Rediffusion

Temps de crise : l’occasion de repenser la structure sociale

Sociologue, Sociologue

Le mouvement des Gilets jaunes a offert l’occasion de reprendre à nouveaux frais la discussion au centre de la sociologie française des dernières décennies entre déterminisme et pragmatisme. Suivant le Pierre Bourdieu des débuts, celui d’Algérie 60 qui porte son attention sur la perception de l’avenir, son inscription dans les conditions matérielles présentes et le champ des possibles qu’elles déterminent objectivement. Rediffusion du 22 mars 2019.

Le mouvement des Gilets jaunes a mis au premier plan un profond décalage entre les acteurs dominants du champ politique (ceux de la classe politique comme les analystes) et de larges couches de la population, en particulier parmi les classes populaires. Cette crise a fait surgir dans l’arène médiatique des groupes que les usages sociologiques ne décrivaient pas toujours comme particulièrement fragiles : d’après les premières enquêtes disponibles, ouvriers, employés, précaires ou en CDI, petits indépendants et retraités semblent avoir été très présents parmi les Gilets jaunes et s’être souvent sentis représentés par eux. En d’autres termes, un « monde du travail » auparavant décrit comme « invisible » s’est rendu visible. [1]

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De manière plus diffuse, cette crise et l’ensemble des prises de conscience sur lesquelles son développement s’est appuyé – et qu’il a alimenté – indiquent que la façon dont est perçu l’ensemble de la société est en cours de recomposition. Ce phénomène à large spectre n’affecte pas tous les groupes sociaux de la même manière. En première approximation et pour reprendre une distinction à la mode, on peut dire que les Gilets jaunes constituent avant tout un mouvement de « bons pauvres » – ceux qui travaillent ou ont travaillé – et qu’en se manifestant, ils ont mis en évidence, toute la duplicité de la dichotomie établie entre bons et mauvais pauvres, puisque si le « mauvais » pauvre était désigné comme un pauvre qui ne travaille pas, le travailleur – « l’inclus » – n’était jusqu’ici pas réellement vu comme susceptible d’être pauvre.

Au-delà des Gilets jaunes proprement dits ou du monde politique et médiatique, le mouvement a également pris de court les sciences sociales, en dépit du demi-siècle écoulé de crise économique, d’installation du chômage de masse et de la précarité dans la vie quotidienne. La « stagnation séculaire » de la production associée à la pression constante pour la rentabilisation de capitaux dont le volume s’élargit sans cesse a débouché sur un régime de crise permanente, nouveau mode de régulation du capitalisme dont il est nécessaire de tirer les conséquences sociologiques.

Depuis des décennies, des sociologues ont d’ailleurs tenté de forger de nouveaux cadres cognitifs en opposant aux inégalités de condition des inégalités liées à des situations individuelles (parcours plutôt que positions, accidents plutôt que déterminants…). Ces distinctions soulignent la profondeur des processus de différentiation et l’hétérogénéité des situations vécues au sein des grands agrégats statistiques et théoriques (classes sociales, catégories socioprofessionnelles, classes d’âge, genre…).

Nous voudrions plaider ici pour une plus grande prise en compte de la dimension dynamique des inégalités. Elle articulerait les clivages de classe avec les transformations contemporaines liées à ce régime de crise permanente qui a succédé à la phase d’expansion de la « société salariale », avec les programmes de recherche et les cadres d’analyse que celle-ci avait suscitée pendant la seconde moitié du XXe siècle. C’est pourquoi il nous parait nécessaire de réorienter les perspectives analytiques des sciences sociales et de revoir les prismes utilisés pour appréhender les inégalités et les rapports entre les classes.

Il est possible de poser, à titre programmatique, trois pistes pouvant conduire à une compréhension renouvelée des formes d’appartenance à la société et des clivages sur lesquels elle repose. La première serait de prendre du recul par rapport aux mesures les plus classiques des inégalités économiques et de les adapter aux évolutions contemporaines de la structure de classe et des inégalités en cherchant à saisir l’instabilité des situations et les dimensions temporelles des positions. La seconde consisterait à articuler de manière aussi étroite que possible les dimensions objectives et subjectives des phénomènes plutôt qu’à les opposer, afin de saisir les premières à l’aune des secondes. Enfin, pour mener à bien cette tâche, il est possible de s’appuyer sur les travaux du premier Bourdieu – celui d’Algérie 60  – et sur sa réflexion concernant la perception de l’avenir, son inscription dans les conditions matérielles présentes et le champ des possibles qu’elles déterminent objectivement.

Il serait ainsi possible de reprendre à nouveaux frais une discussion au centre de la sociologie française des dernières décennies entre sociologie déterministe et sociologie d’orientation pragmatique, par l’ouverture d’une nouvelle voie centrée sur l’analyse du rapport au temps et à l’ensemble de la trajectoire, ainsi que sur une meilleure articulation des instruments dits objectifs et subjectifs de compréhension des structures sociales.

Des inégalités à l’insécurité sociale

Depuis plusieurs années, les inégalités ont fait une nouvelle entrée dans le débat public, avec une attention accrue accordée au retour de la propriété dans le façonnement des destins sociaux : propriété du capital, de moins en moins imposée par la fiscalité et de plus en plus rémunératrice ; propriété du logement, devenu un critère de différenciation majeur entre les classes sociales et leurs différentes strates, chez les jeunes actifs comme chez les retraités. Cependant, ces inégalités monétaires, de revenu ou de patrimoine, ne suffisent pas à rendre compte des tensions qui s’expriment aujourd’hui.

Apparaît au grand jour la diffusion, dans de larges pans des groupes ouvriers, employés et chez les retraités modestes, d’une insécurité sociale durable qui s’étend bien au-delà des « exclus » et des chômeurs de longue durée. Par insécurité sociale durable, on entend la conjonction de conditions matérielles détériorées, soumises à de fortes contraintes, relativement instables et sans perspective d’amélioration à terme. La pauvreté et la précarité ont, dans les années 1980 et 1990, largement été pensées comme des « chutes » : on « tombait » dans la pauvreté.

Elles sont désormais vécues comme une condition pérenne, impossible à inverser, symptômes d’une reprolétarisation rampante du monde du travail. Pour ne citer qu’un exemple partiel de l’étendue de cette insécurité sociale : en 2017, 49 % des actifs de moins de 30 ans ne disposaient pas d’un emploi en CDI (trois jeunes en emploi sur dix) et, chez les jeunes ouvriers, la situation est encore plus frappante (Enquête emploi en continu, INSEE).

Rompre avec la dualité de l’objectif et du subjectif

Dans ce contexte, une des caractéristiques modales des inégalités contemporaines est la disjonction entre l’intensité des inégalités de classe et la très faible prégnance de cette grille de lecture chez les individus pour expliquer ou interpréter les rapports sociaux et leur vécu. Elle se reflète dans une atomisation des problématiques scientifiques et dans une partition de la recherche entre travaux à dominante quantitative et travaux à dominante qualitative, cette dichotomie recouvrant pour une bonne part une opposition quant à la légitimité ou à la pertinence des objets étudiés : registres de signification des acteurs d’un côté, détermination causale des inégalités de l’autre.

Aucune de ces voies n’est pourtant satisfaisante isolément. L’étroitesse quantitativiste selon laquelle nulle administration de la preuve n’est possible sans l’onction de méthodes de modélisations « sophistiquées », néglige les opérations de construction des variables et réduit souvent les rapports sociaux à des rapports entre variables dont l’effet serait concevable « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en faisant « la part » de choses qui ne se présentent pas « à part » (paradoxe de Simiand) et en faisant abstraction du contexte dans lequel ces variables s’inscrivent.

Une telle démarche s’accompagne souvent de défiance à l’égard des appréciations des enquêtés, de la sous-estimation de l’impact des informations non disponibles sur les modèles et sur les conclusions qu’on en tire. Cette objectivation se déploie, qui plus est, dans un espace académique international qui « arase » l’épaisseur sociologique derrière la prise en compte des ressources économiques, ce dont témoigne la substitution du revenu aux catégories socioprofessionnelles dans les analyses les plus récentes de la hiérarchie sociale.

Par ailleurs, un grand nombre d’indicateurs et de catégories d’analyse usuelles dans les travaux quantitatifs rendent compte de l’expérience du monde à partir de celle des membres des sociétés ayant des positions stabilisées, voire supérieures. Pour compenser ce prisme dont les déficiences heuristiques s’accroissent à mesure que se développent les conséquences objectives et subjectives de l’installation du capitalisme dans un régime de crise permanente, un repli sur les méthodes qualitatives est parfois opéré. Très fructueuses pour penser les « frontières symboliques » entre groupes, l’analyse des biographies ou des discours et l’ethnographie illustrent, en permettant de reconstituer des parcours de vie ou des logiques d’action, l’importance des différences internes aux grands agrégats statistiques, les ruptures ou les continuités dans les trajectoires individuelles. Elles rencontrent toutefois des difficultés dès lors qu’il s’agit d’articuler les points de vue dégagés de matériaux différents, de mesurer les écarts entre groupes sociaux et leur évolution.

Le subjectif comme voie d’accès à l’objectivité

Loin de devoir être confiné à la mise en lumière des insuffisances des méthodes quantitatives, le subjectif peut constituer un instrument essentiel d’objectivation. Pour reprendre une phrase de Bourdieu, « L’individuel, le subjectif est social, collectif ». Il constitue une modalité efficace pour accéder aux structures sociales car il est à même de rendre compte de celles-ci via leurs effets de construction des subjectivités, notamment, comme nous l’expliquons ensuite, à propos du rapport au temps.

C’est tout particulièrement le cas en période de « crise ». En effet, les agents sont des producteurs de catégories sociales relativement efficaces lorsque des paramètres de la structure structurante évoluent, ce qui peut engendrer un décalage avec les schèmes produits par les intellectuels ou les appareils institutionnels (statistique publique), adaptés à des configurations antérieures du champ. Pour paraphraser les conjoncturistes, le subjectif peut alors être considéré comme un « indicateur avancé ».

Par exemple, certains retraités sont fortement exposés à la pauvreté subjective, du fait du poids des dépenses de logement qui pèsent sur eux alors même que les indicateurs objectifs soulignent le déplacement de la pauvreté vers les jeunes et les actifs. Or, les jeunes générations arrivées à l’âge adulte à partir des années 1980 et dont les travaux de Louis Chauvel avaient mesuré la détérioration des trajectoires ont vieilli : leurs carrières heurtées donneront lieu à des retraites affaiblies, avec des dépenses de dépendance très difficiles à affronter.

Il n’y a d’ailleurs aucune opposition entre le sentiment de pauvreté et la réalité matérielle des positions de classe, entre le subjectif et l’objectif. Dans un article récent, la sociologue Ana Perrin-Heredia montre comment des différences de niveau ou de régularité des revenus faibles, voire très faibles, peuvent transformer la manière dont les ménages envisagent leur trajectoire sociale et leur avenir.

Le rapport au temps comme cadre analytique

Il s’agit donc de considérer le subjectif comme permettant un accès réflexif à l’objectivité et une meilleure compréhension des structures sociales, ce qui ne signifie d’ailleurs en aucune manière un rejet du travail de construction des données et de hiérarchisation des informations par les praticiens des sciences sociales. Ici l’analyse de Bourdieu se révèle décisive : elle permet d’identifier où se loge le hiatus entre ces deux dimensions et le critère à réintroduire pour dépasser cette dualité. Ce critère est le temps : « L’intervalle temporel est à prendre en compte dans la mesure où il est ce qui rend possible la conciliation pratique entre l’expérience vécue et l’expérience objective ». La solution analytique s’impose alors : « Contre les théories subjectivistes et objectivistes, il faut réintroduire le temps. »

L’étude du rapport subjectif à l’avenir objectif et des conditions matérielles dont il est le produit dessine ainsi une manière d’appréhender la stratification sociale, et d’articuler ressources immédiates et projection dans l’avenir. Ce type d’analyses était déjà très présent dans l’analyse des classes populaires de l’universitaire anglais Richard Hoggart. Dans La Culture du pauvre, il analyse ce qui fonde l’horizon temporel réduit des classes populaires, mettant à distance par avance toute disqualification moralisatrice (et domino-centrée) en termes d’imprévoyance ou toute interprétation culturaliste : « Il y a toujours eu, et il y a encore de nos jours, des gens économes dans les classes populaires. Mais, en règle générale, les conditions de vie inclinent à profiter du présent sans songer à organiser les comportements en fonction de l’avenir (…). Même ceux qui se tracassent à longueur de temps sur la manière dont « tout ça va tourner » vivent dans l’instant et bornent leurs entreprises à l’horizon du présent, différant par-là profondément des membres des autres classes sociales. »

Très récemment, aux États-Unis, des économistes amorcent également un tournant vers la mise en évidence de l’importance de l’instabilité à court terme et de sa gestion dans les familles populaires. Néanmoins, loin de ne permettre que de revoir l’analyse des catégories populaires, ce rapport subjectif à l’avenir objectif offre un critère analytique général pour repenser la hiérarchie sociale. Ainsi, les classes supérieures se caractérisent par l’apprentissage d’un rapport au temps fait de maîtrise : comme Muriel Darmon l’a montré en analysant les classes préparatoires, elles sont capables d’investir l’avenir, ce qui leur donne prise sur lui et renforce leur incitation à s’y projeter.

De cette manière, les inégalités objectives se trament et l’influence comme l’impuissance vis-à-vis de l’état ultérieur du monde se préparent dans le présent. Saisir ces enjeux s’avère crucial pour comprendre la structure sociale dans une période où le retour du capital, fondement d’un rapport assuré à l’avenir, complexifie et renforce une hiérarchie sociale assise sur les positions professionnelles. Cela permet de concilier le maintien des hiérarchies liées à la possession de diverses ressources (économiques, symboliques, relationnelles) avec la montée d’une incertitude néanmoins transversale à l’ensemble des groupes sociaux.

Cette perspective est une voie qui devrait permettre d’articuler des traditions attachées à l’objectivation des hiérarchies sociales sans négliger l’importance du point de vue des acteurs ni la réflexion sur le caractère construit des catégories de description et d’intelligibilité du monde social [2]. Cette démarche est plus que jamais nécessaire pour éviter le déclassement des instruments de mesure du monde social. La tâche est immense et le chantier à peine ouvert.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 22 mars 2019 sur AOC.


[1] Sans pour autant se considérer en tant que tel, mais plutôt comme un « mouvement citoyen ».

[2] On pense ici notamment aux questionnements sur l’articulation des perspectives objectives et subjectives dans l’analyse des trajectoires biographiques, voir Claude Dubar, ou aux débats sur les dimensions objectives et subjectives de la mobilité sociale, sur ce point, voir Cédric Hugrée.

Nicolas Duvoux

Sociologue, Professeur de sociologie à l’Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, chercheur au CRESPPA-LabToP

Adrien Papuchon

Sociologue, Professeur à l'université Paris-8

Notes

[1] Sans pour autant se considérer en tant que tel, mais plutôt comme un « mouvement citoyen ».

[2] On pense ici notamment aux questionnements sur l’articulation des perspectives objectives et subjectives dans l’analyse des trajectoires biographiques, voir Claude Dubar, ou aux débats sur les dimensions objectives et subjectives de la mobilité sociale, sur ce point, voir Cédric Hugrée.