Société

Gestion de crise : comment tirer les leçons du coronavirus ?

Sociologue, Sociologue, Sociologue, Sociologue

La crise que nous traversons est unique à maints égards, mais pas singulière. Tout laisse à penser qu’elle pourrait être suivie par des crises plus graves encore, notamment dues au réchauffement climatique. Il faut donc en tirer des leçons, tant sur cette crise et la manière dont elle est gérée, que sur les outils à mettre en place pour organiser un retour d’expérience qui pourra ensuite être appliqué à d’autres crises. Ce travail doit être pluriel pour que de la controverse scientifique émergent des résultats plus robustes encore.

La crise du coronavirus bat son plein. Et si le temps du bilan n’est pas encore venu, les informations dont nous commençons à disposer, l’observation en temps réel de la crise et les connaissances acquises sur la gestion de crises plus anciennes, permettent déjà d’avancer quelques leçons concernant la préparation et la gestion des situations d’urgence. En scientifiques, nous cherchons ici les bénéfices de la commutativité : que peut nous apporter une synthèse des enseignements formés à partir de l’analyse d’autres événements majeurs et en quoi ceux-ci peuvent-ils nourrir la décision et l’action publique aujourd’hui et plus encore demain ?

Le modèle français de gestion de crise : logique procédurale et vision à court-terme

Comment se prépare-t-on à la crise en France ? Comment et quelles leçons tirons-nous des crises passées ? La réponse à ces questions aide à saisir de nombreux biais qui « infectent » les phases pré- et post-crises.

Les instruments de préparation : des crises ordonnées
La France, à l’instar des autres pays développés, s’est dotée depuis la décennie 2000 d’un vaste arsenal d’instruments de préparation à la gestion de crise. Parmi ces instruments figurent des plans de gestion de crise ainsi que des exercices de simulation. Les premiers décrivent les mesures à prendre en cas de crise. Ils précisent à quelles conditions le plan doit être déclenché, établissent la liste des organisations concernées et la manière dont elles se coordonneront durant la crise, définissent les modalités de prise de décision, proposent un ensemble d’actions, et enfin décrivent les processus de sortie de crise. Quant aux seconds, ils ont pour objectif de tester les premiers en plaçant les participants dans une situation inédite, durant laquelle ils pourront à la fois s’approprier les outils mis à leur disposition, apprendre à se coordonner avec d’autres intervenants, faire l’expérience d’une situation de stress et mettre à l’épreuve leur capacité à affronter une situation d’urgence marquée par d’importantes incertitudes.

La crise actuelle révèle les limites de ces instruments
S’agissant des outils de planification, il y aurait beaucoup à dire sur la mise en œuvre du plan pandémie grippale qui, dans sa dernière version, date de 2011. Ce plan a été expressément conçu pour une situation comparable à celle que nous traversons actuellement. Il s’est nourri notamment des retours d’expérience des épidémies qui se sont succédées en France depuis le début de la décennie 2000. Force est pourtant de constater qu’il n’a pas été mis en œuvre, ce qui s’est traduit notamment par une pénurie de masques de protection, qui a conduit à adopter une mesure extrême, le confinement, qui ne figure, quant à elle, dans aucun plan.

Quant aux exercices, malgré leur caractère récurrent dans les administrations centrales et locales, ils ne préparent pas les participants à une situation aussi inédite. Ils s’appuient en effet sur un déroulement processuel et une vision ordonnée de la crise, comme l’illustrent les points suivants. Tout d’abord, lors des exercices, le déclenchement des plans ne constitue jamais un problème. L’exercice étant destiné précisément à tester un, voire plusieurs plans, savoir s’il faut le mettre en œuvre, activer les cellules de crise (et lesquelles), lancer les premières mesures, ne constituent pas des moments de débat entre les participants. Pourtant, lors de crises réelles, ce moment initial est souvent ambigu et complexe.

Les travaux en sciences sociales soulignent la difficulté pour les décideurs et leurs experts d’interpréter des signaux, dont ils ne savent pas s’ils sont suffisamment graves ou imminents pour justifier un déclenchement du plan. Lorsque les plans proposent une gradation dans le niveau d’alerte, chaque changement de seuil constitue un moment tendu pour les experts et les décideurs, car il détermine ensuite tout un ensemble de mesures automatiques. Enfin, comme l’ont montré Graham Allison et Philip Zelikow dans leur célèbre The Essence of Decision (1999), le déclenchement de procédures en temps de crise lie les mains des décideurs au profit des opérationnels chargés de les mettre en œuvre ; elles limitent leur capacité d’exercice de jugement discrétionnaire. Kennedy et Khrouchtchev en ont fait l’amère expérience pendant la crise des missiles de Cuba en 1962.

S’agissant de la crise actuelle, si le plan Orsan (Organisation de la réponse du système de santé en situations sanitaires exceptionnelles) a été activé dès le 13 février, suivi par Orsan Reb (Risques épidémiologiques et biologiques) le 23 février, et le Plan blanc dans les établissements de santé le 6 mars, ce n’est le cas ni du plan pandémie grippale ni de la Cellule Interministérielle de Crise (CIC). S’agissant du plan pandémie grippale, il est possible que cela tienne notamment à l’absence de matériels de protection qui aurait permis d’adopter des mesures plus progressives. Tandis que pour la CIC, la gestion interministérielle a d’abord été confiée au ministère de la Santé, pour des raisons qui demeureront à explorer, mais qui pourraient découler d’une volonté des pouvoirs publics de ne pas alerter l’opinion publique ; mais également de ne pas se lier les mains trop vite alors que la nature de la crise n’était pas encore claire.

La nature de la crise n’est elle-même pas un sujet durant les exercices. Pourtant, les travaux sur ce que l’on appelle les processus de cadrage des problèmes publics (framing) ont montré que les acteurs en présence n’ont pas nécessairement le même entendement de la nature de la crise, ni de ses conséquences. Arjen Boin et Paul t’Hart insistent ainsi sur la dimension politique, donc conflictuelle, que revêt ce cadrage, lorsqu’il s’agit de donner du sens à la crise. La crise actuelle illustre parfaitement ces enjeux de cadrage, en France mais également à l’étranger : s’agit-il d’une crise sanitaire, sociale, économique, politique ? Le retard en France à reconnaître qu’il ne s’agissait pas que d’une crise sanitaire a-t-il tenu notamment à la question du maintien, ou non, des élections municipales ?

Ensuite, durant les exercices que nous avons observés dans le domaine des inondations, de la sûreté et de la sécurité nucléaires, l’ensemble des participants est à sa place, chacun sait ce qu’il a à faire, connaît (ou apprend vite) les procédures, respecte les chaînes de commandement et de circulation d’information. Le travail des participants est normé, souvent prédéfini en partie, et il ne leur est pas demandé d’improviser — sauf dans de rares circonstances, généralement elles-mêmes prévues dans les scénarios d’exercice. Si un participant, par mégarde, ne respecte pas les protocoles, il est rapidement rappelé à l’ordre. Dans les exercices, on n’observe ni défaillance individuelle (ou tout simplement même une absence qui appellerait un réajustement de la part des autres participants), ni concurrence ou conflit majeur entre participants ou entre organisations, ni contournement des voies officielles de communication et de décision.

Pourtant, la crise actuelle comme de nombreuses autres crises récentes témoigne du fait que tous ces éléments font partie intégrante de la gestion de crise. Les défaillances individuelles (pour cause, par exemple, de maladie mais également de burn out) existent bien tout comme les tensions entre ministères ou organisations au sujet des mesures à mettre en place, ou de circuits de communication et de décision constamment court-circuités ou doublés par des circuits parallèles. Les travaux sur les crises, à la suite de Michel Dobry, ont montré que les situations de crises se caractérisent par des phénomènes de « désectorisation », c’est-à-dire par un brouillage des frontières administratives et organisationnelles qui est à l’origine aussi bien de tensions que des difficultés des principaux décideurs à qualifier la situation.

Enfin, les participants aux exercices de crise occupent souvent des positions intermédiaires dans la hiérarchie de leurs organisations, tandis que, lors d’une crise réelle, comme celle que nous connaissons, ce sont des hauts fonctionnaires occupant des positions de commandement qui participent à la gestion de crise. Autrement dit, ceux qui s’entraînent ou se forment à la gestion de crise dans les exercices ne sont pas forcément ceux qui seront appelés le moment venu à y participer, du moins à des postes de responsabilité.

Plus généralement, la préparation à la gestion de crise, loin de placer les organisations et leurs membres dans des situations totalement inédites pour tester leurs capacités à faire sens de ce qui leur arrive et à s’organiser en conséquence, prolonge le fonctionnement ordinaire et les catégories d’action et d’entendement habituelles de ces organisations. Ils affrontent une situation fictive mais qui demeure gérable avec les procédures et les instruments mis à leur disposition. En somme, ces instruments ne préparent pas à l’inattendu. On nous rétorquera qu’il n’est pas possible d’anticiper une crise de cette ampleur.

Certains iront même jusqu’à suggérer que les exercices servent aux décideurs à travailler leurs gammes, permettant ensuite, comme au jazz, d’improviser en situation de crise et de faire preuve d’inventivité (le confinement en serait l’illustration). La réalité est pourtant bien différente : les exercices de crise, du moins ceux qui mobilisent un grand nombre d’intervenants relevant de différentes organisations et administrations et qu’organisent régulièrement les ministères et les préfectures, ne préparent pas à gérer des situations de l’ampleur de celle que nous connaissons.

Les leçons post-crise : désapprentissage et logique du bouc émissaire
En France, trop souvent, les leçons post-crises sont marquées par une mémoire de court-terme qui consiste à retenir les leçons uniquement de la dernière crise pour oublier celles qui les précédaient. Ce mécanisme, bien connu des chercheurs en sciences sociales, semble avoir joué dans la préparation de crise du coronavirus. Ainsi la pénurie de masques, les restrictions de moyens alloués au plan pandémie et la dilution de l’Eprus (Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires créé en 2007 et qui rejoint en 2016 Santé Publique France) sont-elles pour partie liées aux leçons tirées de la grippe H1N1 en 2009.

Pour caricaturer, on a jugé après cet épisode en « avoir trop fait » dans les mesures de préparation avec des commandes excessives et donc inutiles de vaccins. Dix ans après, l’écart entre le constat d’un manque de moyens criant pour faire face à la pandémie du coronavirus et celui, largement partagé quelques années plus tôt, qui avait conduit à les réduire, pourrait prêter à sourire si les conséquences n’étaient pas si graves. À quoi tient ce phénomène ? Nous voudrions avancer deux explications.

La première tient à un phénomène de désapprentissage, c’est-à-dire de stockage de la mémoire dans les administrations en particulier. Dans le plan pandémie grippale de 2011, toutes les mesures qui ont fait cruellement défaut au démarrage de la crise étaient prévues : la fermeture des crèches, des écoles, des spectacles, l’anticipation des pénuries d’eau et d’alimentation. Le plan anticipait également la forte dépendance de la France à la Chine en matière de matériel de protection. Et pourtant, les mesures ont fait défaut. Il y a donc eu un oubli massif. Les causes seront à déterminer plus finement après la crise.

Mais une immense littérature consacrée à l’apprentissage organisationnel et au knowledge management nous apprend que les jeux des carrières et des mobilités, l’encombrement des agendas favorisant une vision à court-terme, ou encore les économies budgétaires contribuent à cette amnésie organisationnelle. Nul doute que l’on gagnerait à mieux analyser les acquis de cette littérature et à les spécifier dans le domaine des organisations publiques en temps de crise.

Le second facteur explicatif tient à la tension inhérente qui existe entre la recherche des boucs émissaires et le caractère systémique des crises. En effet, il existe un trait commun dans les débats et les enquêtes post-crises, quelle que soit leur nature : la recherche de coupables. Ainsi, dans la crise de la canicule de 2003, ce sont le Directeur général de la santé, Lucien Abenhaim, et son ministre de la Santé, Jean-François Mattei, qui ont été sanctionnés pour ne pas avoir repéré suffisamment vite l’augmentation des victimes et avoir tenu des propos rassurants à la télévision au moment même où les urgences étaient débordées par un afflux de patients.

On observe le même phénomène à l’étranger : après l’ouragan Katrina qui a touché le Golfe du Mexique en 2005, la commission d’enquête de la Chambre des représentants aux États-Unis concluait à un « échec de l’initiative ». Elle visait en premier lieu Michael Brown, directeur de la Federal Emergency Management Agency (FEMA), et le président George W. Bush, accusés d’avoir pris des décisions trop tardivement. En particulier, il leur a été reproché de ne pas avoir envoyé suffisamment tôt des renforts pour gérer les urgences à la Nouvelle-Orléans, une des villes les plus touchées. À la suite de cet épisode, Michael Brown démissionna.

On remarquera que ces « coupables » ont une particularité forte : ce sont des individus ou, du moins, des aspects techniques ou organisationnels très circonscrits. Ce n’est pas un hasard. La logique du bouc émissaire véhicule un implicite rassurant : il est assez simple et peu coûteux de remplacer des personnes ou de corriger des dysfonctionnements technologiques, procéduraux ou organisationnels. En France, les agences de sécurité sanitaire sont ainsi régulièrement réformées ou renommées après chaque crise. À travers ces correctifs, opérés à moindres frais, on véhicule la promesse qu’à l’avenir, on sera mieux préparé pour affronter la prochaine crise. Et il suffira de remplacer le Directeur général de la santé ou le directeur de la FEMA par des agents mieux formés et plus compétents pour que ces crises soient mieux gérées.

Or, et depuis 40 ans, à la suite des travaux pionniers de Charles Perrow, les sciences sociales qui prennent les catastrophes et les accidents pour objet insistent sur leur caractère fondamentalement systémique. Autrement dit, les causes de la crise ne sont pas isolées. Elles sont au contraire le résultat d’une série d’éléments qui agissent les uns sur les autres : décisions, coûts de coordination, défaillances techniques, cloisonnement, alliances, interdépendances entre organisations ou au contraire trop grande autonomie, etc. Armé de cette grille de lecture, l’examen attentif des faits permet de prendre le contre-pied de la logique du bouc émissaire[1].

Ainsi, si Jean-François Mattei semblait aussi confiant en polo dans son jardin, c’est parce que les outils de comptage et de simulation des victimes sur lesquels il s’appuyait étaient faux ou du moins largement incomplets. De même, le directeur de la FEMA a indirectement subi les nombreux couacs de la coordination entre le niveau fédéral et les États ainsi que ceux des nombreux services de secours engagés sur le terrain. Dans les premiers jours, quand les émeutes éclatèrent à la Nouvelle-Orléans, la décision d’appliquer la loi fédérale contre les insurrections était du ressort du président. Constatant que la police était dépassée, les gardes nationaux ne pouvaient intervenir sans cette autorisation, ce qui a contribué à la dégradation de la situation. Sans le rétablissement de l’ordre public, les secouristes de la Croix-Rouge ne pouvaient pas entrer dans la ville sans craindre pour leur sécurité. C’est pour cette raison qu’ils n’ont pu acheminer les vivres dans un premier temps. La logique d’une recherche rapide et, disons-le, pratique des coupables, contribue à invisibiliser les causes profondes et systémiques des crises qui sont pourtant au cœur du problème.

En somme, tester les plans sans les mettre réellement à l’épreuve, voire les concevoir sans ensuite les mobiliser, la mémoire à court terme et la recherche de coupables, sont autant de biais qui révèlent un trait fondamental de nombreuses autorités publiques, et en particulier de l’État français : celui de donner l’illusion qu’il peut à lui seul assurer la sécurité des populations contre tout type de risque. Cette notion bien française de l’ordre public conduit l’État à se piéger lui-même : en suscitant des attentes qu’il n’est pas en mesure d’honorer, il crée un sentiment indu de protection et de sécurité. Il s’expose de ce fait à des critiques toujours plus nourries lorsqu’une nouvelle crise survient et que des défaillances surgissent. La très forte défiance envers l’État voire les thèses complotistes qui surgissent en pleine crise du coronavirus pourraient être la manifestation de ce cercle vicieux que les pouvoirs publics perpétuent depuis aussi longtemps.

Vers un nouveau modèle axé sur la mise en série de cas et la réflexivité ?

Comment peut-on s’organiser pour tirer des leçons des crises qui surviennent, et continueront à survenir, régulièrement ? Nous voudrions proposer ici deux pistes de réflexion complémentaires.

Indexer les exercices de simulation aux études de cas
La crise actuelle démontre, si besoin était, les limites des plans de préparation ainsi que des exercices de crise. Sans suggérer leur abandon complet, il convient de réfléchir à leur évolution. Il conviendrait à l’avenir de rompre avec une logique purement procédurale, fictionnelle ou, pour reprendre le terme de Lee Clarke, « fantaisiste », pour s’appuyer sur des études de cas. Nous disposons en effet de nombreux cas de crise, dont l’étude approfondie permet de tirer des leçons originales souvent bien éloignées de la vision idéalisée de la « bonne crise » ou de la crise « raisonnablement » perturbante qui figure dans les plans et les exercices.

Tout d’abord, les études de cas montrent que ce qui compte dans les moments de crise, ce ne sont pas tant les procédures et outils à la disposition des participants, que la capacité de se coordonner. Or, ceux-ci dépendent pour beaucoup des formes d’interconnaissance et d’interaction préexistantes ou qui se mettent en place durant la crise. Les travaux français (Claude Gilbert, François Dedieu) et internationaux (Enrico Quarantelli) montrent que, dans les premiers temps de la crise surtout, il existe une « guerre des urgences », c’est-à-dire une concurrence entre les différents services d’urgences sur le terrain (pompiers, services médicaux, policiers ou militaires). Cette guerre est en partie provoquée par l’inadéquation des mesures planifiées et des réponses centralisées avec les ressources sur le terrain. De multiples remontées de la crise actuelle témoignent de l’existence de tels conflits, que ce soit à l’échelle départementale, régionale, nationale ou internationale.

En outre, l’une des difficultés dans la situation que nous traversons tient à la difficulté de s’appuyer sur des interactions et des formes d’interconnaissance, en raison du confinement et d’une gestion à distance de la crise. Les sciences sociales montrent que les acteurs sur le terrain répondent à ces difficultés en innovant ou en bricolant des moyens de communication, ou des modes d’organisation construits pour la circonstance. Ces modes de coordination « sans hiérarchie », pour reprendre l’expression de Donald Chisholm, deviennent prépondérants et c’est sur eux qu’il convient d’appuyer la réflexion sur la préparation de crise.

Ensuite, il faut échapper à l’argument de la singularité des crises si l’on veut apprendre à mieux les gérer. Oui, la crise actuelle est nouvelle, comme l’ouragan Katrina était d’une ampleur inédite, le tsunami qui ravagea le nord du Japon en 2011 d’une taille exceptionnelle, l’attaque des tours jumelles en 2001 imprévisible, ou la canicule de 2003 radicalement nouvelle… Il faut parvenir pourtant à distinguer ce qui les rend uniques, ou inédites, de ce qui au contraire compose des traits communs. Parmi ces traits communs, à titre d’exemple, citons la question des signaux faibles. On observe que ceux-ci sont insuffisamment pris en compte, invisibilisés dans un processus de « normalisation de la déviance », pour reprendre le concept forgé par Diane Vaughan, ou bien encore sous-estimés, ce que François Dedieu qualifie de « risques scélérats » pour suggérer ce phénomène de fausse familiarité avec un risque que l’on croit reconnaître mais qui est en réalité d’une tout autre ampleur.

Des facteurs cognitifs autant qu’organisationnels et politiques permettent de rendre compte de ces phénomènes de déni, de sous-estimation ou encore d’aveuglement. D’autres traits communs renvoient aux enjeux de coordination ou bien encore aux débats autour de la sortie de crise : à quel moment ? sous quelle forme ? et pour rétablir quelle normalité ? Bref, il existe un vaste ensemble de recherches sur les crises, dont les exemples ci-dessus ne sont que la partie immergée, lui-même appuyé sur de très nombreuses études de cas, qui doit servir de base à une formation à la gestion de crise.

Organiser le retour d’expérience
Mais, pour que ce travail sur les cas, dans leur unicité mais également leur généralité, puisse s’opérer, encore faut-il que les retours d’expérience qui sont mis en place après chaque crise changent de nature et de format. Pour l’instant, chaque crise d’une certaine ampleur donne lieu à la rédaction d’un, souvent plusieurs, rapport(s). Il peut s’agir de rapports d’enquête parlementaire, de rapports établis par des inspections générales ou de rapports confiés à des experts. Ces rapports se caractérisent généralement par une importante masse de données, collectées à partir d’auditions ainsi que d’autres sources d’information, écrites et orales. De par la position d’autorité dont jouissent les instances qui les diligentent, on pense ici notamment au Parlement, les rapporteurs ont accès non seulement à des informations parfois sensibles mais ils ont les moyens légaux d’obtenir des réponses qui, en des temps normaux, seraient plus longues voire impossibles à recueillir.

Enfin, dans le passé, plusieurs rapports ont joué un rôle important dans le dévoilement d’un scandale (par exemple, sur le chlordécone) ou la mise en évidence de défaillances sérieuses (toujours à titre d’exemple, les rapports sur la tempête de 1999 ou la canicule de 2003). Ils ont parfois pu conduire à des améliorations sensibles dans les instruments de gestion de crise, on pense notamment à des systèmes d’alerte, des dispositifs de prise en charge des personnes isolées ou des fonds d’indemnisation ; sans forcément remettre en cause les facteurs plus profonds ayant conduit à la crise, qu’il s’agisse des dispositifs d’homologation des pesticides ou bien des conditions d’habitat des populations les plus vulnérables.

Cela dit, ces rapports souffrent de plusieurs défauts. Tout d’abord, ils tendent souvent à insister sur la singularité de la situation pour justifier des défaillances des pouvoirs publics. Ensuite, ils sont souvent dans une recherche de responsabilité, individuelle ou collective, qui peut vite tourner à la recherche d’un coupable ou d’un bouc émissaire, comme nous l’avons souligné plus haut. Enfin, et surtout, ils sont à chaque fois construits en suivant un plan ad hoc, et non dans une démarche de connaissance cumulative. Autrement dit, au-delà du cas d’espèce sur lequel ils enquêtent, il est très difficile de tirer des leçons transversales de ces rapports. Certes, on peut les comparer entre eux : mais, dans la mesure où la collecte des données en amont n’a pas été organisée selon un protocole ou une grille assurant un minimum de comparabilité, il y aura toujours des différences significatives dans les informations disponibles.

En conséquence, il est essentiel que l’État puisse se doter d’outils de retour d’expérience robustes, qui ne considèrent plus les crises comme des événements singuliers qui sortent de l’ordinaire, mais au contraire comme des événements récurrents dont on peut apprendre beaucoup. Ces outils n’ont pas forcément à être uniques, puisqu’on peut tout à fait imaginer que différentes disciplines scientifiques ou champs d’expertise élaborent chacun leurs propres outils. Il convient même d’encourager cette pluralité, car de la confrontation de leurs résultats pourront naître des réflexions originales. Mais ils doivent s’inscrire dans une démarche générique et cumulative : générique, au sens où la nature de la crise ne doit pas empêcher d’analyser ce qui est commun ; cumulative, en visant une robuste comparabilité.

Reste la question de savoir quand ce travail doit être entrepris. Habituellement, il se fait ex post, une fois la crise achevée. Il est même courant de considérer que ces rapports opèrent une forme de clôture de la crise, en proposant un récit de ce qui s’est passé et des leçons que l’on doit en tirer. Dans le cas présent, et à l’avenir, il importe que ce travail puisse se faire aussi pendant la crise, comme le suggère Jean-François Girard, ancien Directeur général de la santé dans une récente interview pour le Quotidien du Médecin. Cela soulève d’innombrables problèmes d’accès au terrain et aux acteurs, de confidentialité, de protection des données, de propriété intellectuelle. Mais ces problèmes peuvent être résolus (le contexte actuel démontre à quel point ce qui était impossible hier devient possible aujourd’hui).

Car, ce qui importe, c’est de pouvoir recueillir pendant la crise un maximum d’informations sur la manière dont se conduisent les différentes organisations et leurs membres, mais également les populations, dont les informations circulent, dont les décisions sont prises, les problèmes qui surviennent et la manière dont ils sont résolus, les formes d’improvisation et les innovations que l’on observe. Bien souvent, une grande partie de ces données disparaissent des rapports ex post, soit qu’elles ne remontent tout simplement pas à leurs auteurs, soit que ceux-ci les jugent anecdotiques, voire exceptionnelles, soit qu’ils préfèrent les taire. Pourtant, c’est du recueil de ces données à chaud que l’on peut apprendre beaucoup, car le travail de rationalisation ex post n’a pas encore eu lieu.

Cela ne doit pas empêcher ensuite de recueillir systématiquement tous les écrits produits pendant la crise, on pense notamment aux mains courantes dans les différentes administrations, mais également les rapports, comptes rendus de réunions, fiches, communiqués de presse, circulaires, etc. dont la rédaction occupe une part importante du temps des gestionnaires de crise. Bref, il existe de très nombreuses « traces » qui devront être systématiquement collectées puis analysées, en profitant pour cela également de la possibilité d’interviewer les gestionnaires de la crise pour reconstituer des moments importants.

Que l’on soit clair : la récolte in vivo du matériau permettant de comprendre ces problèmes de coopération n’a pas pour but de tirer sur l’ambulance, ni de nourrir des mises en accusation. Les sciences sociales, pour ne parler que d’elles, ont appris à protéger leurs sources. La récolte in vivo a pour but d’obtenir les informations nécessaires pour que tous les déterminants des prises de décision et de la gestion des crises puissent être explorés. Tout comme la récolte ex post ne vise pas à établir des responsabilités ou à dénoncer des dysfonctionnements. Il s’agit d’abord de reconstituer et de comprendre, en insistant sur des moments de décision ou de conflit qui révèlent les enjeux sous-jacents et les difficultés de coordination.

La crise que nous traversons est unique à maints égards, mais pas singulière. Tout laisse à penser qu’elle pourrait être suivie par des crises plus graves encore, notamment dues au réchauffement climatique. Il convient donc d’en tirer des leçons, tant sur cette crise et la manière dont elle est gérée, que sur les outils à mettre en place pour organiser un retour d’expérience qui pourra ensuite être appliqué à d’autres crises. Il convient que ce travail se fasse de manière plurielle, afin que différents points de vue puissent s’affronter et que de la controverse scientifique émergent des résultats plus robustes encore.

Bref, il faut engager sans tarder un travail de recherche scientifique sur cette crise, qui reconnaisse le caractère « normal », au sens de Charles Perrow, de situations comme celle que nous traversons, au sens où elles sont appelées à se répéter ; de manière à en tirer des données qui alimenteront ensuite des théories et des cadres explicatifs. Et il faut qu’à l’avenir, toute crise soit immédiatement l’occasion d’engager ce travail de collecte de données à chaud, suivi ensuite par un travail à froid, de manière à ce que nous puissions collectivement construire un corpus de connaissances qui nous permettra de mieux affronter les crises à venir.

Le Centre de sociologie des organisations de Sciences PO propose sur son site internet un dossier consacré aux sciences sociales en temps de crise.


[1] On remarquera que la réciproque est vraie, tout en s’inscrivant dans la même logique de personnification : dans les cas de crises dont les conséquences ont été moins graves que ce qui était craint au départ, quelques individus bénéficient du statut de héros providentiel. Ainsi Kennedy a-t-il bénéficié d’une forte aura, construite par ses proches conseillers, à l’issue de la crise des missiles de Cuba, alors que l’historiographie, sans nécessairement nier ses mérites, s’attache à montrer l’ensemble des acteurs – y compris Khrouchtchev – qui ont contribué, parfois avec de la chance, à la résolution de la crise. La logique du héros providentiel est tout autant un frein à l’apprentissage organisationnel.

Henri Bergeron

Sociologue, Directeur de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

Olivier Borraz

Sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur du Centre de Sociologie des Organisations (CNRS-Sciences Po)

Patrick Castel

Sociologue, Chargé de recherches au Centre de sociologie des organisations Sciences Po-CNRS

François Dedieu

Sociologue, INRAE, Laboratoire Interdisciplinaire Sciences Innovations Sociétés

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] On remarquera que la réciproque est vraie, tout en s’inscrivant dans la même logique de personnification : dans les cas de crises dont les conséquences ont été moins graves que ce qui était craint au départ, quelques individus bénéficient du statut de héros providentiel. Ainsi Kennedy a-t-il bénéficié d’une forte aura, construite par ses proches conseillers, à l’issue de la crise des missiles de Cuba, alors que l’historiographie, sans nécessairement nier ses mérites, s’attache à montrer l’ensemble des acteurs – y compris Khrouchtchev – qui ont contribué, parfois avec de la chance, à la résolution de la crise. La logique du héros providentiel est tout autant un frein à l’apprentissage organisationnel.