Société

L’écoféminisme n’est pas un essentialisme

Philosophe

Est-il possible de penser la manière dont des processus de domination peuvent s’exercer conjointement sur les femmes et sur la nature sans assigner la féminité à une essence intangible ? Associer les femmes à la nature, cela peut sembler une essentialisation qui ferait obstacle à leur émancipation. Mais cela peut aussi permettre de renverser notre regard et, à l’heure des crises écologiques que nous traversons, de questionner la prétendue évidence selon laquelle l’arrachement à la nature serait un préalable nécessaire à toute libération.

Écoféminisme : le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne, dans un livre publié en 1974, Le féminisme ou la mort. Vite oublié en France, le terme resurgit aux Etats Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvements rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses : marches antimilitaristes et antinucléaires, communautés agricoles de femmes, mobilisations contre la pollution[1]

Ces engagements de femmes dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…), où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale[2]… Très présentes dans les manifestations pour le climat, notamment en 2015, les mobilisations écoféministes sont revenues en Europe, particulièrement en France, où ces mouvements se sont multipliés et où le terme rencontre un grand succès[3].

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Cependant, cette façon d’associer les femmes et la nature paraît suspecte à certains. Les femmes seraient-elles, par nature, plus portées à s’occuper de l’environnement ? Seraient-elles plus naturelles que les hommes ? La méfiance est particulièrement forte dans un pays comme la France où l’on affirme volontiers que la nature n’existe pas et où la tradition féministe est plutôt universaliste (les femmes sont des hommes comme les autres) et constructiviste : « on ne naît pas femme, on le devient ». Cette tradition ne peut qu’être hostile à un différentialisme qui prêterait une nature particulière aux femmes. La nature n’est donc pas une ressource pour les femmes, c’est au contraire le piège qui leur est tendu : les femmes sont naturalisées pour être mieux dominées.

Une domination croisée des femmes et de la nature

L’écoféminisme regroupe une grande variété de mouvements politiques qui suscitent une grande diversité d’idées : on ne peut lui assigner une doctrine unique. Or, l’accuser d’essentialisme ou de naturalisme revient à le figer dans une seule caractéristique. Une constante de ces mouvements, cependant, justifie l’unité d’appellation : la rencontre entre luttes de femmes et luttes écologiques n’est pas le fait du hasard, elle n’est pas éphémère, il y a entre les deux types de luttes une connexion étroite qui renvoie à la commune domination des femmes et de la nature.

Julia Cook évoque ainsi « le postulat écoféministe de base selon lequel l’oppression des femmes et l’oppression de la nature sont les manifestations entremêlées du même cadre culturel oppressif[4] ». Que les femmes et la nature soient l’objet d’une domination croisée, telle est la découverte propre de l’écoféminisme, et c’est à dégager la logique de cette domination, mais aussi son histoire et son cadre culturel, social et économique, que se sont employées les écoféministes, académiques aussi bien que militantes.

Dans une étude pionnière, La mort de la nature, Carolyn Merchant[5], historienne des sciences, féministe et écologiste, montre la mise en place historique du dualisme caractéristique de la modernité et de la logique de domination qui en est issue. Non seulement images et mots associent femmes et nature (en grec physis, en latin natura – comme dans les langues européennes qui en dérivent, nature est un mot féminin, ce qui sert de support à ces associations), mais la vision culturelle que l’on en a, comme la façon dont on les traite, se transforment conjointement.

Étudiant l’émergence de la science moderne en Europe à partir du XVIe siècle, alors que se développe le capitalisme et que se transforment aussi bien les rapports sociaux que les rapports à l’environnement naturel, elle montre comment le passage d’une vision organiciste – traditionnelle – de la nature à la vision mécaniste de la physique moderne (Galilée, Descartes, Newton) s’est traduit par une transformation conjointe des rapports à la nature et des rapports aux femmes. De mère respectée, la nature est devenue une matière inerte que l’on peut exploiter et dominer à loisir. Parallèlement, les femmes ont fait l’objet d’une violente mise au pas, marquée par la férocité des procès de sorcières, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle.

Ce dualisme, où la femme est à l’homme ce que la nature est à la culture ne nous dit rien sur l’identité des termes qui sont rapportés les uns aux autres, de telle sorte que leur différenciation soit aussi leur subordination, ce qui permet leur domination. L’enquête de Carolyn Merchant ne révèle pas une nature (que ce soit celle des femmes ou de l’environnement), elle met au jour un cadre culturel, qui est le résultat d’une histoire sociale et qui caractérise notre modernité, capitaliste et patriarcale. C’est au sein de la même culture que s’associent les violences contre les femmes, les violences guerrières et la destruction de la nature.

En Amérique latine, l’extractivisme (extraction minière, forages pétroliers, déforestation, plantations d’arbres et agricultures intensives destinées à l’exportation), ce mode de production qui arrache à la terre le maximum de ce qu’elle peut livrer, est inséparable des violences sexuelles. C’est dans leur corps que les femmes, qui appartiennent souvent à des communautés autochtones, éprouvent le lien entre les dominations, et, dans leurs luttes, elles ne séparent pas défense de leur corps et défense de leur terre.

Il n’y a là ni essentialisme, ni naturalisme. La critique écoféministe, qui fait voir le lien entre capitalisme et exploitation et met en question le dualisme et l’assignation des femmes à une nature dévalorisée et dominée, rejoint les critiques féministes antinaturalistes : les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques.

Nature ou naturalisation ?

C’est la culture qui lie ainsi oppression et destruction qu’il faut changer, pourquoi devrait-il être question de nature ? Ne suffit-il pas de réintégrer les femmes dans l’humanité, celle de l’égalité des droits ? C’est ce à quoi aboutit généralement la critique de la naturalisation, qu’il s’agisse de sexisme ou de racisme. Mais une fois qu’ont été inclus celles et ceux qui avaient été exclus, la barrière entre l’humanité et la nature, loin de s’atténuer, se renforce : une fois reconnu que les femmes, ou les Noirs, sont des êtres humains comme les autres, on ne se soucie plus des animaux ou de la nature auxquels ils étaient assimilés. C’est ce partage qui met les humains à part du reste de la nature que les écoféministes rejettent.

C’est que, comme l’a très clairement montré Emilie Hache, il faut distinguer entre naturalisation et nature[6]. La naturalisation n’est pas la nature, et la critique de la naturalisation ne met pas fin à la question de la nature. « Un papa, une maman, deux enfants » (garçon et fille si possible, dans cet ordre) : les promoteurs de la « Manif pour tous » prennent la défense du modèle social dominant de la famille, hétérosexuel et monogame, et le prétendent naturel. Il s’agit typiquement d’une naturalisation qui subordonne les femmes, destinées à la maternité, aux hommes, tout en excluant, toujours au nom de la nature, tout autre type de rapport entre hommes et femmes, posé comme déviant.

Or, c’est précisément ce que refusaient les lesbiennes qui ont formé une communauté vivant de l’agriculture, en Oregon : pourquoi seraient-elles exclues de la nature ? Pourquoi la naturalisation conservatrice les rejetterait-elle à jamais dans une artificialité purement sociale ? En formant une communauté séparée de femmes, elles s’attaquaient directement à l’image machiste du rural dans l’Ouest américain. Pourquoi ne pourraient-elles pas se réclamer de la nature ?

Se réapproprier les positions exclues

Reclaim : tel est le mot d’ordre de la réappropriation écoféministe de la nature adopté par les mouvements américains[7]. Des natures plutôt. Car le « reclaim » ne consiste pas tant à opposer une nature (organique) à une autre (mécanique) qu’à parcourir des formes d’association entre femmes et nature qui ne soient pas prises dans la logique de la domination.

Il s’agit de réoccuper les positions dénoncées ou exclues en y redécouvrant des possibilités nouvelles. On parle alors de retournement du stigmate ou d’essentialisme stratégique. Telle est la façon dont Mona Chollet procède dans Sorcières. La puissance invaincue des femmes[8]. Des accusations portées contre les sorcières, elle tire un portrait qui est le négatif de la femme telle que le pouvoir patriarcal la souhaite : ces sorcières que l’on brûle sont de vieilles femmes, qui n’ont pas voulu avoir d’enfants, vivent seules, et semblent receler des pouvoirs qui effraient les hommes.

Retourner le stigmate, se voir en sorcière, c’est accepter de ne pas être nécessairement belle, désirable, soumise, dévouée à sa seule famille, ce n’est pas se poser en victime, mais découvrir ce qui résiste à la domination, l’indépendance et la puissance : toute cette force dont la répression patriarcale et capitaliste n’a pas réussi à venir à bout, et que les femmes peuvent se réapproprier en se vivant, au moins imaginairement, comme sorcières.

Aux Etats-Unis, des cultes féministes néo-païens se sont développés dans le culte de la Déesse, des femmes se sont revendiquées comme sorcières (comme dans le mouvement Wicca). Starhawk, l’une de leurs instigatrices les plus célèbres, y fait voir une façon pour les femmes de redécouvrir leur puissance : c’est la connexion entre un mouvement d’émancipation des femmes et une tradition spirituelle fondée sur la déesse qui rend aux femmes « le droit d’être fortes, puissantes et même dangereuses[9] ».

Déplacer les lignes des oppositions dualistes

Se réapproprier ainsi la nature, ce n’est pas se contenter de renverser le dualisme, en mettant la nature et les femmes à la place des hommes et de leur culture, c’est faire bouger les lignes de partage. En retournant le stigmate, les écoféministes découvrent qu’elles ne peuvent plus se considérer à part de la nature, que celle-ci ne peut être exclue d’une reconfiguration qui n’est pas donnée à l’avance et doit faire place au social autant qu’à la nature. Retourner l’association négative entre les femmes et la nature conduit à en faire un objet de revendication et de lutte politique qui concerne potentiellement tout le monde.

Ces femmes puissantes, en effet, ne cherchent pas à exercer un pouvoir, mais à développer leurs capacités en lien les unes avec les autres. Starhawk distingue entre ce qu’elle appelle « le pouvoir-sur » – celui de l’ensemble des rapports de domination – et le « pouvoir-du-dedans », qui n’est pas lié à des rapports de force, mais aux capacités de sentir, de faire des choix, de décider et d’agir[10].

Lutter contre la domination, c’est se déprendre du pouvoir-sur (et de l’objectif d’exercer le pouvoir à la place des autres) et faire croître le pouvoir-du-dedans en passant de l’individuel au collectif. Aussi pouvoir-du-dedans et « empowerment » vont-ils de pair, car ce n’est que collectivement, dans la rencontre avec les autres, humains et non humains, plantes, sol, soleil, animaux…, en s’insérant dans les flux d’énergie et de vie qui animent la nature que l’on peut gagner en puissance.

Si l’on accepte de suivre jusque-là les écrits des écoféministes, sans épingler des phrases pour les taxer d’essentialisme, on se rendra compte que la situation de départ est retournée : ce ne sont pas tant les femmes qui affirment être naturelles, que les hommes qui, dans la vision dualiste qui est celle de leur pouvoir, refusent de l’être.

Ce sont les hommes qui font consister l’humanité (dont ils sont les représentants éminents) dans la capacité à s’arracher à la nature, à être de cause de soi, et non pas engendré. La vision dualiste tend à concentrer tout l’affrontement entre hommes et femmes sur la question de l’engendrement, sur la capacité de « donner la vie », revendiquée par les mères, dévalorisée par les pères qui vont imposer que ce soit le masculin qui fasse la filiation et reprendre ainsi le pouvoir sur la vie.

Admettre que les hommes, comme les femmes, font partie de la nature, c’est désamorcer la querelle. Une femme n’a pas besoin d’être mère pour être liée aux flux vitaux, un homme n’en est pas exclu parce qu’il ne porte pas de bébés dans son ventre. « Make kin not babies[11] », conseille l’historienne des sciences Donna Haraway, nous incitant ainsi à sortir d’une exception humaine qui n’admet de parenté qu’entre humains, à l’intérieur d’une même filiation, pour cultiver la parenté qui nous lie à tous ceux qu’Aldo Leopold appelait nos « compagnons-voyageurs dans l’Odyssée de l’évolution[12] ».

Les mouvements écoféministes ne séparent pas la défense de la nature et celle des femmes. « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » : ce slogan leur convient, mais il n’est pas réservé aux seules femmes, comme la lutte gagnée de Notre-Dame-des-Landes – qui s’en réclamait – le montre.


[1] Voir Reclaim, Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Paris, Éditions Cambourakis, 2016.

[2] Voir les Cahiers du genre, 59, 2015, Genre et environnement, Nouvelles menaces, nouvelles analyses au Nord et au Sud.

[3] Multitudes, n° 67, été 2017, Dossier sur l’écoféminisme dirigé par Jeanne Burgart Goutal.

[4] Julia Cook, Reclaim, op. cit., p. 287

[5] Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution, 1980, La mort de la nature, Wildproject, septembre 2021.

[6] Emile Hache, Préface, in Reclaim, op. cit., p. 30.

[7] Reclaim the Earth : Women Speak Out for Life on Earth, Leonie Caldecott and Stephanie Leland (dir.), Women’s Press 1983.

[8] Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, éditions La Découverte, 2018.

[9] Starhawk, Rêver l’obscur, Femmes, magie et politique, Paris, éditions Cambourakis, 2014, p. 352.

[10] Starhawk, Rêver l’obscur, op. cité, notamment p. 339.

[11] Donna Haraway, Staying with the trouble (2016), Habiter le trouble avec Donna Haraway, textes réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, éditions Dehors, 2019.

[12] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995, p. 145.

Catherine Larrère

Philosophe, Professeur émérite à l'université de Paris I-Panthéon-Sorbonne, Spécialiste de philosophie morale et politique.

Mots-clés

Féminisme

Notes

[1] Voir Reclaim, Recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Paris, Éditions Cambourakis, 2016.

[2] Voir les Cahiers du genre, 59, 2015, Genre et environnement, Nouvelles menaces, nouvelles analyses au Nord et au Sud.

[3] Multitudes, n° 67, été 2017, Dossier sur l’écoféminisme dirigé par Jeanne Burgart Goutal.

[4] Julia Cook, Reclaim, op. cit., p. 287

[5] Carolyn Merchant, The Death of Nature : Women, Ecology and the Scientific Revolution, 1980, La mort de la nature, Wildproject, septembre 2021.

[6] Emile Hache, Préface, in Reclaim, op. cit., p. 30.

[7] Reclaim the Earth : Women Speak Out for Life on Earth, Leonie Caldecott and Stephanie Leland (dir.), Women’s Press 1983.

[8] Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, éditions La Découverte, 2018.

[9] Starhawk, Rêver l’obscur, Femmes, magie et politique, Paris, éditions Cambourakis, 2014, p. 352.

[10] Starhawk, Rêver l’obscur, op. cité, notamment p. 339.

[11] Donna Haraway, Staying with the trouble (2016), Habiter le trouble avec Donna Haraway, textes réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, éditions Dehors, 2019.

[12] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995, p. 145.