Rediffusion

Inégalités : quand la famille s’en mêle

Économiste

En dépit d’une réduction significative (mais relative) des inégalités de revenus, les inégalités de patrimoine entre hommes et femmes se sont fortement amplifiées, du fait notamment de l’individualisation du patrimoine. Nous sommes ainsi passés d’une forme de patriarcat à une autre. Rediffusion du 9 octobre 2019.

La montée des inégalités de revenus comme de patrimoine dans la plupart des pays a conduit de nombreux chercheurs à en analyser les causes. Parmi les déterminants mis en avant, on retrouve le plus souvent des facteurs macroéconomiques – progrès technique, mondialisation, financiarisation de l’économie – ou institutionnels – fiscalité, régulation du marché du travail.  Le changement dans la nature des inégalités, notamment en France, invite à compléter la liste des déterminants en y ajoutant la famille qui joue un rôle essentiel dans les évolutions récentes des inégalités.

Premièrement, le retour de l’héritage replace au centre du jeu la famille comme vecteur de reproduction des inégalités. Alors que les héritages et donations constituaient seulement un tiers du patrimoine total des ménages français dans les années 1970, ils en représentent aujourd’hui presque deux tiers. Plus important, ce retour de l’héritage ne profite pas à tous puisque près de la moitié de la population n’hérite de rien ou presque quand, à l’autre bout de l’échelle, une part croissante de Français reçoit davantage en héritages et donations que d’autres en toute une vie de travail. Dans ce type de société, l’origine familiale a donc un pouvoir explicatif bien plus fort que le mérite individuel.

Sans surprise, les transmissions entre parents et enfants sont le moteur principal de ces inégalités puisque la famille nucléaire concentre plus de 85% de l’ensemble des transmissions. Cependant, les nouvelles formes familiales, en tête desquelles les familles recomposées, invitent à repenser ces transmissions. La fiscalité successorale confère le statut d’héritier aux seuls enfants biologiques et rend couteuses les transmissions aux enfants d’un conjoint[1]. De la même manière, une part croissante de Français décède sans enfant et font face à taux d’imposition très élevés. Cette dernière évolution explique d’ailleurs en partie la stabilité des recettes de l’impôt successoral malgré un déclin de sa progressivité.

Deuxièmement, au-delà de ces transmissions intergénérationnelles d’inégalités, il est nécessaire de comprendre ce qui se passe au sein du couple car ce sont bien là que les changements les plus rapides et les plus radicaux s’opèrent tout en étant, paradoxalement, peu étudiées.

Tout comme le choix du conjoint, la décision pour un couple de ne pas mettre en commun son patrimoine n’est pas le fruit du hasard.

Le rôle du couple dans la formation des inégalités a été principalement analysé sous l’angle de l’homogamie. La plupart des recherches sur le sujet, qui dans le cas de la France remontent à la fin des années 1950, se sont concentrées sur les comparaisons des niveaux d’éducation ou des catégories socioprofessionnelles des conjoints. Plus récemment d’autres dimensions comme le revenu, l’héritage ou les préférences pour l’épargne ont permis d’affiner l’analyse. Aussi différents soient-ils, ces travaux s’accordent sur un point : la France fait partie des pays les plus homogames.

Pour mesurer l’effet de l’homogamie sur les inégalités, il faut comparer le niveau actuel d’inégalités avec la situation contrefactuelle que l’on observerait si le choix du conjoint était laissé au hasard. L’idée sous-jacente n’est évidemment pas d’intervenir dans le choix du conjoint en empêchant ou en forçant certaines unions mais bien de mesurer les conséquences de l’homogamie sur les inégalités. Cet exercice, réalisé avec Arnaud Lefranc[2], permet de voir que les inégalités de revenus observées actuellement pourraient être de 10 à 20% plus faibles en l’absence d’homogamie. Sur le long-terme, l’effet de l’homogamie sur les inégalités semble plutôt stable car il a été compensé par deux autres phénomènes : la baisse de la part des couples dans la population et la progression quasi uniforme du taux d’emploi des femmes, quel que soit le niveau de salaire de leur conjoint.

L’étude de l’homogamie ne permet cependant pas de décrire tous les liens entre couple et patrimoine puisque le choix du conjoint ne dit rien de la dynamique d’accumulation patrimoniale une fois le couple formé. Des conjoints qui, à leur rencontre, ont des patrimoines inégaux peuvent choisir de corriger ces inégalités en mettant en commun la totalité ou une partie de leur patrimoine. Inversement, des conjoints aux patrimoines similaires à leur rencontre peuvent, à cause de divergences dans les héritages reçus ou de dynamiques de revenus différentes, voir leurs patrimoines diverger avec le temps.

Les modes de vie en couple, à travers notamment le choix du régime matrimonial, ont des implications de deux ordres. Le régime matrimonial détermine directement la façon dont le patrimoine est réparti entre les conjoints au moment de la séparation du couple ou transmis aux différents héritiers au décès de l’un des conjoints. De plus, pendant la vie de couple, la répartition du patrimoine entre les conjoints et son mode de détention (commun ou individuel) influence la façon dont les décisions, patrimoniales ou non, sont prises en jouant sur le pouvoir de négociation des conjoints.

Dans une série de travaux réalisés avec Marion Leturcq[3], nous mettons en évidence une transformation rapide des modes de vie en couple. Depuis les années 1970, le déclin du mariage s’est accompagné d’une baisse de la part des couples dans la population, mais surtout d’un développement des modes de vie en couple alternatifs, avec la cohabitation et le Pacs dont le régime matrimonial par défaut est, depuis 2006, celui de la séparation de biens. Ainsi, près d’un quart des couples formés aujourd’hui ne sont pas mariés contre moins de 4% en 1975.

De plus, les couples mariés évitent de plus en plus le régime par défaut. En l’absence de contrat de mariage, le régime légal s’appliquant est celui de la communauté de biens réduite aux acquêts dans lequel l’ensemble du patrimoine acquis pendant le mariage est commun aux conjoints (indépendamment de leurs contributions financières respectives). À l’inverse, le nombre de couples rédigeant un contrat de mariage et optant pour le régime de séparation de biens est en constante augmentation. Ainsi, près de 20% des couples nouvellement mariés ont fait ce choix en 2010 soit deux fois plus qu’en 1975.

Sous l’effet de l’ensemble de ces évolutions, la part des biens détenus en commun par les conjoints a diminué au profit des biens détenus en propre (c’est-à-dire individuellement) par l’un ou l’autre des conjoints. Au final, une fois l’ensemble de ces changements pris en compte, on note que la part des biens détenus individuellement dans le patrimoine total des ménages a augmenté d’environ 15 points de pourcentage en passant d’environ 35% de l’ensemble du patrimoine des ménages en 1998 à plus de 50% en 2015.

Tout comme le choix du conjoint, la décision pour un couple de ne pas mettre en commun son patrimoine n’est pas le fruit du hasard. On peut par exemple relever que les couples optant pour la séparation de biens sont sensiblement plus riches que les autres couples, que ce soit en termes de patrimoine total, d’héritages reçus et de revenus. Si l’âge des individus ainsi que le niveau ou la composition du patrimoine (notamment la présence de biens professionnels) ont un effet significatif, la hausse récente du recours à la séparation de biens est principalement due à la combinaison de deux choses. Les couples mariés en séparation de biens sont le plus souvent des couples dont lesquels au moins l’un des conjoints a déjà divorcé par le passé. De plus ce sont des couples qui possédaient, dès la rencontre, un patrimoine réparti de façon plus inégalitaire que les autres couples. De plus, cette inégalité (en faveur du conjoint masculin dans la majorité des cas) s’est accrue au cours des dernières décennies.

Ce phénomène invite à repenser la manière de prendre en compte les inégalités au sein des ménages. Dans la plupart des données utilisées par les chercheurs en sciences sociales, le patrimoine est renseigné au niveau du ménage et non de l’individu. Pour passer de l’un à l’autre, l’hypothèse habituelle consiste à supposer que, pour les individus en couple, le patrimoine est réparti à parts égales entre les conjoints. Loin d’être absurde il y a encore quelques années, étant donné la prédominance du mariage sous le régime de la communauté de biens, cette hypothèse est donc aujourd’hui largement discutable. Si cette répartition égalitaire conduit à sous-estimer les inégalités entre individus, ce sont surtout les estimations des inégalités hommes-femmes qui sont le plus touchées.

Est-ce l’individualisation du patrimoine qui est génératrice d’inégalités ou les inégalités initiales de patrimoine qui conduisent les couples à opter pour l’individualisation ?

À priori, on pourrait voir dans cette individualisation du patrimoine une nouvelle étape de l’émancipation féminine où, à l’égalisation progressive des droits entre hommes et femmes au cours du XXème siècle, succèderait une égalisation dans les faits. En réalité, ce phénomène a contribué à augmenter les inégalités de patrimoine entre les individus, mais surtout entre les hommes et femmes. Entre 1998 et 2015, on note une hausse continue des inégalités de patrimoine. L’écart entre l’ensemble des hommes et des femmes représentait 9% du patrimoine moyen de la population en 1998 et 16% en 2015. En valeur absolue, l’écart en faveur des hommes est passé de 7 000 € en moyenne à plus de 24 000 €. On retrouve cette hausse au sein des couples et de façon plus marquée encore parmi les personnes seules qu’elles soient veuves ou divorcées.

Les inégalités de patrimoine varient fortement d’un type de couple à l’autre. Conformément à ce qu’on pourrait attendre, le régime de la communauté de biens réduit les inégalités puisque, quoique favorable aux hommes, celles-ci sont sensiblement plus faibles dans ces couples et sont restées stables. En revanche, les inégalités sont plus élevées chez ceux qui individualisent tout ou partie de leur patrimoine. Si les inégalités se sont légèrement réduites chez les couples cohabitants, elles se sont fortement accrues pour les couples mariés sous le régime de la séparation de biens. Le fait que pour un même niveau de patrimoine individualisé (ce qui est le cas pour les couples non-mariés et ceux mariés sous le régime de la séparation de biens) les évolutions diffèrent fortement indique aussi que le lien entre individualisation et inégalités n’est pas automatique.

Ces résultats nous amènent à nous interroger sur le sens de la causalité : est-ce l’individualisation du patrimoine qui est génératrice d’inégalités ou les inégalités initiales de patrimoine qui conduisent les couples à opter pour l’individualisation ? Si les données actuellement disponibles ne permettent pas de répondre clairement à cette question, les résultats suggèrent qu’il y a du vrai dans chacune des deux explications.

On peut tirer deux enseignements de ces résultats. Premièrement, nous sommes passés d’une forme de patriarcat à une autre. Alors que la période 1950-1980 représentait l’âge d’or du patriarcat avec la diffusion à l’ensemble des classes de la société de l’idéal de la femme au foyer renonçant à une carrière professionnelle, on observait en parallèle de faibles inégalités de patrimoine entre hommes et femmes en raison de la place prépondérante de la communauté de biens. Aujourd’hui, malgré une réduction significative (mais relative) des inégalités de revenus entre hommes et femmes, les inégalités de patrimoine se sont fortement amplifiées en grande partie à cause de l’individualisation du patrimoine.

Deuxièmement, il est faux de penser qu’il existe un mouvement naturel vers l’égalité hommes-femmes. Pour ce type d’inégalité comme pour les autres, les institutions jouent un rôle central et il serait trompeur de penser que l’ensemble de ces phénomènes, aussi « intimes » soient-ils, sont uniquement la résultante de choix personnels. Ainsi, en modelant l’univers des possibles, la mixité sociale et notamment scolaire détermine au moins en partie le choix du partenaire. De la même manière, le régime matrimonial par défaut et la facilité avec laquelle un couple peut en déroger affecte le degré de mise en commun des ressources des couples et in fine les inégalités entre les conjoints. Enfin, certains aspects du régime fiscal comme la conjugalisation des revenus ou la place laissée au conjoint survivant dans la succession ont des conséquences directes sur les inégalités patrimoniales. Si cette liste non exhaustive nous montre qu’il n’existe pas un seul levier sur lequel jouer, elle nous invite surtout à repenser ces nouvelles inégalités hommes-femmes.

Cet article a été publié pour la première fois le 9 octobre 2019 dans AOC.

 


[1] En l’absence d’adoption, les enfants du conjoint sont considérés comme des membres extérieurs à la famille et ne peuvent recevoir qu’une part limitée (et fortement taxée) de la succession.

[2] Nicolas Frémeaux et Arnaud Lefranc (2019), “Assortative mating and earnings inequality”, Review of Income and Wealth (à paraître).

[3] Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq (2013), “Plus ou moins mariés: l’évolution du mariage et des régimes matrimoniaux en France”, Économie et Statistique, n°462-463, pp. 125-151 ; ID. (2019), “Inequalities and the individualization of Wealth”, document de travail

Nicolas Frémeaux

Économiste, Maître de conférences à l'Université Paris 2

Notes

[1] En l’absence d’adoption, les enfants du conjoint sont considérés comme des membres extérieurs à la famille et ne peuvent recevoir qu’une part limitée (et fortement taxée) de la succession.

[2] Nicolas Frémeaux et Arnaud Lefranc (2019), “Assortative mating and earnings inequality”, Review of Income and Wealth (à paraître).

[3] Nicolas Frémeaux et Marion Leturcq (2013), “Plus ou moins mariés: l’évolution du mariage et des régimes matrimoniaux en France”, Économie et Statistique, n°462-463, pp. 125-151 ; ID. (2019), “Inequalities and the individualization of Wealth”, document de travail