Rediffusion

Illégalisme d’État, hyperobéissance civile – en hommage à Mireille Delmas-Marty

Anthropologue, sociologue et médecin

L’universitaire et juriste Mireille Delmas-Marty, professeure émérite au Collège de France, est morte en février à l’âge de 80 ans. Parmi les enjeux qui lui tenaient à cœur ces dernières années se trouvait la question des frontières, de l’exil et de l’escalade répressive qui caractérise le contrôle des migrations vers l’Europe, entre criminalisation des mobilités et pénalisation des solidarités envers les exilés. Avec ce texte, qui rend compte d’enquêtes ethnographiques menées depuis trois ans à la frontière franco-italienne, Didier Fassin lui rend hommage. Rediffusion du 18 février 2022

En ouverture de son livre Résister, responsabiliser, anticiper, paru en 2013, Mireille Delmas-Marty s’inquiétait du « durcissement du contrôle des migrations », et notamment d’une « spirale répressive » entraînée par « un modèle sécuritaire et souverainiste », ajoutant que cette logique produisait simultanément une « rupture des solidarités » par la pénalisation de l’assistance portée aux migrants. Huit ans après, ce qu’elle décrivait alors n’a fait que se renforcer dans les législations aussi bien que dans les pratiques nationales et européennes.

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En effet, d’un côté, on assiste à ce que Mireille Delmas-Marty appelait une « criminalisation des migrations », au demeurant paradoxale puisque l’absence de titre de séjour ne constitue pas un délit, mais le développement de centres de rétention administrative et l’allongement des durées maximales d’enfermement en vue de l’éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière soulignent que ces derniers sont bien traités de fait comme des délinquants, et du reste, un incident lors de la rétention ou un refus d’embarquer lors de l’éloignement les conduit généralement en prison.

D’un autre côté, on constate que le « délit de solidarité » dont Mireille Delmas-Marty rappelait qu’il était hérité d’un décret-loi de 1938 n’a pas disparu dans les faits, malgré la décision du Conseil constitutionnel consacrant la valeur du principe de fraternité pour l’aide à autrui dans un but humanitaire indépendamment de la situation juridique de la personne aidée, puisque le gouvernement a fait ajouter dans la loi que l’assistance devait avoir un but exclusivement humanitaire de façon à permettre aux magistrats de condamner des actes de solidarité en considérant qu’ils revêtent un caractère militant, ce que la Cour de Cassation a annulé, tandis que les forces de l’ordre continuent de harceler celles et ceux qui portent secours à des exilés près des frontières et que le ministère de l’Intérieur interdit certaines distributions alimentaires par des organisations humanitaires.

Si l’on passe du cadre français au cadre européen, ce double raidissement est encore plus perceptible. D’une part, la pratique de la torture et les traitements inhumains et dégradants, pour reprendre les termes de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, se sont banalisés dans certains pays, notamment en Croatie, où les exilés qui entrent dans le pays sont victimes de manière presque systématique de graves violences et de pénibles humiliations avant d’être dépouillés de leurs biens et rejetés sans ménagement de l’autre côté de la frontière, mais ont aussi été délégués à des pays tiers, principalement la Libye, vers laquelle sont renvoyés les exilés interceptés lors de leur traversée de la Méditerranée centrale.

D’autre part, alors qu’en 2013 l’opération Mare Nostrum avait été lancée pour venir en aide aux naufragés au large des côtes italiennes, sauvant des dizaines de milliers de personnes de la noyade, elle a été interrompue, faute des financements européens prévus, pour être remplacée par l’opération Frontex dont l’objectif est essentiellement de police des frontières principalement maritimes, les navires affrétés par des organisations humanitaires pour pallier les insuffisances des États se trouvant, eux, empêchés de sortir en mer ou d’accoster pour permettre aux rescapés d’être accueillis. S’agissant de répression des migrants et des humanitaires, on n’a donc pas affaire à des exceptions, des États-voyous en quelque sorte, maltraitant sans réserve les uns et les autres, mais bien à une politique déterminée et consistante de l’Union européenne.

Le double diagnostic formulé par Mireille Delmas-Marty s’avère donc exact, aujourd’hui plus encore qu’hier, au plan national comme au plan européen. De ce diagnostic, il devrait être possible de tirer deux conclusions.

Premièrement, lorsqu’on est favorable à la fermeture des frontières et à sa mise en œuvre stricte, fût-ce au prix de souffrances supplémentaires pour celles et ceux qui veulent les franchir et de sanctions contre celles et ceux qui apportent leur aide, on le fait généralement au nom de la souveraineté de l’État et on se réclame de l’application rigoureuse de sa législation. Il y a des lois, et elles doivent être respectées. C’est ce que disent les policiers aux frontières. Nous ne sommes pas là pour discuter les lois, mais pour les faire appliquer.

Deuxièmement, si l’on considère à l’inverse que cette fermeture des frontières a des effets délétères, qu’elle ne respecte pas les droits humains et qu’elle empêche l’exercice de la solidarité, alors on peut concevoir que des règles inhumaines n’ont pas à être observées et que des principes supérieurs d’humanité doivent prévaloir. Dans ce cas, faute de pouvoir contester la loi devant le législateur, on peut, pour des raisons éthiques, s’y soustraire, en l’occurrence en portant irrégulièrement assistance à des exilés qui ont souvent effectué des périples de plusieurs années pour échapper aux conflits, à la persécution ou à la misère et que la violence de l’État met une fois encore en danger. Formulé autrement, on peut justifier la désobéissance civile.

Ces deux raisonnements logiques ne correspondent pourtant pas à la réalité empirique. C’est l’État qui viole délibérément et constamment ses lois. Ce sont les activistes qui déploient en permanence des efforts pour conduire leurs actions tout en respectant la législation.

Ce double constat s’appuie sur des enquêtes ethnographiques menées depuis trois ans dans les Alpes à la frontière entre l’Italie et la France. Une présence longue, en été comme en hiver, a permis de conduire des entretiens avec les principaux protagonistes, des migrants et des militants aux représentants des pouvoirs publics et aux membres des forces de l’ordre, et de participer à différentes actions de solidarité, qu’il s’agisse de maraudage pour porter secours aux exilés en détresse dans la montagne, d’accueil dans le refuge français où passent les exilés, et de soins aux malades et aux blessés.

Chaque année, ce sont environ trois mille étrangers qui franchissent cette frontière du Nord des Alpes, soit en moyenne une dizaine par jour, ou plus probablement une vingtaine, compte tenu du fait que nombre des exilés font souvent plusieurs tentatives avant de, presque toujours, réussir. Pour les en empêcher, l’État a déployé cent quatre-vingts agents des forces de l’ordre. Déploiement aussi imposant que vain.

Les cols du Briançonnais ont depuis des siècles été des lieux de passage, autrefois de guerriers et de pillards, plus tard de colporteurs vendant leurs marchandises et de migrants pauvres en quête d’emploi, et au fil du temps des refuges y ont même été construits pour accueillir les voyageurs en détresse.

Après la seconde guerre mondiale, la frontière entre l’Italie et la France, qui s’était plusieurs fois déplacée, s’est stabilisée, mais avec la création de l’espace Schengen à la fin du XXe siècle, elle s’est de fait quasiment effacée, puisque la circulation des êtres humains y est devenue aussi libre que celle des biens et des capitaux.

À partir de 2015, cependant, l’arrivée en Europe d’un nombre plus important d’exilés fuyant la guerre ou la pauvreté a progressivement conduit les pays à rétablir ce qu’on appelle les frontières internes de l’espace Schengen ou plutôt, dans le cas français, à justifier une fermeture déjà engagée.

Dans le Nord des Alpes, Briançon n’a toutefois commencé à devenir un point de passage qu’à partir de 2017. Cette année-là, au col de l’Échelle, le plus bas de la région, mais qui devient dangereux en hiver, des guides de montagne et des dameurs de piste ont découvert que des Africains de l’ouest tentaient la traversée dans la neige sans équipement adéquat, s’exposant à des chutes graves et des gelures profondes.

Des maraudes ont été organisées pour leur venir en aide et les descendre dans la vallée, où un réseau d’hospitalité a été créé par les habitants pour les accueillir. Mais ces sauvetages se sont rapidement trouvés confrontés à une présence croissante de la police aux frontières qui arrêtait les véhicules et en renvoyait les passagers vers l’Italie.

Un événement a eu alors un important retentissement. Des dizaines de membres du mouvement suprématiste blanc Génération identitaire ont matérialisé la frontière au col par un grillage de chantier et déployé une immense banderole portant des inscriptions xénophobes. Le lendemain, une manifestation de protestation a été organisée et des tensions ont eu lieu avec les forces de l’ordre. Dès lors, la zone a été considérée sensible par les pouvoirs publics et des renforts de compagnies républicaines de sécurité ont été envoyés de toute la France. Les habitants décrivent ce moment comme une angoissante militarisation de la frontière.

Dans cette période, le franchissement s’est déplacé au col de Montgenèvre. La route y est ouverte toute l’année et c’est là que se trouve le poste frontière. Le passage y est supposé moins périlleux mais le déploiement de forces de l’ordre nombreuses et suréquipées a de fait obligé les exilés à emprunter des chemins moins visibles, plus escarpés, non tracés, et finalement à prendre des risques là encore, et ce d’autant que leur profil s’est diversifié tant sur le plan géographique, avec une proportion croissante d’Afghans, que sur le plan démographique, avec de plus en plus de femmes et de familles.

Plusieurs décès sont survenus, malgré les maraudes mises en place par une organisation non gouvernementale défendant les droits des migrants et des réfugiés. Parallèlement à ces secours en montagne, un lieu d’accueil a été ouvert à Briançon avec l’aide de la municipalité afin que les exilés puissent reprendre des forces avant de poursuivre leur route vers le nord.

Élément important, la police aux frontières et les unités qui leur sont rattachées exercent leur autorité sur un territoire qui va de la frontière jusqu’à Briançon, où c’est la police nationale locale qui a la charge des missions de sécurité. Les exilés sont donc susceptibles d’être contrôlés et reconduits en Italie jusqu’aux portes de la ville, mais se trouvent en principe à l’abri de ces mesures dès qu’ils les ont franchies pour autant qu’ils ne commettent pas de délit. Bien que personne, dans la police, n’utilise cette expression, Briançon est presque, de fait, un sanctuaire.

C’est dire que les accueillants peuvent en principe exercer leur activité sans crainte d’intervention policière ou de poursuites judiciaires, tandis que les maraudeurs sont, eux, exposés à des interpellations, des auditions libres, des gardes à vue, des mises en examen, des procès en correctionnelle et des condamnations à la prison s’il est établi qu’ils ont violé la loi. Ce cadre général de la situation étant donné, on peut analyser les pratiques de l’État et des militants.

L’État est souverain dans la détermination des conditions d’entrée et de séjour des étrangers. En l’occurrence, il peut donc légitimement refuser qu’une personne pénètre sur son territoire si elle n’a pas la nationalité française et ne bénéficie pas d’un visa d’entrée ou d’un titre de séjour.

La non-admission obéit toutefois à des règles précises. Elle doit faire l’objet d’une décision écrite et motivée qui est communiquée dans une langue que la personne comprend, ce qui peut nécessiter le recours à un traducteur. Ses droits doivent de même lui être notifiés, en particulier la possibilité d’avertir son hébergeur, son consulat ou un avocat et de repousser d’un jour son rapatriement.

Les observations effectuées par les membres des organisations non gouvernementales, tant côté français que côté italien où se retrouvent les étrangers expulsés, et les témoignages des exilés eux-mêmes montrent que ces règles ne sont pas respectées, comme le relèvent le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme paru au Journal officiel le 1er juillet 2018 et le rapport de la Commission d’enquête sur les migrations présidée par le député Stéphane Nadot et présentée à l’Assemblée nationale le 10 novembre 2021.

Il n’y a ni entretien avec les personnes concernées ni examen approfondi des situations individuelles. Le document de refus d’entrée est rempli de façon sommaire et l’étranger doit la signer le plus souvent sans comprendre ce qu’en est le contenu. Il n’est par ailleurs informé ni de la possibilité d’un contact téléphonique ni du droit à un jour franc avant l’exécution de la mesure. Durant le temps passé au poste frontière, qui peut être de plusieurs heures, voire d’une nuit entière, les personnes sont maintenues dans un petit bâtiment modulaire sans point d’eau et sans toilettes intérieures, la cabine se trouvant à l’extérieur et sous la neige en hiver. Il n’y a pas de lit de camp mais des bancs, avec quelques couvertures.

Selon les entretiens réalisés avec des exilés, il n’est pas rare que ne leur soit donné ni eau ni nourriture. De surcroît, l’existence d’une grossesse près du terme et la demande de soins médicaux n’entraînent souvent pas de consultation à l’hôpital voisin. Les sollicitations pour des visites des lieux par des organisations non gouvernementales agréées pour intervenir dans des zones d’attente, comme l’Anafé, Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers, ou dans le cadre de soins, comme Médecins du monde, ont d’abord été rejetées, et ce n’est qu’après une condamnation par le tribunal administratif qu’elles ont dû être acceptées, quoique restreintes.

Des violences et des vols ont enfin été rapportés, et même, dans un cas, documentés et jugés, mais le plus souvent la loi du silence prévaut. En somme, même si une amélioration relative du traitement des exilés a été observé depuis un an, la police aux frontières ne se conforme, lors de la non-admission, ni aux conditions légales ni aux principes humanitaires.

Deux catégories de personnes ne doivent toutefois pas se voir opposer un refus d’entrée : les mineurs non accompagnés et les demandeurs d’asile.

Les mineurs non accompagnés bénéficient, au regard de la loi, de la protection des autorités, et ce, sans tenir compte de leur situation juridique. Ils devraient donc être conduits dans des services sociaux pour que leur cas soit examiné et que, si leur minorité est confirmée, une prise en charge socio-éducative soit effectuée.

Pendant plusieurs années, ils ont néanmoins été refoulés à la frontière comme les adultes, mais à la suite de plusieurs condamnations de l’État par le tribunal administratif, un dispositif a été mis en place, les mineurs devant être amenés au Service de l’aide à l’enfance du Conseil départemental pour évaluation.

Malgré ce dispositif, des observations faites du côté italien où ils sont accueillis après un éventuel refus d’entrée, recoupées par le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme de 2018 et le rapport d’enquête de l’Assemblée nationale de 2021, montrent qu’une partie des mineurs sont toujours reconduits à la frontière, soit sur l’appréciation visuelle de leur âge par le policier, soit après que la date de naissance a été modifiée sur le document présenté.

Même lorsque les mineurs suivent l’itinéraire prévu, l’évaluation du Conseil départemental confirme la minorité dans seulement 4 % des cas, ceux non confirmés se retrouvant souvent à la rue, à la merci des réseaux de produits stupéfiants, malgré les efforts d’organisations non gouvernementales pour les protéger et contester les décisions administratives. Anticipant ce double risque, à la frontière et au département, certains mineurs préfèrent tenter leur chance dans les voies dangereuses empruntées par les adultes dans la montagne.

Les demandeurs d’asile sont censés pouvoir déposer leur dossier dès leur entrée sur le territoire, ce qui suppose qu’ils aient l’information sur ce droit et que les agents acceptent d’enregistrer leur requête.

Une directive européenne prévoit même que l’entretien avec la personne serve à déterminer si les conditions du départ du pays d’origine laissent à penser qu’elle pourrait entrer dans le cadre de l’asile ou de la protection subsidiaire et, le cas échéant, de le lui indiquer. Or, selon les témoignages recueillis, non seulement les agents ne fournissent pas cette information, mais lorsqu’ils sont sollicités, ils refusent souvent d’enregistrer la demande.

En interrogeant aussi bien les policiers aux frontières que les autorités, la Commission nationale consultative des droits de l’homme et la Commission parlementaire ont pu confirmer l’absence d’enregistrement des demandes d’asile. Les entretiens réalisés sur place avec les policiers montrent que ce refus ne relève pas seulement d’une mauvaise volonté des agents, mais aussi de l’institution policière, plus désireuse d’atteindre des quotas de refoulement que de faire respecter le droit. Dans ces conditions, les demandeurs d’asile, tout comme les autres exilés, préfèrent eux aussi prendre des risques dans la montagne.

C’est cette connaissance des dangers encourus qui conduit des femmes et des hommes, de la région ou d’ailleurs, montagnards ou non, à effectuer des maraudes à la recherche de personnes en détresse pour leur porter secours et les aider à rejoindre un lieu sûr dans la vallée.

Ces maraudes, le plus souvent nocturnes car c’est la nuit que la plupart des passages clandestins ont lieu et c’est aussi la nuit qu’ils sont le plus difficiles, se déroulent près de la frontière de façon à pouvoir trouver et assister ces personnes avant que les forces de l’ordre ne les aperçoivent et ne les interpellent. Mais les maraudeurs sont extrêmement précautionneux de façon à ne jamais franchir cette frontière, car ils savent que ce qui pourrait alors être qualifié d’aide à l’entrée irrégulière sur le territoire national est puni de cinq années d’emprisonnement et de trente mille euros d’amende.

Les novices bénéficient d’une initiation sur le terrain par les vétérans. Tous connaissent ainsi, d’expérience ou par la transmission, les lieux où ils ne doivent donc pas s’aventurer. Ils peuvent de surcroît recevoir un document rassemblant les principales informations concernant ce que dit la loi et ce que sont leurs droits, ce qu’il leur faut dire et faire s’ils sont arrêtés. Les maraudeurs ont pris leurs distances par rapport à celles et ceux qui se réclament des No Borders et qui occasionnellement violent une loi qu’ils trouvent infondée.

Cette prudence dans l’engagement ne suffit pas toujours à les mettre à l’abri de la répression de l’État, ce qui ne devrait pourtant jamais être le cas puisque l’assistance, y compris dans le cadre de la circulation et du séjour, est légale, protégée par la décision de la Cour constitutionnelle et renforcée par l’avis de la Cour de Cassation. La tactique la plus communément utilisée par la police aux frontières consiste à accuser les maraudeurs d’avoir aidé à l’entrée irrégulière sur le territoire national.

Cette accusation n’est guère facile à contrer car devant des magistrats, c’est la parole de plusieurs agents assermentés qui affirment la même chose contre la parole d’individus a priori suspects puisqu’ils admettent porter secours à des personnes en situation irrégulière.

Le procureur n’engage que rarement des poursuites sur la base de l’audition conduite par un officier de police judiciaire qui lui est transmise, mais le simple fait d’être soumis à une telle procédure s’avère, pour la personne concernée, dissuasif dans la poursuite des maraudes, au moins pendant quelque temps.

Les forces de l’ordre disposent d’un autre pouvoir de nuisance qui fonctionne sur le mode de représailles lorsque les maraudeurs ont réussi à secourir des personnes. Elles arrêtent systématiquement les véhicules, vérifient les papiers, examinent chaque détail, et finissent souvent par trouver une plaque d’immatriculation jugée mal lisible ou un feu mal réglé pour lesquels une amende sera administrée. Un soir, les maraudeurs circulant en voiture près du col de Montgenèvre ont reçu seize contraventions, l’un d’eux ayant été contrôlé six fois et s’étant vu infliger trois amendes.

« La question des migrations illustre la difficulté, mais aussi la nécessité de surmonter la peur de l’autre pour bâtir cette communauté de destin qui est sans doute notre meilleure chance de survie », écrivait Mireille Delmas-Marty à la fin du dernier volume de sa tétralogie Les Forces imaginantes du droit en 2011.

L’État, qui devrait garantir cette communauté de destin par ses principes fondateurs de liberté, d’égalité et de fraternité, la fragilise au contraire à travers son traitement des exilés et de celles et ceux qui leur viennent en aide. Entre violation des droits des étrangers et déclarations mensongères concernant les maraudeurs, il est celui qui, à la frontière, n’observe pas les lois qu’il édicte, de manière non pas occasionnelle ou accidentelle, mais institutionnellement organisée. Il laisse à celles et ceux qui se désignent simplement comme solidaires l’obligation sans cesse menacée de faire exister cette communauté de destin dans le strict respect de la loi. Illégalisme d’État, hyperobéissance civile.

Ironiquement, lorsque les maraudeurs rencontrent, souvent à l’occasion d’un contrôle, des membres des forces de l’ordre, ils leur donnent une plaquette qu’ils ont confectionnée. Elle s’intitule « Au nom de la loi » et leur rappelle de façon très pédagogique leurs obligations à l’égard des étrangers et les droits de ces derniers. La section finale a pour titre : « Vous avez le droit de désobéir à un ordre manifestement illégal ». Invitation à une désobéissance civile au cœur de l’État.

 

Ce texte est la version légèrement retouchée et actualisée d’un chapitre écrit pour un ouvrage collectif intitulé Cheminer avec Mireille Delmas-Marty qui doit prochainement paraître aux éditions Mare & Martin. J’espère qu’il conserve quelque chose de la lucidité, de l’humanisme et de l’engagement d’une grande intellectuelle dont le « courage de la vérité » va nous manquer.

Cet article a été publié pour la première fois le 18 février 2022 dans le quotidien AOC.


Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France et directeur d'études à l'EHESS