Éducation

École à la maison : les inégalités sont de nature pédagogique

Sociologue

Depuis le début du mois d’avril, un questionnaire circule auprès des parents pour cerner leurs pratiques d’accompagnement de l’école à la maison. Signe de l’intérêt pour le sujet, plus de 30 000 réponses ont déjà été recueillies. Quelques grands résultats se dessinent, et notamment l’importance de la dimension pédagogique des inégalités (notamment la disposition des parents à transmettre, et celle des enfants à s’approprier, le savoir scolaire).

Depuis le 16 mars dernier, les écoles ont interrompu leur fonctionnement normal et les familles sont invitées à poursuivre à la maison la scolarité de leurs enfants. La reprise scolaire du 11 mai, très partielle, ne change pas fondamentalement la situation : selon les niveaux, selon les écoles, selon les contraintes locales, selon la volonté des parents, les élèves ne retournent en classe que très irrégulièrement, le plus souvent pour quelques heures hebdomadaires seulement. La responsabilité de l’éducation scolaire reste bien du ressort des familles.

« À quelque chose malheur est bon » : les idées « doloristes », comme les nommait Ruwen Ogien, sont aujourd’hui largement relayées dans la crise et en particulier dans le cas de l’école à la maison. Les élèves gagneraient en autonomie, les parents en relation avec leurs enfants, les profs en expérience professionnelle et en maîtrise des outils d’enseignement à distance, l’administration en flexibilité. À l’heure de « tirer les leçons », on pourrait être tenté d’installer dans la durée les « bonnes pratiques » issues de la gestion de la crise.

Si la « continuité pédagogique » a montré la capacité remarquable des enseignants à innover et à s’adapter, il est cependant nécessaire de s’interroger sur ses effets. Que produit la transmission à distance de contenus d’enseignements ? Comment les élèves et leurs familles s’approprient-ils vraiment les savoirs scolaires ? S’il ne fait pas de doute que la situation actuelle creuse les écarts, quelle est, cependant, la nature précise des inégalités liées à l’école à la maison ?

Depuis le début du mois d’avril, Filippo Pirone et moi diffusons un questionnaire auprès des parents pour cerner leurs pratiques d’accompagnement de l’école à la maison. Signe de l’intérêt pour le sujet, plus de 30 000 réponses ont déjà été recueillies. Quelques grands résultats, qui nécessitent évidemment d’être complétés et affinés, se dessinent. On avance couramment plusieurs hypothèses sur la nature de ces inégalités : fracture numérique, conditions de logement, manque de disponibilité des parents, télétravail, éloignement de la culture scolaire. Nous essayons bien sûr de documenter les dimensions matérielles des inégalités d’accompagnement de la scolarité des enfants, mais il semble que les dimensions pédagogiques de ces inégalités (notamment la disposition des parents à transmettre, et celle des enfants à s’approprier, le savoir scolaire) soient les plus agissantes.

Une fracture numérique ?

Le mode de passation du questionnaire (en ligne) exclut de fait de l’enquête les parents sans matériel informatique ni accès à internet. Il n’est donc pas le bon moyen d’approcher les inégalités numériques face à l’école à la maison. Mais il réserve tout de même quelques enseignements. On observe avant tout des inégalités d’équipement : 11,4% des familles populaires déclarent avoir une connexion qui pose problème, contre 7,9% des familles de catégories sociales supérieures. À la question : « Jugez-vous votre équipement informatique et votre accès internet suffisants pour répondre au travail de l’école à la maison ? », un même écart se manifeste (24,3% de « non » versus 17%).

Mais, cet écart est encore plus visible dans le sentiment de compétence informatique : 45% des classes supérieures se sentent « tout à fait capables » de répondre aux exigences techniques numériques de l’école à la maison, contre seulement 31% des classes populaires. La dimension matérielle des inégalités numériques semble donc moins prégnante que la dimension dispositionnelle. La fracture numérique ne se réduit donc pas aux inégalités d’équipement souvent mises en avant ; la maîtrise différenciée selon les milieux sociaux des outils numériques mobilisés dans le cadre de la continuité pédagogique doit être interrogée.

Le mythe de la démission parentale

La sociologie de l’éducation a depuis longtemps tordu le cou à l’idée reçue d’un moindre engagement des parents de familles populaires dans le suivi de la scolarité de leurs enfants[1]. Tous les parents disent avoir le temps (autour de 90% des parents répondants) et reconnaissent l’importance de suivre le travail scolaire (environ 95% des parents) pendant la période de confinement, sans qu’il n’existe de différence forte entre les milieux sociaux. Le temps consacré à la classe à la maison va même contre l’intuition : les classes populaires passent 3h16 en moyenne par jour à l’accompagnement scolaire, contre 3h13 pour les classes moyennes, 3h07 pour les classes supérieures et même 2h58 pour les enseignants. Il n’y a donc pas « d’abandon scolaire » dans les familles populaires.

De plus, les classes populaires déclarent plus que les autres avoir recours aux techniques d’accompagnement les plus directes : surveiller que l’enfant suive les consignes (88% contre 84% chez les classes supérieures), faire réciter la leçon (87% contre 81%), faire des exercices en rapport avec la leçon (90% contre 86%). Ces activités, qui favorisent la réalisation des commandes scolaires dans leurs aspects les plus formels, montrent bien l’adhésion, pour ne pas dire la confiance, des familles populaires envers l’institution scolaire.

Des inégalités dans la nature du travail engagé

C’est donc probablement moins dans le temps passé à l’école à la maison que dans la nature du travail engagé que peuvent resurgir les inégalités scolaires. A contrario, dans les classes supérieures, on observe des stratégies d’accompagnement plus détournées : 49% des parents de classes supérieures déclarent donner des exercices en rapport indirect avec la leçon, contre 46% en milieu populaire. De plus, 27% des classes supérieures donnent à leurs enfants des exercices complexes, nécessitant des acquis présents dans d’autres matières, contre 23% des familles populaires. Dans un même ordre d’idées, les classes supérieures mobilisent plus volontiers des supports d’apprentissages alternatifs à ceux proposés par les enseignants (25% versus 19%).

Les classes supérieures et les enseignants ne s’en tiennent donc pas à une sorte d’acquittement mécanique de la tâche scolaire. Leur pratique de la classe à la maison montre au contraire qu’ils interrogent la « technologie », le mode de fabrication du savoir scolaire. Le recours plus fréquent aux exercices indirects ou complexes montre qu’ils semblent pénétrer l’épistémologie du savoir scolaire et en décoder ses implicites.

On retrouve là les résultats des théories du rapport au savoir[2]. Ces travaux ont notamment cherché à analyser les opérations cognitives réclamées des élèves lors de l’apprentissage scolaire. Pour le dire schématiquement, ils montrent que les apprentissages scolaires supposent implicitement que l’élève soit capable de conceptualiser, c’est-à-dire d’accéder aux notions profondes dissimulées sous les tâches scolaires contingentes. Si, en géographie, pour transmettre aux élèves de collège la notion de relief, on utilise un exercice de coloriage d’une carte à partir d’un code couleur (en vert la basse altitude, en orange la moyenne altitude…), on fait le pari implicite que l’élève sera capable d’opérer une généralisation de ce code couleur vers la notion de relief[3].

Sans toujours le formuler explicitement, les apprentissages scolaires font donc appel aux capacités d’abstraction, de conceptualisation, de « décontextualisation » des élèves (et des parents qui les accompagnent dans les devoirs). La transmission du savoir scolaire repose donc sur une méthode de décodage de ses implicites qui n’est pas équitablement répartie dans l’espace social.

Les familles populaires adoptent des pratiques d’accompagnement plus directes, plus cadrantes, plus impositives, qui remplissent les attendus formels des consignes scolaires. À l’inverse, un suivi parental « expert », suppose d’accéder à la compréhension du système d’attendus invisibles du savoir scolaire. La question de l’appropriation effective des contenus scolaires doit donc être posée, et ce avec d’autant plus d’acuité que l’école à la maison se passe, par la force des choses, du travail d’explicitation des consignes scolaires fait par l’enseignant en temps normal. Ces premiers éléments nous conduiront à prolonger notre enquête quantitative par des entretiens (téléphoniques ou de visu) et des observations ethnographiques, nécessaires à la compréhension fine de ces mécanismes.

La question relationnelle

La question relationnelle semble déterminante : il existe peu de différence entre les milieux sociaux sur la « bonne santé » des relations parents-enfants en dehors du confinement (à peu près 80% de « bonnes » ou « plutôt bonnes » relations, quel que soit le milieu social). Mais le confinement et le suivi de la scolarité à la maison va contribuer à développer des tensions relationnelles. Ces tensions sont plus fréquentes en milieu populaire : 32% des familles populaires rencontrent parfois ou souvent des difficultés dans la relation à l’enfant contre 24% dans les classes supérieures.

Il ne faut pas négliger la dimension relationnelle dans l’efficacité des apprentissages. Une relation apaisée est évidemment plus favorable aux apprentissages. Or, instaurer un climat d’apprentissage serein par des relations apaisées n’est pas un exercice banal. On exhorte les parents à la patience : il s’agit pour eux de retrouver une forme de distance relationnelle, de neutralité affective vis-à-vis de leurs enfants, qui a naturellement cours à l’école entre l’enseignant et l’élève. En effet, à l’école, la situation d’apprentissage repose sur un contrat de relation institutionnalisé entre l’élève et l’enseignant, où chacun respecte un rôle social. C’est ce contrat relationnel qu’il faut arriver à recréer à la maison. Ces chiffres sur l’état des relations montrent que tous les milieux n’y parviennent pas de la même manière.

On le voit, les défis de l’école à la maison sont multiples. Pour faire l’école à la maison, il est nécessaire de bénéficier de conditions matérielles minimales (en termes d’équipement numérique, en particulier), mais il semble néanmoins que les écarts sociaux se creusent plutôt sur le terrain pédagogique. Dans une école à la maison où l’enseignant est par principe à distance, les familles sont abandonnées à leurs propres schèmes de compréhension des consignes scolaires. Par sa nature même, aucun dispositif d’enseignement à distance ne saurait régler ce type d’inégalités. L’école a encore besoin de ses enseignants…


[1] Lahire B. (1995), Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris : Seuil/Gallimard. Kakpo S. (2012), Les devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires, Paris : PUF. Garcia S. (2019), Le goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires, Paris : PUF.

[2] Pensons entre autres à Charlot B., Bautier E et Rochex J.Y. (1992), École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris : Armand Colin ; Bonnéry S. (2007), Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris : La Dispute; Bautier E. et Rayou P. (2013), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, Paris : PUF.

[3] L’exemple est emprunté à Bonnéry, op. cit.

Romain Deles

Sociologue, Maître de conférences à l'université de Bordeaux

Laissons entrer l’avenir

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Notes

[1] Lahire B. (1995), Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris : Seuil/Gallimard. Kakpo S. (2012), Les devoirs à la maison. Mobilisation et désorientation des familles populaires, Paris : PUF. Garcia S. (2019), Le goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires, Paris : PUF.

[2] Pensons entre autres à Charlot B., Bautier E et Rochex J.Y. (1992), École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris : Armand Colin ; Bonnéry S. (2007), Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques, Paris : La Dispute; Bautier E. et Rayou P. (2013), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, Paris : PUF.

[3] L’exemple est emprunté à Bonnéry, op. cit.