ses engagements ? Rend-il les hauts fonctionnaires meilleurs ? La loi « Avenir professionnel » est-elle la première étape d’un changement de cap qui n’augure rien de bon ?

S’il est un domaine où l’« en même temps » présidentiel semble pleinement « assumé », c’est bien dans la valorisation des capacités réformatrices de l’alliage « public-privé ». Plus encore que l’exaltation du secteur privé, c’est cet hybride qui fait figure de marque de fabrique des politiques publiques du nouvel exécutif. Parfois là où on ne s’y attendrait pas, comme quand la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité hommes-femmes, Marlène Schiappa, crée une « task force pour l’égalité professionnelle » via un « consortium public-privé » réunissant sous sa présidence des chefs d’entreprises car « la loi » ne serait plus un instrument adapté pour réaliser l’objectif de l’égalité salariale. Parfois au cœur même des compétences régaliennes quand le ministre de l’Intérieur Gérard Colomb constitue un « réseau rassemblant hauts cadres du ministère et directeurs de la sûreté des entreprises », devant favoriser un « échange d’expérience » des forces de l’ordre et des entreprises de sécurité privée.

Mais la cause du « public-privé » n’est pas qu’un leitmotiv. C’est devenu aussi un levier de mobilisation pour promouvoir l’intérêt national quand il s’agit de renforcer les intérêts de la « Place (financière) de Paris » dans le contexte post-Brexit, en associant dirigeants publics, avocats d’affaires et professionnels de la finance autour de la définition d’une nouvelle (et très spéciale) « chambre internationale de la cour d’appel de Paris » censée attirer les investisseurs internationaux, etc…

Bref, le partenariat « public-privé » fait figure de « concept migrant » des politiques publiques de l’exécutif macronien. Au point de redéfinir en profondeur la figure même du haut fonctionnaire. On l’a vu dans la loi dite de l’« Avenir professionnel » adoptée le 1er août dernier qui a créé une incitation pour les dirigeants publics non pas seulement à pantoufler, par la création d’un avancement à l’ancienneté du haut fonctionnaire alors même qu’il exerce dans le secteur privé (jusqu’à 5 ans), mais aussi à circuler entre « public » et « privé » puisque le pantoufleur voit son expérience du privé intégrée dans ses opportunités ultérieures de promotion au sein de la fonction publique… Et ce n’est pas l’avis particulièrement tranchant du Conseil d’État qui soulignait que « l’avancement de fonctionnaires au titre de certaines activités (qu’ils ont) exercées dans le secteur privé (était) très problématique et contestable » qui aura entamé la volonté du gouvernement : celui-ci aura même bataillé tout au long des débats parlementaires de juillet dernier pour ajouter à cela un dispositif ouvrant l’accès direct de cadres issus du « privé » aux plus hauts emplois de la fonction publique centrale, territoriale, hospitalière, etc.

L’aile marchante du macronisme porte fièrement l’étendard de la double expérience du « privé » (des grandes entreprises et monde du conseil) et du « public » (des grands corps), voire de la circulation répétée entre les deux.

Il est vrai que la cause de l’hybridation du « public » et du « privé » n’est pas nouvelle ; mais elle était restée jusqu’ici pour beaucoup cantonnée aux cercles administratifs de la réforme de l’État : désormais, elle fait pleinement son entrée en politique. Cette nouvelle donne doit beaucoup bien sûr aux caractéristiques de ceux qui définissent au premier chef ces politiques publiques, à savoir l’équipe resserrée des directeurs de cabinet ministériels et des membres de cabinets de Matignon et de l’Élysée. Divers coups de sonde ont déjà pu le montrer : l’aile marchante du macronisme porte fièrement l’étendard de la double expérience du « privé » (des grandes entreprises et monde du conseil) et du « public » (des grands corps), voire de la circulation répétée entre les deux. C’est même ce qui singularise cet état-major macronien par rapport au profil des ministres et parlementaires « En Marche » marqués, eux, avant tout par la forte présence des cadres du privé.

Mais, on aurait tort de voir dans cette « élite publique-privée » qui s’est constituée autour du nouveau président, un simple groupe charismatique « hors-sol ». Elle dispose en effet aujourd’hui d’un puissant soubassement intellectuel et professionnel : au fil du tournant libéral et européen de l’État français, tout un monde social du « privé-public » s’est en effet structuré. On en trouvera bien sûr la trace dans cet État de la commande publique où les partenariats privés-publics, aujourd’hui pourtant en crise, ont fait figure de « joyaux de la couronne » du New Management Public ; mais aussi dans l’État actionnaire gérant ses participations dans les entreprises publiques, ou dans l’État investisseur mettant sur pied les « grands investissements », pour lesquels les cabinets d’avocats et les banques d’affaires sont devenus des associés incontournables. Au-delà des instruments, le monde du « public-privé » a surtout trouvé ancrage dans le développement rapide de toute une sphère publique « satellite » qui s’est formée autour des puissantes agences de régulation économique indépendantes (Autorité des marchés financiers et Autorité de la concurrence en tête) nées pour rompre avec le « style administratif » et qui forment des laboratoires de l’hybridation privé-privé au cœur même de l’État.

D’authentiques sciences de la régulation publique-privée ont même progressivement vu le jour dans ces espaces hybrides, chargeant le syntagme « public-privé » d’un ensemble de significations, de valeurs et de fonctions.

C’est autour de ces récifs de corail que s’est développée une sociabilité « public-privé » structurée autour de petites communautés sectorielles (secteurs des PPP, de la concurrence, de la fiscalité, de la régulation des anciens secteurs « monopolistiques » comme les télécoms, les transports ou l’énergie, etc.) périodiquement remobilisées et consolidées par une série d’Entretiens annuels, de Rencontres, et autres Salons à l’Autorité des marchés financiers, à l’Autorité de la concurrence, au Conseil d’Etat, etc. A lire les échanges et débats qui s’y tiennent, on découvre que l’esprit réformateur du « nouveau monde » y souffle puissamment autour des mots clés du « décloisonnement », de « l’ouverture », de « l’enrichissement mutuel », de la « synergie » du public et du privé. Le « privé » est censé permettre au « public » de réaliser pleinement des promesses qu’il s’avère désormais incapable de tenir ; tandis que le pantouflage des dirigeants publics apparaît comme une modalité nécessaire de défense de l’intérêt général puisque ceux-ci sont réputés poursuivre, au cabinet d’avocat Gide ou chez Vinci, la défense de « l’entreprise France ». Et peu importe ici que ce « privé » que rejoignent les hauts fonctionnaires soit moins celui des capitaines d’industrie ou des startupers, auxquels on ne pense guère, que celui « para-public » des conseils en affaires publiques et des secrétaires généraux des grands groupes chargés d’entretenir les relations du « privé » avec la sphère publique…

D’authentiques sciences de la régulation publique-privée (regulatory sciences) ont même progressivement vu le jour (droit public des affaires, compliance, regulatory, etc.) dans ces espaces hybrides, chargeant le syntagme « public-privé » d’un ensemble de significations, de valeurs et de fonctions (de rénovation, de modernisation, etc.). De même que le droit administratif a pu être à son âge d’or le véhicule d’un monde social invoquant les services publics et « l’intérêt général » jusqu’à sa crise dans les années 1970, de même ces nouveaux savoirs du « public-privé » contribuent aujourd’hui à faire exister un nouveau champ d’expérience placé sous le signe de l’efficience : l’association « public-privé » est ainsi devenue tout à la fois une condition de l’efficacité des choix publics, la marque d’une bonne gestion de l’argent public, le gage de l’excellence des dirigeants publics, le vecteur privilégié de l’intérêt national, voire le principe et fondement de la légitimité de l’État à intervenir dans l’économie privée, etc.

De manière frappante, la loi « Avenir professionnel », qui offre une reconnaissance institutionnelle à cette figure de l’État « public-privé », n’a été accompagnée d’aucune réflexion sur le renforcement des dispositifs de prévention et sanction des conflits d’intérêt.

En somme, s’il y a bien un « nouveau monde » associé à l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, tout porte à croire qu’il trouve là, dans cet espace situé entre les franges poreuses de l’État et les frontières floues du marché, son ancrage intellectuel, son relais d’élite et son arsenal réformateur. Reste à savoir si cette hybridation « public-privé » ainsi érigée en nouvelle figure de l’intérêt général n’a elle-même pas ses angles-morts et ses impensés… A commencer par la sur-estimation de la capacité des individus qui s’inscrivent dans ces nouvelles circulations public-privé à échapper aux lois de la gravité sociale en ne gardant de ces aller-retours que « le meilleur » (expérience, compétences, etc.), tout en en maîtrisant bien sûr les risques (prise illégale d’intérêts, collusions, etc.) et les pentes structurelles (renforcement de la capacité politique de certains types d’acteurs et d’intérêts) : de manière frappante, la loi « Avenir professionnel » qui offre une reconnaissance institutionnelle à cette figure de l’État « public-privé » n’a été accompagnée d’aucune réflexion sur le renforcement des dispositifs de prévention et sanction des conflits d’intérêt. Mais aussi par la sous-estimation des effets de cette injonction à la mise en réseau « public-privé » de l’action de l’État du point de vue du poids et de la capacité politique ainsi reconnus aux grands groupes et aux cabinets de conseil dans la définition de l’action publique.

Mais la nouvelle antienne emporte aussi, et plus sûrement encore, des effets en retour sur l’État lui-même, le plus souvent ignorés ou négligés. Une perte de confiance en soi de ses dirigeants plus que jamais convaincus des « myopies » (là où on pointait autrefois les « carences de l’initative privée »), voire de l’illégitimité de l’État à intervenir « en son nom propre ». Une dévalorisation parallèle de la « fibre “service public” » de ces fonctionnaires « permanents » (non-circulants) qui apparait dès lors comme un encombrant résidu d’un passé révolu. Et, last but not least, la remise en question de la « public-ness » de l’État, c’est-à-dire de cette autonomie relative de la sphère publique qui forme pourtant une condition essentielle de sa légitimité et de son autorité politique au cœur de nos sociétés.

De la critique montante de risques et des coûts des partenariats publics-privés, portée encore récemment par la Cour des comptes française et par son homologue européenne, à la visibilité publique croissante des situations de conflits d’intérêts des ministres et des hauts fonctionnaires du nouveau exécutif, les signaux se multiplient aujourd’hui d’une nouvelle sensibilité publique à l’égard de ce qui se trame ainsi à la frontière du « public » et du « privé ». Reste à savoir si, à l’instar de ces communautés de croyants qui tendent à imputer les échecs et espoirs déçus de la prophétie à la perturbation de facteurs exogènes, le « nouveau monde » décrit ici y restera sourd (ou non)…


Antoine Vauchez

Politiste, Directeur de recherche au CNRS, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (Université Paris 1 – EHESS)

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