Rediffusion

40 ans de République islamique en Iran : un état des lieux idéologique

Sociologue

Le 11 février 1979, Khomeyni arrivait au pouvoir, transformant l’Iran en République islamique et érigeant le chiisme en absolu. Quarante ans plus tard, si le régime iranien semble aujourd’hui plier sans rompre, peut-on en dire autant de la vivacité de son idéologie ? Comment le modèle idéologique a-t-il évolué en quatre décennies ? Comment expliquer qu’il ne fasse pratiquement plus d’émules à l’intérieur du pays, mais qu’il connaisse un succès non-négligeable à l’extérieur des frontières iraniennes ? Rediffusion du 11 février 2019.

Il y a quarante ans, l’Iran se dotait d’un système politique basé sur une idéologie, rompant ainsi avec une tradition impériale. Ce système inédit, le khomeynisme, repose sur le velayat-e faqih, la « tutelle du juriste-théologien », une idéologisation moderne du chiisme érigé en absolu, censé mener au salut de l’humanité, mais aussi et surtout, faire de l’Iran un îlot de Bien dans un monde en décadence.

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Cette vision n’aura dessiné les contours de la politique externe de l’Iran que bien peu de temps : quand la guerre Iran-Irak éclate en 1980, soit un an après l’instauration du régime chiite en Iran, la République des mollahs est rappelée aux réalités géostratégiques. L’Ayatollah Khomeyni visait la reconstitution de la grande umma, à savoir de la communauté musulmane idéale, étrangère à la notion de frontières mais aussi à la distinction entre sunnites et chiites. La guerre contre l’Irak aura balayé cette aspiration au profit d’une sacralisation de la Nation iranienne, et sa défense sacrée – la defâ-e moghaddas – n’a reculé devant aucune méthode pour sanctuariser le territoire, pas même devant la création d’une arme de guerre inédite : le martyr.

Si le régime iranien semble aujourd’hui plier sans rompre, peut-on en dire autant de la vivacité de son idéologie ? Comment le modèle idéologique a-t-il évolué en quatre décennies ? Comment expliquer qu’il ne fasse pratiquement plus d’émules à l’intérieur du pays, mais qu’il connaisse un succès non-négligeable à l’extérieur des frontières iraniennes ?

Aujourd’hui, l’Iran ne semble plus miser que sur son statut de puissance régionale, sur l’investissement du rôle du grand protecteur et défenseur des chiites opprimés dans le monde, voire de tous les abrahamismes – christianisme ou judaïsme – victimes de l’ennemi numéro Un de l’Iran chiite, à savoir le djihadisme sunnite. La lecture sunnite-chiite de la région devient un levier stratégique que l’Iran autant que son grand rival régional saoudien, active plus pragmatiquement qu’idéologiquement.

Le retrait unilatéral de Trump du JCPOA (plan compréhensif d’action conjoint sur le nucléaire) a fait perdre à l’Iran ses espoirs de sortir de la crise économique et de son isolement commercial. Ce retrait américain des accords sur le nucléaire n’est certainement pas sans lien avec l’avancée des pions iraniens sur l’échiquier régional au cours et suite au conflit syrien. En effet, si Donald Trump a pu considérer les accords de Vienne de 2015 comme un « bad deal », ce n’est pas uniquement du fait qu’il soit limité dans le temps, hérité de l’administration Obama, ou qu’il n’encadre pas assez le nucléaire. C’est avant tout parce qu’il ne contrôle que le nucléaire que l’accord est jugé mauvais. Il ne contrôle pas complètement le développement du programme de missiles balistiques et n’encadre pas la politique régionale de l’Iran qui met à mal l’hégémonie des alliés américains. Donald Trump renverse donc la table.

Quel état des lieux faire de quarante ans de République islamique ? L’observation de l’évolution de la figure du martyr semble à ce titre incontournable : née dans les années 1980, en Iran chiite, elle a ensuite su être récupérée et utilisée par le djihadisme sunnite. Mais n’est-elle plus qu’un phénomène sunnite désormais ? La politique extérieure de l’Iran est-elle effectivement celle que décrivent les néo-conservatismes ? Comprendre l’évolution de quarante ans de République islamique en Iran c’est aussi élucider les ressorts des nouveaux rapports internationaux et des enjeux sociaux internes ; saisir la dimension réelle des protestations populaires initiées massivement en décembre 2017, et faire la lumière sur les aspirations protéiformes des nouvelles générations.

La République islamique : les étapes d’un désenchantement

Négliger la réalité des évolutions sociales, sociétales et politiques de la République islamique en quarante ans serait une grossière erreur. L’Iran des années 2000-2010 n’est plus l’Iran des années 80-90. En 1989, le guide Khomeyni décède, Khamenei l’actuel rahbar – leader – lui succède et une première page se tourne. Avec la mort du fondateur de la République islamique, ce sont aussi les espoirs et les idéaux d’une jeunesse sacrifiée par la plus longue guerre de la deuxième partie du XXe siècle qui disparaissent. Le désenchantement atteint la société et même les architectes du régime eux-mêmes qui font un terrible constat : les mosquées se vident, ceux qui avaient autrefois peur de Dieu, ont désormais peur de la police du fait d’une confiscation du religieux par le politique.

En 1999, une grande vague de protestations se répand dans tout le pays. Au cœur des forces vives, les étudiants qui donnent une visibilité à leur prise de conscience de l’échec des idéaux révolutionnaires. La révolte du « 18 Tir » (9 juillet du calendrier grégorien) est celle qui entend fendre le musellement. C’est un cri contre l’État de censure : le mouvement nait après la fermeture du journal réformateur Salam et s’achève dans une répression sanglante. Nous arrivons dans des années où même une partie de la classe dirigeante n’entend plus forcer les esprits à individuellement souscrire aux idéaux de la République islamique. Ce qui compte désormais, c’est le respect de la règle et le maintien du régime, on ne vise plus le salut de l’humanité dans la dévotion individuelle.

Cette idée trouvera une plus grande visibilité encore avec les révoltes postélectorales de 2009 donnant Mahmoud Ahmadinejad vainqueur pour un second mandat, mais aussi et surtout avec le « phénomène de déferlantes ». Ce phénomène consiste à lancer une mode rendue publique et donc susceptible de faire « perdre la face » à la vitrine identitaire du régime : on pense au hashtag #stealthyfreedom, « liberté furtive », ce mouvement de femmes iraniennes lancé en 2014 par la journaliste Masih Alinejad depuis la Grande-Bretagne, qui consistait à poster sur Internet des photographies de femmes sans voile, ou encore à l’arrestation, le 20 mai 2014, de six jeunes Iraniens ayant posté une vidéo les mettant en scène en train de danser sur le tube planétaire « Happy » de Pharrell Williams. Plus récemment encore, on pense au mouvement féministe du White Wednesday. Aujourd’hui, les cas isolés n’intéressent plus les autorités. L’« atteinte à la pudeur publique » invoquée lors des inculpations traduit plus une crainte du phénomène d’amplification facilité par Internet qu’une véritable volonté de superviser la sphère privée.

La guerre des martyrs : du modèle iranien au suicide bomber sunnite

Le chiisme politique perd donc ses adeptes en Iran, mais pas en dehors de ses frontières. Au cours du conflit syrien, la République islamique est parvenue à lever des troupes – entre autres – chiites dans la région ; d’abord parce qu’avec Daech, le nouvel ennemi numéro Un n’est autre que le chiite auquel on nie le statut de musulman, ensuite parce que l’Iran a su ranimer le mythe du martyr construit pendant la guerre Iran-Irak auprès de populations syrienne, pakistanaise, afghane, iraquienne, libanaise, etc. ; enfin, l’Iran a réussi le tour de force de ressusciter la figure du martyr par contraste : si le djihadiste sunnite est takfiri, c’est-à-dire qu’il excommunie celui qui se dit musulman mais qui n’adopte pas sa lecture de l’islam et qu’il nie chrétiens et juifs, celui qui combat aux côtés du protecteur iranien, lui, s’inscrit dans un anti-takfirisme. Les nouveaux martyrs qui se sont engagés contre Daech, aux côtés du champion chiite, visaient la protection des populations et lieux de cultes non seulement chiites, mais aussi chrétiens et juifs.

La population iranienne, elle, n’est plus prête à donner sa vie. Le temps des enrôlements volontaires pour défendre le grand idéal de la République islamique ne fait plus recette à l’intérieur du pays, malgré les exhortations d’une certaine classe politique, jusque dans les années 2010,[1] à faire plus d’enfants, par exemple, afin que le pays se dote de futurs martyrs. Pour autant, on ne saurait nier à la République islamique la paternité du martyr moderne.

La figure du shahid – martyr – iranien a donc incontestablement influencé tous les autres types de martyrs et notamment le modèle djihadiste sunnite. Tout a commencé en Iran dans les années 1980, avec l’histoire vraie d’un jeune garçon, Hossein Fahmideh, un mobilisé de quinze ans, qui devant le déséquilibre des forces, s’est fait exploser sous un tank irakien. Les Iraniens qui ne possédaient pas d’anti-char, ont trouvé dans le geste du jeune Fahmideh une arme nouvelle. Cet épisode a été le point de départ d’une vaste propagande exhortant les jeunes à gagner la guerre en tombant en martyr, à ainsi trouver le paradis et à mettre leur famille à l’abri du besoin, l’État devenant le garant de leur subsistance financière. Ainsi le martyr a-t-il trouvé une voie d’institutionnalisation.

Aller au-devant de sa mort pour progresser dans une lutte sacralisée est très vite devenu une méthode adoptée par les djihadismes sunnites nationalistes, les djihads globaux d’Al Qaïda ou de Daech. La mythologie idéologique des takfirismes armés reprend les mêmes thèmes : l’accès au paradis, à l’abondance, à un statut social d’excellence post-mortem faisant l’honneur des proches. Ces mythes prônant un consumérisme licite dans l’au-delà séduit même nos jeunes, en Europe, alors qu’il tend même à rebuter les Iraniens.

Comment la République islamique a-t-elle réussi à remettre le mythe du martyr au goût du jour en dehors de ses frontières et à ainsi recruter dans d’autres pays, pour lutter contre l’ennemi daechi ?

Mourir pour la République islamique au nom de Jésus

Avec la création du groupe État islamique, les cibles du djihadisme sunnite changent. Auparavant, les groupes comme Al Qaïda visaient le Juif ou le Croisé. Désormais Daech renverse la hiérarchie de l’ennemi en diabolisant d’abord le chiite. Dans ce contexte, la République islamique définit les contours d’un martyr nouveau, le shahid modafe-ye haram, c’est-à-dire « le martyr protecteur du mausolée ». Ce mausolée est celui de Zeinab, fille d’Ali, situé à Damas en Syrie. Il symbolise tous les lieux de cultes chiites en péril dont l’Iran entend se faire le défenseur. Cette nouvelle promotion du martyr avait évidemment de réels intérêts stratégiques pour l’Iran, mais a aussi su trouver une vraie résonnance auprès de certains mobilisés croyants. Le site a fait l’objet de plusieurs attentats, comme bien d’autres lieux de culte chiites (on pense au cimetière Bab al-Saghir à Damas dont l’attaque revendiquée par le front Fateh al-Cham, branche d’Al Qaïda, en mars 2017 a fait 74 morts).

La résurrection de l’héroïsme du martyr ne fait pas recette en Iran. Par contre, l’État puise une grande partie de ses forces vives chez les Afghans chiites hazâras qui rêvent d’obtenir la nationalité iranienne pour leur famille. C’est ce que l’État iranien a promis, dès 2013, pour grossir les rangs des milices chiites : les familles de combattants afghans obtiendront la nationalité iranienne pour leurs proches en échange de leur sacrifice.

Au-delà des communautés chiites opprimées de par le monde, l’Iran va aussi comprendre les enjeux de la protection de toutes les communautés religieuses du Livre. En juillet 2014 à Mossoul, la destruction par Daech du tombeau de Jonas, figure centrale pour toutes les religions abrahamiques, a profondément bouleversé le Moyen-Orient, et les croyants du monde entier. La création en avril 2015 du bataillon Babylone en Irak est édifiante. La République islamique a su vendre le concept du martyr à tous les croyants désireux de défendre les abrahamismes contre les djihadismes sunnites. Cette brigade qui a eu des liens patents avec le champion chiite était constituée de 800 combattants volontaires chrétiens (généralement assyro-chaldéens d’Irak) incorporés dans la milice chiite Al-Hashd al-Shaabi pour lutter contre Daech et les filières d’Al Qaïda. Dans une vidéo de propagande de ces candidats chrétiens au martyr, on peut notamment entendre : « 1 700 martyrs nous vengerons d’eux un par un ; nous soulagerons la douleur et la souffrance des mères, des épouses et des familles, par le pouvoir de Jésus Christ. »

La République islamique a donc réussi à raviver un modèle de martyr dont l’islamité n’est pas la pierre angulaire, mais échoue très largement à le répandre au sein de sa propre population. Le réenchantement du chiisme politique ne relève définitivement plus du possible à l’intérieur d’un pays à la population décidément postmoderne. Preuve certaine de l’évincement progressif de l’essence idéologique, la théocratie iranienne a pris acte des désillusions populaires, et tente désormais seulement de maintenir le système en place par certaines modernisations pragmatiques, une politique laborieuse de sortie de crise économique, ou, à défaut, d’« économie de résistance ». Enfin, la rhétorique de la République islamique semble désormais entendre tirer une légitimité contestée d’un rayonnement régional renforcé par sa victoire en Syrie.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 11 février 2019 sur AOC.


[1] Dans son discours du 16 avril 2010, Sadeq Mahsouli, alors ministre de la sécurité sociale, disait : « les enfants devraient être éduqués de telle sorte qu’en atteignant l’âge de treize ans, ils puissent être capable d’imiter Hossein Fahmideh » – discours rapporté sur le site Persian BBC du 16 avril 2010. Hossein Fahmideh est le premier suicide bomber de la guerre Iran-Irak. Sa mort a été érigée en modèle en vue d’une promotion institutionnelle du martyr.

 

Amélie Myriam Chélly

Sociologue, Chercheuse associée au CADIS (EHESS-CNRS), Professeur de géopolitique à Dauphine (IPJ)

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Notes

[1] Dans son discours du 16 avril 2010, Sadeq Mahsouli, alors ministre de la sécurité sociale, disait : « les enfants devraient être éduqués de telle sorte qu’en atteignant l’âge de treize ans, ils puissent être capable d’imiter Hossein Fahmideh » – discours rapporté sur le site Persian BBC du 16 avril 2010. Hossein Fahmideh est le premier suicide bomber de la guerre Iran-Irak. Sa mort a été érigée en modèle en vue d’une promotion institutionnelle du martyr.