Notes sur l’eurocentrisme tardif
Du point de vue de l’histoire récente de la pensée critique, deux événements majeurs nous interpellent aujourd’hui. D’une part, l’Europe n’est plus le centre de gravité du monde. Telle est, disais-je dans l’introduction de Critique de la raison nègre (2013), « l’expérience fondamentale de notre âge ».
Ceci ne veut pas dire qu’elle n’exerce plus aucune influence sur la marche du monde, ou encore qu’il faille désormais compter sans elle. Mais elle ne peut plus vivre dans l’illusion qu’elle peut en dicter, à elle seule, le cours. Ceci ne vaut pas seulement pour l’économie ou la puissance militaire et technologique. C’est aussi valable dans le champ de la culture, des arts et des idées.
D’autre part, on le voit bien, le risque est qu’à ce déclassement historique, à cette éclipse, d’aucuns, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, soient tentés de répondre soit par le nihilisme, soit par la surenchère idéologique (ou les deux), c’est-à-dire par ce que j’appelle un eurocentrisme tardif, encore plus ranci et plus virulent, encore plus sourd et aveugle et plus vindicatif que par le passé. Ce serait une forme d’égarement.
Chronologiquement, l’eurocentrisme tardif se situe dans le droit fil de deux poussées antérieures, aussi réactionnaires l’une que l’autre. Il s’agit, à l’origine, de l’eurocentrisme primitif, celui qui accompagna les conquêtes impériales, l’occupation militaire et l’exploitation des territoires coloniaux [1]. Il s’agit ensuite de l’eurocentrisme anti-tiers-mondiste qui, à partir des années 1950 se dressa contre les nationalismes anticoloniaux. Elle atteint son apogée dans les années 1970 avec la critique des théories de la dépendance et du développement inégal [2] et les tentatives d’instauration d’un ordre économique international plus juste [3]. C’était avant l’avènement du néolibéralisme dont l’eurocentrisme tardif est, pour ainsi dire, le rejeton.
Avec la mise sur orbite de la Chine, l’illusion de la suprématie a objectivement rencontré ses limites ultimes [4]. Il s’agit désormais d’en tirer toutes les conséquences. La première consiste à frayer de nouveaux chemins pour l’art et la pensée. La deuxième consiste à multiplier ponts et passages afin que rencontres il puisse y avoir, et qu’ensemble nous puissions enfin nous libérer des visions univoques de l’histoire et, davantage encore, de la tentation coloniale à toujours vouloir hiérarchiser les êtres et les choses.
Ce à quoi appellent en effet les Temps, c’est à ouvrir largement la voie à d’autres manières de faire l’expérience du temps et de l’espace. À l’ère de la combustion de la planète, alors que « la contamination radioactive ne cesse de se poursuivre et d’étendre son emprise sur la planète au-delà des frontières nationales » [5], il s’agit d’inventer d’autres manières d’habiter la Terre, dans l’espoir de faire de celle-ci un véritable refuge non seulement pour quelques-uns, mais pour tous, humains et non-humains.
1.
Dans ce contexte, comment ne pas rappeler qu’à partir de 1619, dans le Bassin atlantique, le plus grand obstacle au projet d’habitation commune de la Terre aura été la race ?
À l’origine, la race est une réalité proprement fantomatique. Au fond, elle n’a jamais existé comme un fait naturel. C’est au début de la période moderne que l’on découvre, peut-être pour la première fois, qu’en tant que réalité précisément spectrale, elle est une ressource inépuisable, une formidable technologie de pouvoir. Pour ce faire, elle doit chaque fois être produite, manufacturée, mise en circulation. C’est ce processus historique que l’on nomme la racisation.
Par racisation, il faut alors comprendre la saisie et le déploiement conscient d’un ensemble de techniques de pouvoir (techniques juridiques, techniques instrumentales, techniques de représentation, conventions sociales, us, coutumes et habitus) dans le but de produire une réalité (la race) que l’on s’empresse de naturaliser. Pour ce faire, il faut en masquer le caractère manufacturé afin justement de pouvoir en représenter le résultat comme un fait naturel alors même qu’il n’en est rien.
Dans le Triangle atlantique, cette production de réalité selon le principe de partition, de différenciation, de séparation et de hiérarchisation est à l’œuvre dès le XVIIe siècle [6]. Du reste, le long de l’axe qui relie l’Europe à l’Afrique, l’Afrique aux Amériques, et les Amériques à l’Europe, ce que l’on appelle l’âge des Lumières culmine avec la production des Codes Noirs. Par le biais des Codes Noirs, la race, catégorie fantomatique désormais hypostasiée, trouve refuge dans nombre de dispositifs juridiques, notamment dans les régimes coloniaux et esclavagistes [7]. Ces régimes créent en effet un espace presque hors-temps ou, en tant que technique du pouvoir, le racisme (en réalité un rapport de force historiquement datable) peut désormais trouver en lui-même le principe et la fin de son fonctionnement.
Sur un plan juridique, les Codes Noirs transforment les personnes de descendance africaine en « Nègres », c’est-à-dire en matière première exploitable, la matière de la richesse. Produit d’un rapport de force et d’un rapport de domination, « le Nègre », personne racisée, est à la fois une valeur d’échange et une valeur d’usage. Il a la valeur d’un bien meuble ou d’une marchandise. Il renvoie à l’utilité d’une chose. En même temps, il est lui-même créateur de choses et de valeurs. Mais contrairement au prolétaire proprement dit, ni sa force de travail, ni ses ressources énergétiques, ni le produit de son travail ne sont échangés contre un salaire [8].
Objectivement, cette forme d’expropriation originaire ne se réduit pas à l’aliénation de classe chère au marxisme orthodoxe. Avec le salariat, elle a certes en commun d’être une opération de capture du temps, des énergies et de la force de travail. Mais elle s’en distingue par ailleurs dans la mesure ou l’aliénation raciale est une forme d’aliénation natale, inquantifiable et sans équivalent objectif [9]. À la capture des corps, des énergies et des flux vitaux eux-mêmes s’ajoute en effet un discrédit et déshonneur originaire, l’avilissement et une abjection héréditaire, transmise de génération en génération, et donc insupérable par définition. C’est ce que le sociologue Orlando Patterson a qualifié de « mort sociale » [10].
2.
Que la race et le principe de la hiérarchie raciale aient été des moteurs privilégiés de la pensée coloniale ne fait l’ombre d’aucun doute [11]. Que la pensée coloniale soit, en retour, l’une des grandes matrices de l’eurocentrisme a été prouvé maintes fois. Encore faut-il préciser que la pensée coloniale n’est pas le tout de la pensée européenne, celle-ci ayant développé, au long des siècles et en son noyau même, les termes de sa propre répudiation.
Par pensée coloniale, il faut donc entendre l’ensemble des techniques et des sciences, des mythes, des savoirs et des connaissances qui, depuis le XVe siècle, ont rendu possible la destruction des conditions du renouvellement de la vie sur Terre. Le déploiement de cet assemblage (mythes, sciences, savoirs et connaissances) sur près de quatre siècles a, par ailleurs, débouché sur une déstabilisation profonde aussi bien de maintes sociétés lointaines que des processus naturels en général [12]. Dans la pensée afro-diasporique, le geste colonial renvoie fondamentalement à la captation de forces et de corps autonomes, de flux vitaux que l’on fractionne, que l’on dépense, que l’on recode (racisation) et que l’on s’efforce de transformer en énergie immédiate manipulable, vendable et achetable.
L’une des caractéristiques majeures de la pensée coloniale ainsi comprise – et de l’eurocentrisme – est la place qu’ils auront accordée à l’abstraction. En effet, du point de vue colonial, connaître en tant que tel n’aura pas nécessairement consisté en un séjour auprès des choses elles-mêmes, encore moins auprès des Autres. Pour l’essentiel, connaître aura consisté à mettre en forme et à quantifier des rapports de distance – des rapports de distance entre des unités saisies isolément ; des unités tenues séparées les unes des autres dans ce que Bartoli et Gosselin, traitant d’autre chose, appellent « un rapport d’éloignement réciproque ».
Cette capacité de mettre en forme, de codifier et d’institutionnaliser des rapports de séparation n’aura pas été qu’une vue de l’esprit. En bien des cas, elle aura entraîné la destruction des conditions de l’expérience sensible, expérience qui, l’on s’en rend mieux compte de nos jours, est absolument nécessaire à toute éthique de la co-habitation, qu’il s’agisse de la coexistence entre les humains ou entre les espèces.
À côté des techniques et des sciences, des savoirs et des connaissances, il y eut aussi, bien entendu, des infrastructures. Contrairement à ce que pensent les marxistes orthodoxes, ce que l’on a appelé la race en fut une. Qui peut nier à quel point le racisme colonial fut consubstantiel au libéralisme, et la violence raciale nécessaire à la constitution de l’ordre mondial [13] ? Qui peut nier le rôle que la race a joué dans les dynamiques de dépossession et d’exploitation à l’échelle mondiale et dans les mécanismes d’institution du pouvoir et du social au sein même des sociétés d’Occident [14] ?
Avec la fin de l’illusion eurocentriste, la possibilité s’offre donc à nous de tourner une fois pour toutes le dos à ce que Stuart Hall a appelé « le fondamentalisme racial », lequel a également servi de pilier au capitalisme dans la mesure où, aux fins de son expansion planétaire, le capitalisme lui-même se sera constamment appuyé sur ce qu’il faut bien appeler des subsides raciaux [15].
Du reste, à peu près tout dans le moment actuel pointe sinon vers la rupture, du moins vers une contestation renouvelée de la sorte d’eurocentrisme virulent, nativiste et à visée éradicatrice, dont nous voyons bien les manifestations dans les tentatives en cours de stigmatisation (et pas seulement en France) des pensées supposées non-autochtones.
Rejeton du néolibéralisme dans sa phase autoritaire, l’eurocentrisme tardif est une idéologie mensongère qui prétend défendre la science, la laïcité, la République, les Lumières, voire l’universalisme, mais de l’univers, des mondes-autres et des histoires-autres, il ne sait presque rien. En vérité, il cherche surtout à faire disparaître de la surface de la Terre tout ce qui lui échappe. En réalité, il s’agit d’abord d’une réponse à la fois vénale et d’allure nihiliste au déclassement européen. Crispé sur un passé fictif et oublieux des traditions de dissidence à l’intérieur du canon européen proprement dit, il se gargarise d’une mélancolie mortifère alors même que ce dont le monde a besoin, c’est de nouvelles pensées du vivant [16].
Là où l’eurocentrisme primitif visait à asseoir la conquête et la domination européenne du monde, l’eurocentrisme tardif, celui du XXIe siècle, cherche à justifier le rabattement de l’Europe sur elle-même, son retrait du monde (askêsis) et son éclipse en appelant à une violence extirpatrice contre les courants d’idées qui le contestent et les individus qui les portent, à commencer par les penseuses non-blanches.
3.
Contrairement aux idées reçues, la critique de l’eurocentrisme et de ses métamorphoses ne date pas d’aujourd’hui. Qu’elle apparaisse de nos jours sous le visage des théories dites décoloniales, des études postcoloniales, ou sous les traits de la critique de la race, du genre ou des approches intersectionnelles ne saurait étonner que ceux qui, emmurés dans leurs coutumes locales, se sont volontairement coupés des voyages planétaires de la pensée.
Contre les préjugés ambiants, elle n’a jamais eu pour objectif de remplacer la « lutte des classes » par celle des « races ». Au contraire, elle a toujours cherché à conjuguer les conflits de race et les conflits de classe et les conflits de genre. Dans les traditions afro-diasporiques en particulier, elle s’est cristallisée autour de quelques concepts-clé, en particulier ceux d’abolition et de décolonisation, lesquels ont, au demeurant, toujours fait l’objet d’âpres débats que ce soit dans les courants afro-centristes, afropessimistes ou afrofuturistes.
Dans une large mesure, l’abolitionnisme ne précède pas seulement les Lumières. C’est l’abolitionnisme qui en garantit l’universalité. Les Lumières à elles seules restent fondamentalement tribales tant qu’elles ne sont pas passées au tamis de l’abolitionnisme. Ce vaste mouvement d’idées d’allure multinationale et multiraciale s’étala au cours de trois siècles. Préfigurant ce que, de nos jours, l’on appelle « l’intersectionnalité », il noua en un seul nœud préoccupations raciales et de genre (la race des classes et leurs genres), préoccupations liées à l’histoire du capitalisme lui-même (la classe des races et leurs genres) [17] et préoccupations concernant la justice universelle [18].
Il connut deux grands moments. Le premier coïncida avec les critiques naissantes du commerce des esclaves et du système esclavagiste dans les Amériques à partir du XVIe siècle (Bartolomeo de las Casas). Il connut son apogée parmi les Quakers et autres dissidents protestants et dans les milieux révolutionnaires et anticoloniaux entre les années 1770 et 1820 [19].
Il permit l’émergence de générations d’intellectuels noirs qui, dans le contexte pathogène d’aujourd’hui, figureraient sans doute sur les listes échafaudées par « l’Observatoire du décolonialisme » et publiées à intervalles réguliers dans la presse – William Wells Brown, William Lloyd Garrison, Frederik Douglass, Mary Ann Shadd Cary, William Hamilton, Martin Delany et d’autres [20]. La révolution haïtienne de 1791 à 1804 constitua le point de crête de la cause anti-esclavagiste. La deuxième vague abolitionniste va des années 1820 jusqu’à la Guerre civile américaine [21]. Elle exige la fin immédiate de l’esclavage.
Si le concept d’abolition s’oppose par principe à tout régime de capture et équivaut à une demande radicale de justice face à tout ce qui met en péril les conditions de renouvellement de la vie, celui d’anticolonialisme n’en est pas moins tranchant. Le mouvement anticolonialiste prolonge en effet les intuitions originaires du mouvement abolitionniste. En son principe, l’anticolonialisme a pour visée l’autodétermination, c’est-à-dire la libération de la puissance, la puissance de ceux qui, dans le paradigme colonial, auront été réduits à la matière brute [22]. Tout comme le projet abolitionniste, l’anticolonialisme cherche à réinventer les formes du commun et à favoriser de nouvelles apparitions [23].
À l’époque de la Négritude, au sortir de la guerre contre le fascisme et l’hitlérisme, l’anticolonialisme s’identifiait avec la quête d’un logos auto-fondateur [24]. Aujourd’hui, bien plus qu’une provocation, « décoloniser » est devenu une sommation, un mouvement inarrêtable. Hier comme aujourd’hui, cette quête a toujours charrié ses propres ambiguïtés et contradictions [25]. À la fois acte de défiance, coup de force et prise de pouvoir, le pouvoir d’auto-institution, la sommation décoloniale séduit néanmoins bien des esprits aussi bien au Nord que dans les Suds du monde.
4.
« Décoloniser » sera cependant d’un intérêt limité s’il ne débouche pas sur un agenda culturel véritablement radical, de la sorte qu’esquissait encore récemment le regretté Edouard Glissant. Cet agenda était centré sur l’idée du Tout-Monde.
Le concept du Tout-Monde présente trois traits distinctifs. D’abord, il se tient en totale rupture avec toute forme de clôture sur soi, que celle-ci prenne la forme d’une clôture territoriale, nationale, ethno-raciale ou religieuse. Deuxièmement, il s’oppose par ailleurs à la sorte d’universalisme autoritaire qui se trouvait au fondement de l’entreprise coloniale – un universalisme de conquête qui cherchait à s’actualiser non en une multiplicité de corps et d’existants, mais en un corps unique arbitrairement tenu pour le seul et unique corps véritablement signifiant.
Troisièmement, dans l’esprit du Tout-Monde, l’appel à connaître est d’abord une invitation à sortir de l’ignorance voulue, à découvrir nos propres limites. Il s’agit, avant tout, d’apprendre à naître-avec-d’autres, c’est-à-dire à briser sans concession tous les miroirs dont on attend qu’ils nous renvoient inévitablement une image de nous-mêmes.
Le monde du Tout-Monde, pensait en effet Édouard Glissant, se tissait et se tramait de l’enchevêtrement et des relations entre une multiplicité de foyers. Le plus grand obstacle à son avènement était l’ignorance qui s’ignore à un point tel qu’il finit par se transformer en pur nativisme, un nativisme qui cherche à passer aussi bien pour de la science que pour de l’universalisme.
La lutte contre cette forme vénale de l’ignorance requérait que l’on sorte de soi-même, que l’on ouvre délibérément la possibilité de multiples passages et de multiples traversées. Car seule l’épreuve du passage et de la traversée permet non pas de parler incessamment de soi-même, ou d’autres mondes, souvent à leur place, comme s’ils n’existaient pas déjà pour eux-mêmes, mais de regarder ensemble et éventuellement de voir, mais chaque fois à partir de plusieurs mondes.
On peut, mutatis mutandis, en dire de même de la décolonisation proprement comprise. Décoloniser les savoirs, les arts ou la pensée, c’est s’efforcer d’écouter, de regarder et de voir le réel à partir de plusieurs mondes et foyers à la fois ; de lire et d’interpréter l’histoire sur la base d’une multiplicité d’archives.
Un tel projet exige d’entreprendre urgemment une critique renouvelée de la différence et de la ségrégation. Car, sans cette critique résolue de la différence, ce que V.Y. Mudimbe appelait « la bibliothèque coloniale », pierre angulaire de l’eurocentrisme, ne pouvait guère être démantelée [26]. Décoloniser signifie par ailleurs apprendre à naître ensemble (la co-naissance). Du reste, naître ensemble est le seul moyen de surmonter le double désir d’abstraction et de ségrégation propre à la pensée coloniale – séparation des humains entre eux, séparation des humains d’avec les autres espèces, d’avec la nature, d’avec les multiples forces du vivant.
5.
L’illusion eurocentriste a donc fait long feu. Sur ses cendres sont en train d’émerger, au Nord comme au Sud et à l’Est, de nouvelles pensées, des pensées à la mesure de la planète. La plupart n’ont pas seulement pour objet les humains, mais aussi la terre, le feu, l’air, l’eau et les vents, bref le vivant [27]. Toutes sont, par définition anticoloniales si, par « colonial », nous entendons le refus de « naître ensemble », l’acharnement à séparer, à ériger des murs, toutes sortes de murs et de forteresses, à transformer les chemins en frontières, l’identité en clôture, la liberté elle-même en propriété privée [28].
Ces pensées anti-coloniales et post-eurocentriques privilégient non pas des essences ou des blocs compacts et homogènes, mais les porosités. Elles ne sont pas arc-boutées sur un héritage nationalitaire. Là où l’eurocentrisme avait coutume de découper temps, espaces et histoires en éléments discrets, marqués par des différences supposées irréductibles et inassimilables, ces pensées traitent des enchevêtrements.
Dans les arts, la musique, le cinéma et autres formes d’écriture, elles cherchent à multiplier les passages et à établir des ponts. Alors que l’eurocentrisme tardif ne voit partout que des lignes d’occupation, des ponts qu’il faut couper, des murailles qu’il faut ériger, des prisons qu’il faut construire, des points d’arrivée jamais reliés à des points de départ, les pensées du Tout-Monde font valoir que nous sommes tous traversés par des généalogies multiples et travaillés par des lignes sinueuses et interconnectées.
Ces pensées anti-coloniales et post-eurocentriques, l’on en voit bien l’essor aujourd’hui, et pas uniquement dans les Suds du monde. Elles sont en plein essor y compris au cœur de l’Europe. Mais à l’heure du repli sur des identités souvent fantasmées, à l’ère du complotisme et de la production délibérée du faux et de la discorde, leur épanouissement et l’écho qu’elles rencontrent auprès des nouvelles générations suscitent, notamment dans les vieux centres du monde (mais pas uniquement), anxiété, peur et panique [29].
Il en est ainsi parce qu’une nouvelle guerre d’allure quasi-religieuse s’est emparée du monde. Menée sur une échelle globale par l’alt-right mondiale contre un assortiment d’ennemis réels ou imaginaires (les libéraux, les gauchistes, les marxistes, les militants des minorités, de l’immigration, queer, les féministes décoloniaux, l’islamo-gauchisme), elle vise à renverser les termes mêmes de la réalité et ses modes d’apparition et de dévoilement.
Étudier la façon dont est menée cette guerre permet de jeter une lumière crue sur certains des grands phantasmes de notre époque [30]. Le premier est le phantasme de la clôture et son corollaire, la violence éradicatrice et extirpatrice.
Ce désir de brutalité surtout à l’égard des perdants, des plus faibles et des plus vulnérables parmi nous, et surtout de ceux et celles que l’on a autrefois assujetti se nourrit de l’essor des théologies de de la nécrose. Il s’agit de fables nouvelles qui prêchent l’impossibilité et l’incompatibilité – impossibles rencontres, impossibles partages, bref, impossibilité d’une multiplicité de mondes. Au contraire, partout, pulsion de totalisation [31].
Le deuxième est le phantasme de l’extinction et du remplacement [32]. Dans cette guerre menée à coups de diabolisation et de délégitimation, qui oppose des récits foncièrement incompatibles, la race blanche, prétend-on, serait assiégée, menacée d’extinction, victime d’un contre-racisme pernicieux.
L’Occident et « sa civilisation » sont présentés sous les traits d’un corps plein et autosuffisant, qui se serait développé au long des siècles à partir de son tissu propre. Il ne devrait aucune dette à qui que ce soit, encore moins réparation. Il serait par contre en butte à de graves menaces internes portées par des groupes eux aussi internes, mais prompts à pactiser avec des ennemis ingrats et malveillants [33]. D’où l’obligation d’une autodéfense conséquente [34].
La théologie de la nécrose qui justifie cette guerre distingue deux catégories antagonistes d’êtres humains, les bons et les mauvais, les ennemis et les amis, la majorité et la minorité. Dualiste et manichéenne, elle écarte par principe toute possibilité d’un habiter commun [35].
Or, de presque partout dans le monde, des cris impossibles à étouffer continuent de monter vers les cieux. Le vieux problème de savoir comment penser la singularité d’autrui dans l’irréductibilité de sa souffrance de nouveau se pose avec acuité, alors que la planète est prise dans un mouvement de combustion accélérée et que la demande pour une pensée non pas locale ou régionale, mais véritablement planétaire, ne s’est jamais autant fait ressentir.
6.
On retrouve des éléments d’une telle pensée planétaire dans les archives du Tout-Monde. Il y eut en effet un temps, souvenons-nous, au cours duquel la critique de l’esclavage racial et du colonialisme et la dénonciation de l’antisémitisme constituaient comme les préalables à toute prise de position concernant les luttes universelles pour l’égalité, la justice et l’émancipation humaine [36].
À l’époque, il s’agissait alors de faire valoir qu’il n’y avait pas deux types d’humanités. Dispersée dans tous les points du globe, la masse innombrable des vivants convergeait, pensait-on, vers une humanité unique, elle-même largement ouverte à toutes les forces du vivant [37]. Loin de ne désigner que le parent, le compatriote ou le membre de son peuple, le prochain était, par définition, celui qui avait un visage humain, peu importait que ce visage porte ou non les traits de notre propre ethnie, religion ou nationalité [38].
Au demeurant, c’est au détour des révoltes d’esclaves comme à Haïti, des grandes campagnes abolitionnistes du XIXe siècle, des insurrections anticoloniales que des catégories telles que la liberté, l’altérité, l’universalité, le droit à l’autodétermination se sont, pour ainsi dire, « faits chair » pour tous et ont fini par acquérir une densité politique et philosophique, et que la réalité de notre participation commune a l’humanité a été réaffirmée. La croyance était qu’à travers cette « communauté de participation », l’aventure humaine sur Terre pouvait enfin prendre sens. Chaque visage pris dans sa singularité pouvait enfin être préservé de l’inhumanité, et la souffrance de ceux qui constituaient la majorité du genre humain pouvait enfin prendre fin [39].
7.
Aujourd’hui, l’ultra-nationalisme en tant que force sociale et sensibilité culturelle et les idéologies de la suprématie raciale connaissent une incontestable renaissance dans le monde. Ce renouveau s’accompagne de la montée d’une extrême droite dure, xénophobe et ouvertement raciste, qui siège dans bien des institutions des démocraties occidentales, et dont l’influence se fait sentir y compris au sein de diverses strates de la techno-structure elle-même. Dans un environnement marqué par la ségrégation des mémoires et leur privatisation et par les discours sur l’incommensurabilité et l’incomparabilité des souffrances, le concept strictement éthique du prochain comme un autre soi-même ne passe plus.
À l’idée d’une ressemblance humaine essentielle s’est superposée celle de la différence comprise comme anathème et comme interdit. Du coup, il est devenu très difficile de faire valoir que dans chacun des innombrables lieux de la défaite et de la dépossession, du traumatisme et de l’abandon que l’histoire moderne nous aura légué, c’est le visage de l’humanité tout entière qui fut chaque fois déchiré. C’est à peine si des concepts tels que « l’humanité », « la race humaine », « le genre humain » ou « l’espèce humaine » signifient encore quoi que ce soit alors même que les pandémies contemporaines, résultats de la combustion en cours de la planète, ne cessent de leur redonner poids et signification.
Pour le reste, nous assistons à la montée, en Occident mais aussi dans d’autres parties du monde, de nouvelles formes de racismes que l’on pourrait qualifier de paroxystiques. Le propre du racisme paroxystique est de s’infiltrer de façon métabolique dans les opérations du pouvoir, de la technologie, de la culture, du langage, voire de l’atmosphère que l’on respire. Le double tournant techno-algorithmique et éco-atmosphérique du racisme en fait de plus en plus une arme létale en soi, quelque chose de viral.
On qualifie cette forme de racisme de virale parce qu’elle va de pair avec l’exacerbation des peurs, y compris et surtout la peur de l’extinction, laquelle semble être devenue l’un des moteurs des courants suprémacistes blancs dans le monde. Mais la virulence du racisme contemporain n’a d’égale que son déni. L’eurocentrisme tardif est une forme maligne de ce déni.
Dans un spectaculaire retournement des choses, les luttes anti-racistes sont tenues pour responsables de la montée du racisme. Les crimes historiques les plus crapuleux commis au cœur de l’Europe par l’Europe sont désormais déchargés sur d’autres, à commencer par les descendants des victimes de l’impérialisme européen. C’est le cas de l’antisémitisme. Au même moment, l’escalade technologique et la crise du néolibéralisme aidant, le tournant illibéral des démocraties libérales se confirme.
Le temps viendra peut-être, lorsque la régénération des forces du vivant si nécessaire à notre survie sur la planète viendra du Nord du monde. En attendant, une bonne partie de l’Europe ne cesse de s’emmurer dans ses parois les plus obscures. À cette part de l’Europe comme à l’eurocentrisme tardif, il n’y a strictement rien à concéder.
Ce texte a été prononcé virtuellement au Musée du Quai Branly – Jacques Chirac lors du « Sommet de Septembre » organisé à Paris a l’occasion de la Saison Africa2020.