Rediffusion

L’universel, seule voie possible de l’émancipation

Philosophe

L’universel ne serait jamais vraiment universel. Ou lorsqu’il l’est, il l’est trop : oublieux des « nations » ou des « victimes », des « cultures » ou des « religions des dominés ». La force de propagation de ces critiques doit un peu à leur pertinence, et beaucoup à la faiblesse conceptuelle de l’universalisme. Il semble, en effet, avoir perdu aujourd’hui les vertus émancipatrices dont il était naguère porteur. Sur quoi pourrait-on le fonder demain ? Rediffusion du 20 février 2020.

Jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité. L’extraordinaire progression des moyens de transport et de communication, notamment depuis l’Internet et le développement des réseaux sociaux, renforce chaque jour cette conscience horizontale d’humanité globale. En outre, nous savons que nous sommes exposés aux mêmes risques planétaires : épidémies, changement climatique, catastrophe nucléaire, épuisement des ressources naturelles, extinction des espèces, crise économique mondiale, etc. Et pourtant l’unité de l’humanité et les valeurs universalistes qui lui sont associées reculent dans les représentations collectives. À droite comme à gauche.

À droite, les replis identitaires et xénophobes qui ne cessent de progresser, d’un bout du monde à l’autre (Trump, Modi, Bolsonaro, etc.) et aux deux extrémités de l’Europe (Brexit, Orbán, etc.), s’opposent aux immigrants, aux étrangers, aux envahisseurs, au « grand remplacement ». On connaît la critique : le « droits-de-l’hommisme hors sol » écrase les identités « enracinées ».

À gauche, sous l’influence de la New Left américaine, on repense en termes d’identités antagoniques (de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc.) les conflits que l’on pensait naguère en termes de lutte de classes. Et la vieille critique, détournée d’un marxisme simplifié, revient : l’universel ne serait au fond que le « droit du plus fort ». Il est assimilé tantôt au patriarcat (tous les hommes, mais pas les femmes), tantôt à la « blanchité » (tous les hommes, mais seulement les mâles blancs), à l’européocentrisme (tous les hommes, mais seulement occidentaux), ou à l’anthropocentrisme (tous les hommes, mais pas les animaux), etc.

En somme l’universel ne serait jamais vraiment universel. Ou lorsqu’il l’est, il l’est trop : oublieux des « nations » ou des « victimes », des « cultures » ou des « religions des dominés », et même des « races » – car cette notion ressort actuellement de la poubelle de l’histoire où l’avaient reléguée les « crimes contre l’humanité ». Il est vrai que la force de propagation de ces critiques doit un peu à leur pertinence et beaucoup à la faiblesse conceptuelle de l’universalisme. Il semble avoir perdu les vertus émancipatrices dont il était naguère porteur. Il faut les rappeler, mais d’abord répondre à ces critiques.

Réponses aux critiques de l’universalisme

Première critique : l’universalisme serait formel – c’est la critique la plus constante et la plus ancienne. On accorde les mêmes libertés à tous, mais seuls peuvent exercer ces libertés (de circuler, de s’exprimer, etc.) ceux qui en ont les moyens matériels ou culturels. On proclame l’égalité de tous les êtres humains mais ce n’est qu’un vain bavardage puisqu’elle coexiste avec des inégalités réelles que ce discours abstrait et bien-pensant ne sert qu’à dissimuler.

C’est vrai : l’universel est souvent purement formel ou abstrait. Pourtant rien ne le condamne à le demeurer. La défense de la liberté et de l’égalité réelles n’implique pas l’abolition des libertés formelles et l’égalité des droits (comme l’ont fait les régimes dits « communistes ») mais suppose au contraire la lutte pour qu’ils soient réalisés. S’en prendre au caractère formel de l’universel, c’est s’en prendre à un de ses usages pervertis, non à l’universel lui-même.

Deuxième critique : Aucune lutte, dit-on, ne peut se faire au nom de l’universel, car il s’agit toujours de défendre des victimes particulières.

C’est vrai : on se bat toujours pour la libération de certains – classes exploitées, peuples colonisés, femmes subalternisées, Noirs, Juifs, Arabes ou Roms discriminés, etc. – contre un universalisme de façade. Pourtant, lorsque les combats contre l’injustice faite à certains oublient qu’ils visent finalement l’égalité de tous, ils trahissent leur propre cause. Les colonisés ont-ils combattu les colonisateurs pour les coloniser ou pour abolir le colonialisme – donc en vue de l’universel ? Les femmes devraient-elles lutter pour imposer le matriarcat ou contre toute forme de domination sexuelle ? De même qu’on ne confondra pas l’universel avec l’un de ses usages, on ne confondra pas les moyens de l’émancipation, toujours particuliers, avec sa fin, qui ne peut être qu’universelle.

Troisième critique : l’universel se présente comme neutre, il ne l’est jamais. Il est impossible de parler au nom de l’universel, et celui qui l’invoque ne fait en réalité que nier l’existence même des relations de domination et défendre les intérêts particuliers des dominants. On ne peut donc parler qu’au nom de sa propre identité, laquelle entre nécessairement dans un cadre binaire, oppresseur ou opprimé, dominant ou dominé(e), homme ou femme, « Blanc » ou « Noir », « occidental » ou « colonisé », « hétérosexuel » ou « homosexuel », voire « chrétien » ou « musulman », etc.

C’est vrai : l’universel est souvent le moyen de nier les discriminations ou les injustices réelles par une position prétendument de surplomb. Pourtant, pourquoi chacun serait-il tenu de se définir par un « en tant que… » – femme « ou » homme (« ou » transgenre), hétérosexuel « ou » homosexuel (« ou » bi, « ou » trans), colonisé ou colonisateur, victime ou coupable (l’un ou l’autre éternellement) ? Les identités contemporaines sont plurielles, floues, variables, elles sont le fruit permanent d’identifications mouvantes et n’ont rien à voir avec des essences plus ou moins naturalisées.

Quatrième critique : Il n’y a pas de lieu neutre pour juger une injustice et l’expérience des souffrances particulières est incommunicable. Ceux qui s’approprient culturellement les souffrances d’une communauté particulière (esclavage, shoah, apartheid, colonialisme, patriarcat, etc.) en prétendant leur donner une valeur « universelle » ne font que la banaliser et la réduire au même.

C’est vrai : chaque souffrance d’une communauté est unique et doit être rappelée comme telle. Mais pourquoi seules les victimes auraient-elles le « droit » d’en porter le poids et la mémoire ? Car une injustice ne concerne pas seulement ceux qui en sont victimes, ou coupables, mais la communauté morale tout entière. Sans un tiers lieu d’où elles peuvent être constatées, dénoncées, jugées et éventuellement réparées, il n’y a plus d’injustices à proprement parler (ni donc de justice), il n’y a que des dommages, des préjudices et des vengeances. L’idée de justice suppose l’universel sous peine de n’être pas. En outre, ce type de souffrance comporte nécessairement une dimension communicable – donc universalisable – sous peine de demeurer singulière, confinée à la sidération muette des victimes, et de perdre ainsi toute portée collective – ce qui serait le comble pour un projet de libération ou même pour un programme de transmission mémorielle.

Cinquième critique : l’universel ne serait que le masque des intérêts dominants. « Quand Untel dit “tous les hommes sont…”, ne croyez pas que “tous les hommes soient…”, ni surtout qu’Untel croit vraiment que “tous les hommes soient…”, demandez-vous qui est Untel et pourquoi il a intérêt à le dire ». À chaque fois qu’on invoque l’universel, on masque sous ce nom des entreprises particulières de domination.

C’est vrai, et mille exemples le prouvent. La prétendue « civilisation européenne » à vocation universaliste a servi à exterminer les Indiens ou à coloniser l’Algérie. Alors que les puissances européennes, délivrées du nazisme, rédigeaient la « Déclaration universelle des droits de l’homme », les nations prétendument civilisées se lançaient dans de longues guerres contre l’indépendance des peuples colonisés. Plus près de nous, la « démocratie » et les « droits de l’homme » ont été utilisés pour justifier la guerre d’Irak de 2003. En outre, chaque invocation d’une « essence de l’homme » peut, par un curieux retour de l’universalité contre elle-même, servir à justifier des inégalités entre humains : tous les humains sont humains, mais certains sont moins humains que d’autres (que nous !) – ce qui permet de justifier l’esclavage, le colonialisme, la ségrégation raciale, l’apartheid, le patriarcat, etc. Le prétendu universel n’est alors qu’un prétexte servant des fins particulières.

Pourtant, si le soupçon est parfois justifié, ce n’est pas « toujours » ni « nécessairement » le cas. Les pires entreprises de domination n’ont nullement besoin de ce prétexte, elles se font le plus souvent au nom d’intérêts particuliers ou d’identités essentialisées : on ne discrimine, on n’écrase, on ne massacre, on n’extermine pas des gens qui sont « comme nous », mais justement des étrangers, des boches, des nègres, des niakoués, des youpins, des « sous-hommes », des bêtes nuisibles qui infectent le sang des vrais hommes, polluent l’espace vital, sont idolâtres, déicides, pratiquent l’anthropophagie, la sorcellerie, l’inceste, etc.

Sixième critique : tout universel est lui-même particulier. Il a un lieu et une date de naissance, des conditions particulières d’énonciation, des déterminations contextuelles singulières, etc. Ainsi en va-t-il par exemple des « droits de l’homme ». N’est-ce pas une invention européenne du XVIIIe siècle ? Pourquoi auraient-ils sens et valeur pour tous et tout le temps ? »

C’est vrai : tout universel naît dans des conditions particulières. Pourtant, ce n’est pas forcément en limiter sa portée. L’algèbre est née en Perse au IXe siècle : cela n’en fait pas une science iranienne, mais bien une science universelle, autrement dit une science « tout court ». De même, la loi de la chute des corps a été formulée par Galilée en 1605, cela n’en fait pas une loi italienne du XVIIe siècle. Il n’y a pas de « science occidentale », la formule est oxymorique. De même, les superstitions ou les pratiques barbares, ne sont pas plus orientales qu’occidentales.

Quant aux droits de l’homme, il est vrai que leur formulation en termes de « droits subjectifs », autrement dit leur « ontologie », les lie à la philosophie du libéralisme du XVIIIe siècle. L’homme des « droits de l’homme » est un individu autonome, sujet souverain, rationnel et libre, une particule simple susceptible d’exister complète et achevée avant d’entrer en communauté ; celle-ci est réduite à une somme d’unités élémentaires, une collection d’égaux pouvant cohabiter contractuellement, voire entrer en compétition les uns avec les autres. Cette vision du monde est fort particulière.

Pourtant, il faut se méfier de cet argument de ceux qui se targuent d’opposer à ces prétendues « valeurs occidentales » véhiculées par les « droits de l’homme » de supposées « valeurs asiatiques ». Il est souvent invoqué par les dirigeants des régimes despotiques ou totalitaires (malaisiens, singapouriens ou chinois) pour justifier leurs exactions, la suspension des libertés, l’interdiction des cultes non étatiques, l’emprisonnement des suspects sans procès, la torture des opposants, etc. Mais surtout, il faut rappeler que cette affirmation selon laquelle les droits humains seraient ethnocentriques est fondamentalement… ethnocentriste.

C’est rendre un hommage bien immérité à l’« Occident » – coupable de tant de massacres – de prétendre qu’il aurait seul inventé les « droits de l’homme » – ou du moins leur fondement moral et politique. C’est contre cette idée que s’est sans cesse insurgé, le philosophe indien, « prix Nobel » d’économie, Amartya Sen qui parle « d’illusion occidentalisante » avec force exemples.

Certes, les idéaux de tolérance, de liberté individuelle et d’égalité de tous les êtres humains proclamés ailleurs n’ont pas été formulés dans le vocabulaire des « droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine » auquel recourt la Déclaration des Nations Unies de 1948. Les formulations des droits humains sont à chaque fois dépendantes de leurs conditions historiques ou culturelles particulières mais l’essentiel est qu’elles soient « traduisibles ».

Il en va ainsi des conventions régionales (Convention européenne des droits de l’homme, Convention interaméricaine des droits de l’homme et plus tard la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples) qui rompent avec le laïcisme et l’ontologie individualiste des Déclarations sans subvertir les droits humains.

Et surtout, on constate que les peuples en lutte s’approprient toujours, spontanément et par leurs actes, les droits humains. C’est ce qu’on a bien vu lors des « printemps arabes » de 2010-2011. Les valeurs (notamment celle de « dignité » : en arabe karama) que certains anti-universalistes des deux bords affirmaient être le monopole de la « civilisation occidentale » furent revendiquées, lors de manifestations massives, de la Tunisie à la place Tahir au Caire, du Yémen au Bahreïn, par des peuples qu’on disait appartenir à une autre « civilisation », ou dont on estimait qu’ils ne pouvaient pas participer à « nos » Lumières, faute de n’avoir pas connu un XVIIIe siècle voltairien et de n’être pas « sortis », comme nous, du religieux.

Et aujourd’hui, face au despotisme, à l’arbitraire, à la corruption, à la prédation, les manifestants d’Alger, de Hong Kong, de La Paz ou de Téhéran réclament les mêmes libertés fondamentales (opinion, expression, réunion, culte, liberté syndicale, État de droit, égalité des droits des femmes et des hommes, abolition des privilèges des castes dirigeantes, etc.), que les Américains de 1776, les Français de 1789 ou de 1848, ou les Polonais, les Hongrois et les Tchèques de 1989. Autrement dit, ils ont exigé, avec leurs mots, le respect de ce que « nos » Déclarations avaient nommé les « droits naturels, inaliénables et sacrés » des individus (1789) ou la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine » (1948). Chaque peuple s’approprie l’universel à sa manière particulière.

Septième critique : l’universel serait niveleur, oublieux des différences, etc. Il est vrai que l’universel est souvent globalisant. Il est vrai aussi que certains de ses apôtres le confondent parfois avec la culture dite « occidentale ». Pourtant, il suffit de remarquer que, selon les époques, ou parfois dans un même moment, ce sont les sociétés les plus diverses qui peuvent être porteuses de l’idée d’universel, comme ce peut être les sociétés les plus diverses qui peuvent être « barbares » ou enfermées dans une vision réductrice de ce qu’est et doit être un être humain.

Concernant l’Europe du XXe siècle, la chose n’est que trop évidente. Inversement, l’Andalousie du Xe siècle où cohabitaient les cultures juive, musulmane et chrétienne était sans doute plus civilisée que sous les rois catholiques après la Reconquête, quand Juifs et Arabes furent chassés d’Espagne en 1492, l’année même où Colomb découvrait l’Amérique, pour le malheur des peuples qui s’y trouvaient. Et Maïmonide a dû fuir l’Europe intolérante du XIIe siècle et les persécutions contre les Juifs pour la sécurité offerte au Caire sous la protection du sultan Saladin.

Les vertus émancipatrices de l’universel

Il ne suffit pas de répondre aux critiques, il faut encore montrer que l’universalisme (celui des droits humains, du cosmopolitisme, et plus largement des Lumières : « raison », « science », « égalité », etc.) n’a rien perdu de ses vertus émancipatrices. Comment osons-nous protester contre le fait que, « ici » même, on rejette des hommes à la mer ou qu’on les parque dans des « jungles », si l’on ne se solidarise pas avec ceux qui là-bas luttent contre la soumission aux lois claniques, aux superstitions funestes, aux crimes d’honneur, au massacre des intouchables, à l’amputation des voleurs, au suicide des veuves, au travail des enfants, à l’excision des fillettes ou leur mariage à huit ans ?

Comment osons-nous penser que « après tout, tout ça, c’est leur « truc » à eux » et que « c’est bien leur droit, à ces « peuples », d’avoir leur truc, puisque l’universel, ce n’est rien d’autre que notre « truc » à nous, occidentaux » ? Ce raisonnement est non seulement absurde, il est cynique et, une fois de plus, ethnocentriste. Pourquoi, s’il y a « ici » des voix critiques pour s’opposer aux pratiques discriminatoires ou inhumaines, n’y en aurait-il pas aussi « là-bas » ?

N’y a-t-il pas, dans toute société, et même dans toute « culture » si l’on tient à ce mot, des consciences, qu’elles soient opprimées ou éclairées, des voix parlant au nom de l’universel, qui se révoltent contre l’esclavage dans les « cultures esclavagistes », qui s’insurgent contre les sacrifices d’êtres humains, le suicide par le feu des jeunes veuves, la lapidation des femmes adultères, les « meurtres d’honneur », le bandage des pieds des fillettes, l’exclusion des albinos du corps social, etc.

N’y a-t-il pas, de temps en temps, et partout, des Antigone ? Mais si « tout est culture » et si toutes les prétendues « cultures » se valent, que valent ces voix et comment entendre ces consciences morales ? Viennent-elles de leur culture ou de la nôtre ? Qui est ethnocentriste ? Celui qui croit qu’il peut exister partout des consciences individuelles porteuses d’un humanisme universaliste ou celui qui prétend que tout ce qui vient d’une culture est culture, sauf (évidemment !) ce qui vient de la sienne – par exemple sa capacité à critiquer l’ethnocentrisme ou son aptitude à l’autocritique dans sa propre « culture » ?

Il serait en outre étrange que, hors d’Occident, les mobilisations se fassent au nom de valeurs universelles (libertés individuelles, égalité des femmes et des hommes, État de droit, élections libres, transparence, non-discrimination, etc.) et que sur les campus américains ou dans la gauche européenne, les luttes se fassent contre ces mêmes valeurs considérées comme… « occidentales » ou « démobilisatrices ».

L’idéal universaliste doit demeurer l’objectif des combats pour l’émancipation  comme cela a toujours été le cas. Il suffit de lire les textes des leaders qui ont lutté pour l’abolition de l’esclavage pour voir qu’il en a été ainsi :  « Moi, l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose : Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. C’est-à-dire de moi par un autre. Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve. Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc » (Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs).

Nelson Mandela : « Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu’un d’autre de sa liberté, aussi certainement que je ne suis pas libre si l’on me prive de ma liberté. L’opprimé et l’oppresseur sont tous deux dépossédés de leur humanité » (Un long chemin vers la liberté). Les Africains n’ont pas lutté contre leur esclavage pour devenir les maîtres de leurs anciens maîtres, mais pour l’abolition universelle.

« Je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez-vous, frères, et combattez avec moi pour la même cause. Déracinez avec moi l’arbre de l’esclavage » (Toussaint Louverture, Déclaration à Saint-Domingue, 29 août 1793). De même, les « chefs des insurgés Nègres de Saint-Domingue » s’adressent en juillet 1792 à « l’assemblée générale, aux commissaires nationaux et aux citoyens de la partie française de Saint-Domingue » pour exiger la fin de la servitude en ces termes : « Placés sur terre comme vous, étant tous enfants d’un même père, créés sur une même image, nous sommes donc vos égaux en droits naturels… Voilà, Messieurs, la demande des hommes qui sont vos semblables et voilà leur dernière résolution et qu’ils sont résolus de vivre libres ou mourir » (Lettre de Jean-François, Biassou et Belair, chefs des insurgés Nègres de Saint-Domingue).

Les luttes antiségrégationnistes ont toujours visé l’universalité et l’égalité des droits humains ; et c’est justement pour cela que, parfois, les dominateurs détournent ces motifs pour les retourner contre les dominés.

Et vous, « anti-universalistes (prétendument) de gauche », quels idéaux guident vos combats ? N’avez-vous d’objectifs que particuliers visant exclusivement une catégorie d’humains ? Certains sont de sinistre mémoire (« dictature du prolétariat »), d’autres seraient contradictoires (substituer le matriarcat au patriarcat), voire absurdes (discriminer les hétérosexuels). Vous devrez concéder que vous avez des objectifs universalistes : abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, égalité des femmes et des hommes, non-discrimination par l’orientation sexuelle, etc. L’argument anti-universaliste se réfute ainsi lui-même.

Il en va de même des luttes pour la « diversité » culturelle. Elles ne peuvent se mener qu’au nom de l’universel et jamais au nom d’une « culture » particulière. Car défendre une « culture », ce n’est nullement défendre n’importe quelle « pratique », et notamment celles qui se fondent sur l’exploitation ou l’asservissement des uns (et plus souvent des unes) par les autres, et peuvent susciter la protestation ou la révolte des Antigone locales, autrement dit celles qui ne résistent pas au test de l’universalisation.

Car tout n’est pas « bel et bon » dans une culture au prétexte que c’est culturel et notamment toutes valeurs (ou idéologies) fondées sur l’inégalité a priori des humains (racisme, antisémitisme, xénophobie, homophobie, machisme) ainsi que leurs conséquences pratiques (esclavage, ségrégation, discrimination, colonialisme, patriarcat, mutilations, etc.).

Pourtant l’universel moral et politique n’est nullement un argument en faveur de l’uniformité culturelle, encore moins « occidentale ». C’est au contraire un argument en faveur de la diversité dont l’universel est le meilleur garant. Car elle n’est possible que dans et par un universel de deuxième degré, purement formel, qui permet leur existence, et donc leur coexistence, comme la laïcité est la condition du libre exercice de la diversité des cultes (ou des croyances) ou la liberté d’opinion la condition formelle de l’existence même des opinions.

Le discours universaliste a souvent été ethnocentrique ou paternaliste. Il a couvert de nombreux crimes. L’humanisme de la Renaissance était ethnocentrique et se fondait sur un Dieu ambigu. Celui des Lumières était adossé à l’anthropologie du libéralisme et se fondait sur une « nature » équivoque. L’un et l’autre étaient hégémoniques.

Sur quoi fonder à présent cet humanisme universaliste, si nous ne pouvons plus le faire dépendre d’un Dieu équanime ou d’une nature  supposée égalisatrice, telle est la question la plus difficile posée à la philosophie aujourd’hui et à laquelle je me suis efforcé de répondre dans la troisième partie de mon Plaidoyer pour l’universel.

Ce qui est sûr, c’est que,  à l’heure de la globalisation des risques et des menaces d’uniformisation culturelle, l’universalisme doit intégrer l’idée que les êtres humains se pensent toujours, concrètement, à partir de leurs différences, qu’elles soient physiques, sociales, géographiques, historiques, linguistiques, mémorielles ou culturelles et qu’ils se définissent de plus en plus, à mesure même de la cosmopolitisation croissante, par des identités multiples et mouvantes.

Car le vrai universalisme, celui qui pourrait naître de cette cosmopolitisation, repose à la fois sur une éthique de l’égalité et sur une politique des différences. L’universel, c’est cela même, et cela seul. La globalisation semble rendre l’universalisme impossible car elle menace la diversité culturelle sans laquelle il n’y a pas d’humanité ; elle le rend pourtant nécessaire contre les faux refuges dans des identités imaginaires antagoniques de plus en plus menaçantes. L’universel ainsi défini est notre seul point fixe et assuré dans le chaos des valeurs.

NDLR : Francis Wolff a publié Plaidoyer pour l’universel, Fayard, 2019.

Cet article a été publié pour la première fois le 20 février 2020 dans le quotidien AOC.


Francis Wolff

Philosophe, Professeur émérite au département de philosophie de l'ENS-Ulm