écologie

Le risque dans les imaginaires médiatiques

Professeure en sciences de l'information et de la communication, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication

Au risque industriel, les récits médiatiques préfèrent les catastrophes. Elles ont ceci de médiatiquement intéressant de suivre une logique événementielle plus « facile » à raconter que le risque qui, lui, relève de ce qui n’est pas encore arrivé. Ces récits amalgament les notions de danger et de risque, et participent à « construire » des territoires définis par l’imaginaire de la catastrophe.

En 1966, le territoire industriel rhodanien voit l’explosion de la raffinerie de Feyzin faire 18 morts, 98 blessés et des dégâts matériels qui touchent 1 475 habitations, jusqu’à Vienne, à 25 kilomètres au sud de Lyon. L’empreinte historique de cette catastrophe du 4 janvier 1966 établit, comme beaucoup de catastrophes industrielles, un lien très fort entre territoire, industrie et risque ; elle devient immédiatement une borne temporelle gravée dans l’opinion publique et dans les médias.

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Pourtant, dans les années 1960-70, le « risque » n’existe pas en tant que catégorie dans les discours médiatiques ; le terme n’apparaît ainsi dans aucun des articles de presse parus entre 1966 et 1983, qui ne parlent pas de « risque », mais de « danger »[1]. La différence est importante puisque « le danger suppose l’existence d’une cause directe, en l’occurrence, une volonté adverse »[2] tandis que le risque est un danger « sans faute », uniquement soumis aux aléas (nécessairement incontrôlables) de ce qui pourrait advenir.

L’émergence tardive de la notion de risque

Dans les années 1980, la représentation du risque commence à apparaître avec, notamment, une publication (en décembre 1983) du magazine Ça m’intéresse qui imagine, dans un scénario-fiction, une catastrophe industrielle survenue dans le couloir de la chimie. Ce numéro est intéressant à double titre : il est le premier à proposer une représentation visuelle du couloir de la chimie au sud de Lyon et il est également le premier à utiliser le terme « risque ».

La fiction a été imaginée « avec la collaboration d’experts des problèmes de sécurité connaissant parfaitement la région et les risques qui la menacent » ; elle est construite à partir d’évènements passés – « les exemples de catastrophes passées le prouvent » – et le scénario, plausible, apparaît comme « un exemple de ce qui pourrait arriver » ou de ce qui « peut parfaitement se produire à Lyon. Ou ailleurs. » Le magazine mêle donc l’efficacité de la fiction et l’authenticité du discours informationnel ; ce faisant, le discours médiatique donne une consistance symbolique nouvelle à ce que peut être le risque.

La décennie 1980 est par ailleurs marquée par une liste de catastrophes industrielles entre 1984 et 1987 : Mexico (1984), Bhopal (1984), Tchernobyl (1986). Cette série se clôt avec l’incendie du port Édouard Herriot, dans le couloir de la chimie, le 2 juin 1987. Ces catastrophes accélèrent la mise à l’agenda médiatique du risque et, plus précisément, du risque industriel majeur. Elles font par ailleurs du nord de la vallée du Rhône le territoire du danger et de l’angoisse. La formule « couloir de la chimie » autorise d’ailleurs de nombreuses variations, toutes aussi anxiogènes : « couloir de la peur » pour Lyon Libération, « couloir de la mort » et « couloir de tous les dangers » pour Lyon Figaro, ou « couloir Satanas » pour Le Progrès.

L’analyse du traitement médiatique des catastrophes survenues depuis les années 1980 et jusqu’à aujourd’hui dans la presse locale permet ainsi d’observer une construction événementielle et territorialisée du risque dans les médias.

La logique évènementielle du risque industriel

Au regard de la logique événementielle qui prévaut dans les discours médiatiques (le discours informationnel est un récit des événements, que les médias hiérarchisent, analysent, interprètent ; bref, construisent symboliquement), le risque pose un problème narratif : il n’est pas un événement, il est une menace de l’événement, non réalisé mais redouté.

La catastrophe comme idéal-type de l’événement médiatique ne relève plus du risque puisqu’elle est réelle et plus seulement de l’ordre du possible. Par son surgissement, elle induit la possibilité de sa reproduction, ici ou ailleurs. C’est en ce sens que la catastrophe (ou l’accident) interroge à la fois le passé (celui des responsabilités), le présent (des effets) et l’avenir (de l’angoisse et des décisions publiques). Trois temps médiatiques peuvent être distingués dans le traitement d’une catastrophe.

Immédiateté…

Le premier est celui où le territoire de la catastrophe se réduit au territoire spécifique de l’accident. C’est le temps de l’ici et du maintenant de l’événement. Que la catastrophe ait lieu dans l’espace régional ou à l’autre bout du monde, elle est ramenée à un territoire décrit par le nom de ses rues, des cartes et des schémas. Dans les premiers jours qui suivent l’accident, les médias décrivent le territoire de la catastrophe et en reconstituent la « réalité » en proposant un récit, souvent minuté. À titre d’exemple, Lyon Figaro propose, au lendemain de la catastrophe du port Édouard Herriot survenue le 2 juin 1987, une description de l’évènement minute par minute.

Ainsi, dans ce premier temps de la médiatisation, la catastrophe se situe comme en dehors de l’histoire ; son récit ne renvoie qu’à elle-même, à ses protagonistes locaux (victimes, témoins, etc.). Cela est particulièrement visible dans l’article de La Croix, au lendemain de la catastrophe de Lubrizol le 18 septembre 2019, qui amorce le récit de la catastrophe à partir de l’expérience subjective du patron d’un bar-tabac : « Grégory Collins raconte “avoir fait un bond dans son lit”. “Avec ma femme, on était affolés”, poursuit le patron du bar-tabac des Halles, qui habite au-dessus de son commerce à Canteleu (Seine-Maritime) ».

… Analogie…

Dans un second temps, le récit monte en généralité et inscrit l’événement dans une catégorie spécifique, celle des « catastrophes industrielles ». Il s’agit d’un travail de domestication de l’imprévu qui consiste à identifier le caractère typique de l’événement par son rapprochement avec d’autres événements. Dès lors, la catastrophe intègre un paradigme événementiel qui autorise une histoire de la catastrophe ; la nouvelle catastrophe s’ajoute à la liste des catastrophes passées. C’est ainsi que Le Monde du 21 septembre 2021 propose, à l’occasion de la commémoration d’AZF, une liste de catastrophes antérieures.

Présentée, sous forme d’encadré, la liste agglomère des accidents ou des catastrophes qui sont de natures assez différentes (pollution, explosion, incendie) et relatives à des types d’établissements très variés : industrie chimique, nucléaire. Se constitue ainsi cependant un continuum entre des accidents de différentes natures, qui est construit par d’autres médias comme Atlantico.fr, le 6 août 2020 : « De Lubrizol à Beyrouth en passant par le pont de Gênes, les leçons des catastrophes sont-elles bien tirées en France ? ». Ainsi, si dans le temps court de la catastrophe, le territoire est localisé et l’événement inscrit dans le présent, assez rapidement, la mémoire se constitue dans les représentations médiatiques et intègre une continuité d’événements passés, ici et ailleurs, élargissant le territoire du risque.

… Responsabilités et sécurité

Le troisième temps de médiatisation est celui où l’événement-catastrophe conduit à interroger le futur, à rechercher des responsabilités et à réactiver l’angoisse d’une nouvelle catastrophe, à imaginer et construire de nouveaux territoires du risque. La catastrophe fait aussi apparaître des discours où la presse interroge la possibilité qu’elle se reproduise, ici ou ailleurs. L’attention portée au territoire martyrisé de la catastrophe se porte alors vers d’autres territoires, susceptibles d’être touchés.

À l’occasion de l’incendie de Lubrizol, plusieurs médias (Les Echos, Aujourd’hui en France/Le Parisien, L’Express) publient ainsi des cartes interactives situant tous les sites classés Seveso. Plus explicite, Ouest-France interpelle son lectorat sur son site internet : « CARTE. Y a-t-il un site classé Seveso près de chez vous ? ». Le 26 septembre 2001, jour de la catastrophe d’AZF, Lyon Capitale listait ainsi toutes les installations industrielles de la région, leurs activités, leurs risques et les communes concernées. Au moment de la catastrophe de Lubrizol, Le Progrès fait de même pour son lectorat local.

Dans ce troisième temps, si la presse nationale recense l’ensemble des sites Seveso via des listes ou cartes interactives, la presse locale déterritorialise la catastrophe industrielle et la réinvestit à partir des enjeux locaux de son propre territoire. Ainsi, au lendemain d’AZF et de Lubrizol, les discours médiatiques interrogent la prise en charge des risques industriels territoriaux et décrivent les débuts d’une gestion et d’un intérêt renouvelés : « Les députés mènent l’enquête sur les risques industriels » (Le Progrès du 13 décembre 2001) ; « Faut-il transférer les usines à risques ? » (Le Progrès du 27 septembre 2001) ; « Sites industriels à risques : pas de mesures particulières pour l’instant » (Le Progrès du 4 octobre 2001).

L’évolution de la représentation du risque

La suite de catastrophes dans les années 1980 a conduit les acteurs publics à se saisir de la question du risque. L’expression « risque technologique majeur » date d’ailleurs des années 1980[3]. À partir des années 1990[4], la prise en charge de la question par les acteurs publics se fait par des opérations de communication – organisées par les industriels (dans un contexte de professionnalisation de la communication dans les entreprises).

Cette prise en charge contribue à la définition du risque comme l’existence concomitante d’un (ou plusieurs) aléa(s) et d’enjeux liés aux points vulnérables présents – dans les discours étatiques et industriels, « le risque zéro n’existe pas ». La décennie 1990 est aussi marquée par une production importante de cartes dans la presse écrite qui participent à construire le risque. « Il est ainsi possible de noter que la grande majorité des occasionnalités génératrices de cartes et de discours demeure liée à des accidents.[5] »

Enfin, si les années 2000 sont marquées par la création des instances de concertation, l’évolution juridique et institutionnelle ne se retrouve pas dans les discours médiatiques qui se fondent clairement « sur l’idée que le risque est l’affaire de tous »[6]. Cependant l’évolution attendue dans l’émergence des « sans voix » (par exemple des riverains) ne se traduit pas dans les représentations médiatiques, qui continuent à faire figurer des riverains mal-informés et sans parole.

La confusion des discours

Les représentations médiatiques ont donc évolué depuis les années 1970, mais elles résistent au zonage du risque opéré par les pouvoirs publics et à sa « mise en gestion » administrative. La presse régionale refuse de soumettre le territoire habité à ce travail de normalisation et construit une autre réalité. « L’inadéquation entre la représentation par les autorités publiques et la représentation médiatique du risque et du territoire du risque se traduit aussi par le désintérêt des journalistes pour ces questions relatives aux risques industriels dans ses temporalités routinières – vivre dans une zone de danger et prévenir le risque. Le risque, pour les médias, apparaît comme la réunion du danger (dont on peut identifier la source) et de l’angoisse (du public riverain).[7] »

Ainsi, le danger subsiste toujours dans les discours médiatiques aux côtés du risque. Se mélangent alors l’aléatoire et la faute. Cette confusion se retrouve aussi dans les discours des acteurs publics cités par les médias. À titre d’exemple, à l’occasion de la collision de trois wagons transportant de l’acide sulfurique, à la gare de Sibelin dans la vallée de la chimie, le 17 novembre 2020, Le Progrès titre : « Accident à Sibelin : « Pas de danger » assure la préfecture » (Le Progrès du 19 novembre 2020). Cet accident récent montre la difficulté pour le risque à s’imposer dans les imaginaires sociaux.

Cette difficulté est renforcée par la logique événementielle fondatrice de l’exercice médiatique : le risque continue à correspondre à l’angoisse produite par la menace de l’événement. Le territoire du risque, qu’il soit rappelé par le récit des catastrophes ou cartographié dans ses voisinages ou ses zones de danger, demeure avant tout la construction d’un territoire qui se définit par l’imaginaire de la catastrophe.

NDLR : Ce texte est publié dans le cadre de la 7e édition du Pop’Sciences Forum de l’Université de Lyon (23-26 novembre), qui a cette année pour thème « Réconcilier industrie et société ».


[1] Quand le danger est latent, les médias parlent de « menace ».

[2] Patrick Peretti-Watel, La société du risque, La Découverte, coll. « Repères », 2010.

[3] L’expression est inventée par Patrick Lagadec, enseignant-chercheur en sciences politiques et spécialiste de la gestion des risques, en 1980.

[4] Citons par exemple la loi relative à la prévention des risques du 22 juillet 1987, la directive « Seveso 2 » du 9 décembre 1996 et la loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages.

[5] Isabelle Garcin-Marrou et Eva-Marie Goepfert, « Risques et territoires : les représentations médiatiques en question. Le couloir de la chimie entre 1970 et 2010 », Sciences de la société, n°100, 2017.

[6] La Loi Bachelot de 2003 instaure ainsi les Comités locaux d’information et de concertation (CLIC), dont l’objectif est de permettre à tous les acteurs du risque (dont les riverains) d’œuvrer à sa maîtrise (l’industriel n’étant pas/plus le seul responsable).

[7] Isabelle Garin-Marrou et Eva-Marie Goepfert, Ibid.

Isabelle Garcin-Marrou

Professeure en sciences de l'information et de la communication, Sciences Po Lyon

Eva-Marie Goepfert

Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université Lumière Lyon 2

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Notes

[1] Quand le danger est latent, les médias parlent de « menace ».

[2] Patrick Peretti-Watel, La société du risque, La Découverte, coll. « Repères », 2010.

[3] L’expression est inventée par Patrick Lagadec, enseignant-chercheur en sciences politiques et spécialiste de la gestion des risques, en 1980.

[4] Citons par exemple la loi relative à la prévention des risques du 22 juillet 1987, la directive « Seveso 2 » du 9 décembre 1996 et la loi du 30 juillet 2003 relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages.

[5] Isabelle Garcin-Marrou et Eva-Marie Goepfert, « Risques et territoires : les représentations médiatiques en question. Le couloir de la chimie entre 1970 et 2010 », Sciences de la société, n°100, 2017.

[6] La Loi Bachelot de 2003 instaure ainsi les Comités locaux d’information et de concertation (CLIC), dont l’objectif est de permettre à tous les acteurs du risque (dont les riverains) d’œuvrer à sa maîtrise (l’industriel n’étant pas/plus le seul responsable).

[7] Isabelle Garin-Marrou et Eva-Marie Goepfert, Ibid.