Rediffusion

Après la victoire de Joe Biden, les Démocrates face à une nouvelle génération d’activistes

Philosophe, Sociologue

Joe Biden a dû sa victoire à une forte mobilisation de citoyens habituellement abstentionnistes, exclus du vote. Une nouvelle génération de militants et d’activistes a ainsi mené un travail de terrain de longue haleine. Pourtant, ils ont dû œuvrer à l’écart – et souvent à l’encontre – des instances officielles du Parti démocrate, dans des mouvances comme Never Again, Black Lives Matter ou #MeToo. La reconnaissance de cet activisme et de ses aspirations spécifiques constitue désormais un enjeu politique majeur. Rediffusion du 11 novembre 2020.

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Après le soulagement immense (Breathe!) de la fin annoncée de la présidence de Donald Trump, il est permis de se demander ce qui compte en démocratie : les institutions, états-uniennes en l’occurrence, qui ont résisté aux assauts qu’elles ont subis durant ces quatre dernières années et dont le fonctionnement a été si admiré ces derniers jours, avec le décompte minutieux et patient de tous les votes dans chaque État ? La vigueur de l’activisme politique des citoyens ordinaires, qui s’est traduite par une mobilisation de tous bords d’où a résulté un niveau de participation à l’élection jamais atteint (66 % du corps électoral, soit de 5 à 15 % de plus que d’habitude) ? Ou l’irruption en politique de groupes de population régulièrement ignorés par ceux qui arrivent au pouvoir grâce à eux et elles – les femmes, les minorités, les défavorisés ?

Mais dans cette élection, le facteur moral a d’abord joué un rôle déterminant : ce que bien des gens ont appelé le « character », la manière d’être du président Trump, son caractère éthiquement choquant, son égoïsme radical, son indifférence à la souffrance, son sexisme et son racisme explicites et violents, son mépris des subalternes et des pauvres et son incapacité à l’échange authentique avec autrui. Le lien intime entre éthique et vérité a été tout aussi crucial. Les mensonges permanents, la négation des faits avérés, l’absence de logique et de cohérence (exemple : condamner le décompte de bulletins dans un État et l’encourager dans l’autre) se sont révélés des fautes morales.

Le simple fait que Joe Biden soit perçu, même par ceux qu’il n’exalte vraiment pas (nous par exemple), essentiellement comme un « brave type » heureusement à peu près exempt de corruption (antithèse d’un affreux bonhomme totalement dépourvu de care et de scrupules) traduit cette dimension éthique minimale et explique le succès du futur président. Biden et Harris revendiquent d’emblée, dans la tradition perfectionniste honorée encore récemment par Obama dans son discours de la convention démocrate, de s’adresser au meilleur en chacun·e.

Certains journalistes parlaient d’un « vote West Wing », et la série, qui a durant sept saisons (NBC 1999-2006) exprimé avec force l’esprit démocrate, a même ressuscité pour un nouvel épisode à l’occasion de la campagne.

La mobilisation massive de l’électorat démocrate en faveur de Harris et Biden reflète la prise de conscience d’une nécessité du peuple d’être vraiment représenté.

On peut se réjouir totalement de la victoire de Harris-Biden, et s’inquiéter de la suite. La victoire du ticket démocrate est moins écrasante que prévu. C’est que, en raison de sa nature plébiscitaire, le vote a pris un tour passionnel qui a fait émerger une minorité républicaine de plus de 70 000 000 personnes dont le nombre fait planer le risque d’un implacable antagonisme. D’autant que Trump et ses soutiens d’extrême droite sont, semble-t-il, déterminés à attiser le ressentiment, refusant de concéder la défaite et répandant la contre-histoire de l’élection volée par une fraude massive et organisée. Et nul ne sait encore quelle sera la résistance que les vaincus s’apprêtent à opposer à l’esprit des institutions démocratiques.

Comme Wendy Brown l’a impeccablement rappelé ici même, le vote en faveur des Républicains est une composition hétéroclite qui ne traduit pas une adhésion inconditionnelle à ce qu’a dit leur héraut ou à un programme qui n’a même jamais été ébauché. Il est le produit de la croyance dans le fait que le président sortant aurait fermement défendu quelque chose à quoi chaque fragment de cet électorat tient : que ce soit emploi, port des armes, baisse d’impôts, hausse des profits, interdiction de l’avortement, suprémacisme blanc, antiféminisme, islamophobie, nationalisme, arrêt de l’immigration… Le caractère disparate du vote Trump – et son caractère de psychopathe – rend hautement improbable que le geste civique de ces 70 000 000 citoyens puisse se transformer en un engagement violent en faveur de la restauration d’un chef dont la plupart des gouvernants de la planète s’accordent à penser qu’il a été désavoué régulièrement.

Si l’élection a permis de se débarrasser d’une présidence totalement toxique, c’est certainement (triste à dire) grâce à la pandémie de coronavirus. Nous ne parlons pas ici de la gestion désastreuse d’une épidémie qui a déjà causé la mort de près de 240 000 personnes aux USA, car ce n’est pas la première incapacité de Trump et, visiblement, ses électeurs ne lui en ont pas tenu rigueur. Nous parlons des mesures exceptionnelles des États, et du travail de réseautage et de porte-à-porte de militants, qui ont permis à un très grand nombre de citoyens d’habitude exclus du vote (au travail ou indisponibles le jour de l’élection, trop pauvres pour se déplacer, trop vulnérables pour se présenter aux bureaux de vote ou dissuadés de le faire par une propagande ciblée) de participer à l’élection de façon anticipée ou par la poste.

Belle réponse à ceux qui ici exploitent l’antienne de la désaffection de la politique pour expliquer le rejet des électeurs. En clamant « Our Streets Our Votes », « Power to the Polls », « Reclaim the ballot », activistes et militants ont réussi à montrer que la vie politique tient aussi à ce moment rituel où le citoyen est appelé à faire entendre sa voix dans les urnes. C’est cet aspect de la démocratie qui a été honoré par les foules assemblées devant les bureaux de vote pour exiger que chaque bulletin soit compté. Ce qui est venu consacrer les efforts déployés par ceux qui, Obama en tête, ont œuvré depuis le début du siècle pour que les électeurs s’inscrivent sur les listes et que ceux écartés (disenfranchised) par les manœuvres des Républicains y soient réintégrés.

Cet engagement sans relâche a porté ses fruits : la majorité nettement acquise par Biden du « vote populaire » s’est traduite par la reconquête d’États pivots, à la différence de ce qui s’est passé pour Hilary Clinton en 2016. La performance est remarquable dans le cadre d’un système électoral soumis au pouvoir de l’argent, à la puissance des manipulations sur les réseaux, à l’inégalité inhérente au système des grands électeurs, et au système des élections au Congrès, exemples flagrants du manque de représentativité des élus. La mobilisation massive de l’électorat démocrate en faveur de Harris et Biden reflète la prise de conscience d’une nécessité du peuple d’être vraiment représenté.

Elle provient de ce long et patient travail de reconquête des urnes : au Michigan, au Wisconsin, en Pennsylvanie, etc. ; en Géorgie avec les deux ans d’action acharnée de Stacey Abrams, première candidate noire à un poste de gouverneur en 2018 et écartée par de viles manœuvres électorales, disenfranchising et fraudes alors bien réelles. Elle s’enracine dans le travail des citoyen·ne·s et des jeunes élus démocrates sur le terrain pour l’amélioration du système de santé, contre le racisme, la pauvreté, les violences contre les femmes et l’homophobie.

La victoire du 3 novembre 2020 vient rappeler que, pour dépasser les limites du système représentatif et déborder les habitudes qui réservent l’exercice de la politique à des professionnels qui vivent dans un univers protégé, les citoyens ordinaires doivent trouver les moyens de prendre pleinement part à la définition et au contrôle de l’activité du gouvernement. Les activistes qui ont contribué à ce résultat ont travaillé à l’écart – et souvent à l’encontre – des instances officielles du Parti démocrate.

Lassés de constater que la voix de la base y était systématiquement réduite au silence, ils – elles surtout – ont poursuivi ce combat au sein de la nébuleuse de ces groupes qui se sont organisés autour de Never Again (les jeunes contre la vente libre des armes à feu), Black Lives Matter et de #MeToo[1], puis en attirant de nouveaux électeurs vers le parti avec l’espoir de le transformer de l’intérieur. Ce processus a permis d’installer l’esprit de la démocratie extra-institutionnelle « grassroots » dans l’élection de 2020, de balancer l’activisme et la culture populaire (voir le rôle du rappeur Common ou des séries) dans le vote, et a certainement joué dans le choix de Kamala Harris pour la vice-présidence.

Dans son magnifique discours de samedi, elle a rendu un hommage vibrant à ce travail de terrain des femmes noires et racisées, en affirmant qu’elles sont « la colonne vertébrale de notre démocratie » et en remerciant ceux et celles qui, durant quatre années, ont marché, se sont organisés pour l’égalité, pour la justice, pour nos vies et pour la planète. Elle a ajouté : « Puis vous avez été voter. »

La démocratie requiert désormais de se laisser bousculer par l’activisme politique.

Ce vote n’est pas institutionnel. Il n’est pas une délégation. Considérer qu’il donne le pouvoir au gouvernement de Biden et aux élus démocrates des deux assemblées pour passer une alliance avec le camp d’en face, c’est trahir les engagements et l’obstination de tous ces activistes qui ont mené Harris-Biden à la victoire. Le côté rassembleur de Biden, sympathique en campagne quand il ouvre ses bras, en rupture totale avec Trump, aux communautés homosexuelles et trans, ne l’est plus quand il propose de chercher des « compromis » avec des Républicains – les notables qu’il connaît déjà et qui, à l’heure qu’il est, n’ont pas reconnu la défaite de leur champion. Qui sont les véritables ennemis de la démocratie.

Le Parti démocrate a réussi à maintenir tout au long de la campagne l’unité permettant de réaliser la première de ses priorités : réunir 75 000 000 voix et 270 grands électeurs pour virer un individu dangereux et psychopathe de la Maison Blanche. « On respire », titrait le New York Times. Une fois cette tâche accomplie, une seconde priorité va mobiliser les énergies : définir et mettre en œuvre un plan pour maîtriser la pandémie. Mais on peut se demander quelle sera la troisième. Les divisions surgissent déjà autour de ce que l’aile gauche du parti pressent déjà : la volonté de retisser les liens entre les deux camps qui (se) partagent les États-Unis en favorisant le consensus avec les Républicains et en marginalisant la gauche.

Si le débat s’organise déjà autour de cette question, c’est qu’elle conditionne la réalisation des promesses qui ont porté le ticket Biden-Harris à la présidence : le « Green New Deal » (énergie renouvelable, fracturation, etc.) ; le retrait immédiat des dispositions contre les musulmans et les clandestins ; la nécessité de repenser le financement de la police (defund the police) ; l’adoption de mesures fortes pour mettre un terme au racisme systémique ; assurer le respect du droit à l’avortement et l’égalité entre hommes et femmes.

À ce prix ce ne sont pas seulement les supporters de Trump qui vont se sentir non représentés, mais aussi la masse de ceux qui ont travaillé à la victoire de Biden et Harris. D’où la juste colère de la députée Alexandria Ocasio-Cortez contre les accusations de certains Démocrates, qui n’ont pas pu se retenir plus d’une journée après la victoire de Biden pour suggérer opportunément que la perte de sièges à la Chambre des représentants et, globalement, le fait que l’élection n’ait pas donné lieu à la marée bleue espérée seraient dus à l’agenda progressiste de la nouvelle génération démocrate.

Ocasio-Cortez a aisément répondu à ces attaques et manœuvres qui visent à marginaliser un courant puissant, rappelant qu’elle-même et les trois autres députées de la Squad[2] ont été aisément réélues – et que de nouvelles figures de la gauche militante émergent à la Chambre (Jamaal Bowman, qui a fait sa campagne au son du rap new-yorkais pour en révéler la puissance politique ; Cori Bush, première femme noire issue de l’État du Missouri à être élue).

Alexandra Ocasio-Cortez n’a pas hésité à rappeler que les Démocrates qui ont perdu leur siège ont refusé non seulement son soutien, perçu comme embarrassant pour leur image modérée, mais aussi l’idée de s’engager dans les nouveaux modes d’action politique, dans les luttes de terrain, le porte-à-porte, Facebook et les réseaux Internet. Les Démocrates, au lieu de chouiner, doivent apprendre à se défendre contre la rhétorique des Républicains, pas s’y soumettre.

En fait, sans l’investissement total d’une nouvelle génération de politiques, militants et activistes dans la campagne, Biden n’aurait pu l’emporter en Géorgie, en Pennsylvanie, dans le Michigan, et notamment en Arizona. Et c’est cette génération cruciale dans le parti que sa direction tient à distance, en campagne et encore plus à la veille de prendre le pouvoir. Mais par là ce sont des électeurs essentiels qu’elle risque d’oublier.

La reconnaissance de cet activisme et des aspirations spécifiques de l’électorat qu’il a rapportées au Parti démocrate est dès à présent l’enjeu politique majeur. Le soutien des femmes, des minorités, des ouvriers déqualifiés et des pauvres continue à être taken for granted (« tenu pour acquis » – comme en 2016 avec le résultat qu’on sait) par les Démocrates et le risque est que ces citoyens et citoyennes soient rendus de nouveau invisibles dans les négociations politiques à venir.

La démocratie requiert désormais, au-delà de l’adoption d’une position morale qui s’est révélée impuissante et peut vite tourner au moralisme (self-righteousness, « la certitude de son bon droit » – trop facile après l’immoralité de Trump), de se laisser bousculer par l’activisme politique. The West Wing, on adore mais c’est fini (depuis 2006, deux ans avant l’arrivée d’Obama que la série avait préparée). Le caractère symbolique et historique de la présence de l’impressionnante Kamala Harris aux côtés de Joe Biden n’est pas la visibilisation que « tout est possible », mais de la réalité même – de ce qui permet d’éviter la catastrophe, ici et maintenant.

Cet article a été publié pour la première fois le 11 novembre 2020 dans le quotidien AOC.


[1] R. Grim et A. Lacy, « Biden Wins, But Now the Hard Part Begins », The Intercept, 6 novembre 2020.

[2] Nom qu’Alexandria Ocasio-Cortez, élue à New York en 2018, a donné au groupe de représentantes élues en même temps qu’elle : Ilhan Omar (Minnesota), Ayanna Pressley (Massachusetts) et Rashida Tlaib (Michigan).

Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

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Notes

[1] R. Grim et A. Lacy, « Biden Wins, But Now the Hard Part Begins », The Intercept, 6 novembre 2020.

[2] Nom qu’Alexandria Ocasio-Cortez, élue à New York en 2018, a donné au groupe de représentantes élues en même temps qu’elle : Ilhan Omar (Minnesota), Ayanna Pressley (Massachusetts) et Rashida Tlaib (Michigan).