Prendre la mesure des conséquences des discriminations
Ces derniers mois, on a accordé une grande attention aux violences policières, de la mise à mort de George Floyd au passage à tabac de Michel Zecler et les mobilisations que ces événements ont suscitées, poussant le gouvernement à organiser un Beauvau de la sécurité et à lancer une nouvelle plateforme de lutte contre les discriminations. Ces épisodes montrent que les discriminations demeurent un mal lancinant qui fracture la société française. Alors que certains élus et universitaires considèrent qu’on accorderait désormais trop de place à la question raciale, l’enquête que nous avons menée ces dernières années témoigne à l’inverse de l’indifférence dans laquelle se perpétuent ces pratiques aussi fréquentes qu’illégales.
Banalité des expériences discriminatoires pour les minorités
Nous avons conduit entre 2015 et 2018 une enquête dans six quartiers populaires en France (et trois à l’étranger), afin de saisir comment les individus réagissent aux expériences discriminatoires qu’ils peuvent connaître[1]. Pour ce faire, nous avons notamment mené 245 entretiens biographiques avec un panel diversifié d’habitant·es de ces quartiers. Pour éviter qu’ils soient biaisés, les entretiens n’étaient pas centrés sur la question des discriminations et du racisme, mais sur la vie dans le quartier et la trajectoire scolaire, résidentielle et professionnelle. Il s’agissait ainsi de déterminer si la discrimination surgissait spontanément dans les propos des individus et d’appréhender la place qu’elle occupait dans leur quotidien. De fait, près d’une personne sur six a abordé spontanément ces questions, comme s’il était impossible de mettre en récit sa trajectoire biographique sans mentionner discriminations et stigmatisations.
Quand nous abordions plus précisément la question des discriminations en seconde partie d’entretien, la très grande majorité des personnes faisaient part d’expériences discriminatoires dont elles avaient été elles-mêmes victimes (pour trois quarts d’entre elles) ou des proches (pour deux tiers), si bien que la quasi-totalité des enquêté·es déclarent avoir fait face, directement ou de près, à la discrimination. Les causes de discrimination mentionnées le plus fréquemment sont l’origine réelle ou supposée, la religion et l’adresse, de façon relativement concordante avec les enquêtes quantitatives menées par l’INED ou le Défenseur des droits.
Si nos chiffres n’ont pas de valeur représentative – même si nous nous sommes efforcés de diversifier notre corpus – ils confirment l’ampleur et la fréquence des discriminations pour les habitant·es des quartiers populaires. Certains pourraient y voir une forme de « victimisation », des excuses pour trouver des raisons extérieures à ses échecs personnels. Savoir s’il y a discrimination est souvent complexe – me suis-je vu refuser le prêt bancaire du fait de mon nom de famille, de mon adresse, de mon emploi précaire ? Le caractère souvent intersectionnel des expériences discriminatoires (où race, classe, religion et quartier s’entremêlent) peut faire obstacle au processus d’interprétation.
Si notre dispositif d’enquête n’avait pas vocation à vérifier la réalité des discriminations, les personnes regorgeaient souvent de preuves, étant elles-mêmes plongées dans une dynamique d’enquête pour saisir les origines de leurs difficultés, se questionnant parfois depuis des années sur une histoire vécue, difficile à digérer. Surtout, au-delà de la preuve des discriminations, celles-ci semblent avoir des conséquences bien réelles.
Dépression, repli sur soi, questionnements identitaires…
Ces traitements inégalitaires constituent un traumatisme profond pour les individus. Nombre d’enquêté·es ont comparé ces expériences à « une gifle », « un coup de poing ». Elles suscitent colère et tristesse. Aya[2], étudiante infirmière de 27 ans habitant à Villepinte, évoque des situations d’humiliation de la part de sa manager : « Elle me rabaissait ! C’était de la méchanceté gratuite, et je ne comprenais pas pourquoi ! Elle n’aimait pas les Noirs. C’était dur pour moi, franchement, c’était dur. Je détestais ! Je suis restée trois mois. »
Rayan, dans le quartier de Mistral à Grenoble, originaire de Tunisie et de nationalité française, revient sur une expérience survenue alors qu’il était en école d’ingénieurs, et qu’il compare à « une gifle » : « Quand tu te présentes dans une boîte et que tu vas demander un stage de première année, et qu’en face de toi tu as un gars qui ne te fait pas comprendre mais tu vois dans son regard, tu vois dans son attitude, que si tu as eu la chance d’arriver jusque-là pour un entretien [ça n’ira pas plus loin]. C’est très, très difficile. C’est terrible. C’est comme si on t’avait donné deux gifles et on t’avait dit de repartir. Alors que toute ta vie, tu avais investi vingt ans de ta vie, tes parents s’étaient crevés à la tâche. »
Les discriminations entraînent des interrogations et des doutes, conduisent à des questionnements identitaires. Nous avons recueilli de nombreux témoignages de parents s’indignant des discriminations subies par leurs enfants, comme si celles-ci étaient plus dures à accepter encore que celles qu’on a rencontrées soi-même. Les discriminations sont souvent vécues comme un « déni de francité », une remise en cause de son appartenance à la communauté nationale, à l’image de cette mère de famille roubaisienne de 57 ans, deuxième génération descendant de l’immigration algérienne, qui s’inquiète des discriminations subies par ses enfants : « Nous en tant que parents, qu’est-ce qu’on doit se dire ? [Haussant le ton.] On repart chez nous ? On n’a pas de chez nous. Chez nous, c’est ici maintenant. Moi je suis française, je suis née française. Mon père est venu, il avait 16 ans. Qu’est-ce que je fais de mes enfants maintenant ? J’ai peur pour mes enfants et mes petits-enfants. Mes petits-enfants vont aller où ? »
L’altérisation peut aussi façonner une forme de honte de soi et du groupe auquel on est renvoyé. Cette honte de soi peut avoir des conséquences importantes, influençant l’appétence pour le monde scolaire, les opportunités professionnelles ou les choix résidentiels. Il serait évidemment réducteur de renvoyer toutes les formes de souffrance sociale vécues par nos enquêtés à des expériences de discrimination ou de stigmatisation proprement ethnoraciales. Cette souffrance découle bien souvent de formes d’altérisation fortement imbriquées où classe, race et quartier s’entremêlent. Mais il apparaît impossible au sociologue de ne pas accorder une place importante – sans avoir nécessairement besoin de hiérarchiser les critères de domination – aux enjeux ethnoraciaux pour comprendre les trajectoires et formes de vie des minorités.
Les expériences stigmatisantes ont aussi des conséquences pratiques. Démotivation, dépression, suicide : leurs effets sur la santé ont été abondamment documentés dans plusieurs pays, et commencent à l’être en France, comme l’atteste par exemple la surmortalité des descendant·es d’immigré·es de deuxième génération ou celle des victimes de la Covid descendant d’immigrés. Comment prétendre qu’on en fait trop sur ces questions alors que les politiques publiques s’y attaquant sont quasiment inexistantes, invisibilisant systématiquement la dimension ethnoraciales de ces inégalités et, ce faisant, s’empêchant de s’y attaquer ?
Quitter la France pour fuir le racisme
Dans ce contexte, un nombre croissant de Français membres de groupes minorisés, spécialement les musulman·es, envisagent de quitter le pays ou l’ont déjà fait pour se prémunir de cette atmosphère étouffante. Nous avons interviewé de nombreux Français·es installé·es au Canada, en Angleterre ou aux États-Unis qui expriment à quel point, même si le racisme existe aussi dans ces pays, leur vie y est plus simple, le quotidien moins oppressant.
C’est le cas par exemple de Mourad, d’origine algérienne, titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université Paris 8, qui gérait une librairie à Colombes. Il a décidé avec sa femme de migrer à Montréal explicitement à cause du racisme en France : « C’était trop dur, toujours ces regards, je ne voulais pas que mes enfants grandissent là. »
C’est également le cas de Slimane, travailleur social d’origine franco-tunisienne, qui a vécu en Tunisie jusqu’à l’âge de 19 ans et est arrivé en France pour faire des études de sociologie. Après avoir travaillé une dizaine d’années comme animateur dans un centre social à Strasbourg, il fait le choix d’émigrer au Québec, fatigué du regard suspicieux porté sur les immigrés originaires du Maghreb : « Je voulais partir, je ne voulais plus rester en France. J’en avais marre de devoir toujours, toujours me justifier. On parlait souvent du Maghreb, des arabes… J’ai joué le jeu pendant 10 ans en me disant “OK, on va faire de la pédagogie”, mais à un moment donné, voilà, j’en avais marre. »
La France ne les aime pas, donc ils la quittent. Si l’on manque de données sur l’ampleur du phénomène à ce jour, ces cas interpellent. Outre la possible fuite des cerveaux et ses conséquences économiques, ce phénomène devrait nous interroger : certains de nos compatriotes quittent leur pays pour mener une vie digne et décente.
L’exil peut également se faire intérieur, par un repli sur le quartier ou des formes d’entre-soi minoritaires perçues comme protectrices. Ces phénomènes peuvent aboutir à des formes de violence et de radicalisation. Cela n’empêche pas la très grande majorité des habitants de quartiers populaires rencontrés d’aspirer à davantage de mixité sociale et ethnique, déplorant une concentration spatiale des minorités plus subie que choisie.
Les individus ne sont pas que des victimes
Les individus ne sont évidemment pas que des victimes passives des discriminations. Nos entretiens regorgent de tactiques pour composer avec le stigmate, de ruses pour éviter le conflit ou des expériences négatives. En réagissant avec humour pour relativiser et ne pas laisser les micro-agressions prendre trop de place, en évitant certains lieux, en se présentant de façon conforme à ce qui est attendu, en invisibilisant certains de ses traits (lissage de cheveux, blanchiment de la peau, etc.)… Cela revient à nier une partie de son identité pour continuer à vivre comme tout le monde.
Parfois, la discrimination peut aussi constituer une étincelle, un choc moral, qui pousse des individus qui étaient peu disposés à l’action. Une mort dans le quartier, d’un voisin ou d’un proche, une intervention violente de la police, une ultime brimade qui fait déborder le vase… La trajectoire de Laetitia Nonone à Villepinte en témoigne : l’emprisonnement de son frère cadet va constituer un déclic et susciter un engagement auquel elle était peu disposée. Son histoire personnelle, qu’elle raconte publiquement pour « éveiller les consciences », est jalonnée par deux traumatismes, l’un lié à son père, policier, et l’autre à son frère cadet, emprisonné.
C’est également le cas d’Amal Bentounsi, sœur ainée d’Amine, 28 ans, dont la mort a été le déclencheur de son engagement, via la création du collectif « Urgence notre police assassine ». C’est aussi l’histoire d’Assa Traoré, sœur ainée d’Adama (24 ans, décédé lors d’une interpellation par les forces de l’ordre), engagée pour « une justice juste pour tous et des droits égaux pour tous ». Si ces deux femmes ont connu une trajectoire sociale ascendante – Assa Traoré était éducatrice spécialisée, Amal Bentounsi cheffe d’entreprise –, c’est bien la mort de leur frère qui déclenche l’engagement. Ce ne sont néanmoins que rarement les plus démunis qui se mobilisent. Preuve, effectivement, que les logiques de classe jouent à plein (mais qui le nie ?), ce sont souvent des diplômés du supérieur ou des personnes ayant un travail stable qui se mobilisent suite à ce type d’expériences traumatiques, celles-ci venant activer des dispositions latentes.
Quelles réponses politiques ?
Au regard de la fréquence, de l’ampleur et de la violence que constituent les discriminations, peut-on considérer que la France en ferait trop avec la race ? Notre enquête confirme, comme d’autres travaux avant elles, le peu d’énergie et de moyens déployés pour lutter contre les discriminations dans notre pays. Si des politiques publiques ont émergé à partir du début des années 2000 à l’initiative de l’Union Européenne, et que la création de la Halde puis du Défenseur des droits ont constitué des avancées substantielles, les moyens à disposition restent indigents, le plus souvent consacrés à réaliser des diagnostics et des formations – évidemment nécessaires – plutôt qu’à mettre à mal les pratiques discriminatoires.
Ces dernières années, on a même vu s’opérer un glissement des (maigres) politiques de lutte contre les discriminations à celles de prévention de la radicalisation. Alors que les discriminations brisent la République en deux, comme l’a reconnu à demi-mot Emmanuel Macron dans son discours des Mureaux en octobre dernier, si peu est fait pour s’y attaquer. La loi « confortant les principes républicains », loin de résoudre le problème, risque de l’aggraver.
Ce peu de moyens se traduit, en outre, par un non-recours au droit et aux dispositifs publics de médiation par les victimes. Ces dispositifs, à l’instar des délégués locaux du Défenseur des droits, étaient quasi inconnus de nos enquêté.es. Quand ils l’étaient, ils étaient le plus souvent perçus avec résignation : « ça ne sert à rien » ; « les plaintes n’aboutissent jamais », « c’est une perte de temps ». Le premier guichet pour dénoncer les discriminations est en effet le commissariat de police ; or, au regard de la défiance qu’entretiennent nombre d’habitants des quartiers à l’égard de l’institution policière – que notre enquête confirme – ils ne voient que rarement celle-ci comme un recours en cas de discrimination.
Le lancement de la Plateforme de signalement des discriminations par le Président de la République infléchira-t-il ce constat ? Rien n’est moins sûr. Il y a plus de 20 ans déjà, un numéro de téléphone, le 114, était créé pour recueillir les plaintes. Si de nombreux témoignages avaient alors été enregistrés, peu ont débouché sur des condamnations et le dispositif, seul, ne suffisait pas à enrayer la reproduction des discriminations. Si faciliter l’accès au droit est indispensable – ne serait-ce qu’en faisant mieux connaître ces possibilités de recours –, ces dispositifs ne seront saisis qu’à la condition que les victimes aient le sentiment qu’ils peuvent aboutir, et que les discriminations seront davantage punies quand elles sont avérées. Ce qui n’est pas le cas à ce jour.
S’il n’existe pas de remède miracle, des sanctions plus lourdes en cas d’infractions pourraient être envisagées. Pourquoi, par ailleurs, attendre que les victimes se manifestent ? L’inspection du travail, l’Inspection générale de la Police nationale ou des dispositifs de contrôle des bailleurs sociaux pourraient jouer un rôle actif pour prévenir les discriminations. Plus largement, c’est une transformation des pratiques institutionnelles (procédures de recrutement, d’orientation, de contrôle, etc.) qui s’avère indispensable face à des discriminations largement systémiques.
Détourner de la question sociale ?
Dire tout cela, le démontrer scientifiquement et rappeler que la France n’a jamais fait grand cas des discriminations en dépit de son image de pays des droits de l’Homme revient-il à racialiser la question sociale ? Oublier le rôle des classes sociales ? Détourner des vrais enjeux, économiques, sociaux, éducatifs ?
Il nous semble, au contraire, que les discriminations ethnoraciales, comme les autres, font partie intégrante de la question sociale. Pour comprendre, en sociologue, ce que vivent les habitants des quartiers populaires, on ne peut rabattre leurs expériences sur la seule classe sociale. D’autres facteurs, y compris (mais jamais exclusivement) raciaux, doivent être pris en compte. Loin de toute logique identitaire, cette posture scientifique permet d’œuvrer, avec tant d’autres collègues qui collectent patiemment des données au moyen d’enquêtes de terrain, à l’impératif de compréhension qui guide les sciences sociales.
NDLR : Julien Talpin, Hélène Balazard, Marion Carrel, Samir Hadj Belgacem, Sümbül Kaya, Anaïk Purenne et Guillaume Roux publient L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires aux PUF en février 2021.