Rediffusion

La tragédie industrielle

Économiste

Les pénuries qui ont scandé le début de la pandémie de Covid-19 ont refait surgir dans le débat public les thèmes de la souveraineté, de l’indépendance ou encore du redressement industriels. Mais par-delà ces discours appelant à une réindustrialisation supposée nécessaire, il faut soigneusement distinguer les différentes significations du terme industrie afin d’en cerner les enjeux politiques et de saisir celle-ci comme un rapport social de production affectant toutes les activités économiques et constituant la réalité matérielle – le plus souvent dissimulée – du capitalisme. Rediffusion du 15 février

La Covid-19 et ses confinements ont dévoilé sur la scène médiatique la base industrielle de notre société. Les ruptures d’approvisionnements et les pénuries successives ont montré la matérialité industrielle cachée derrière l’immatérialité virtuelle, fluide et numérique des nombreux services sur lesquels reposent de nos quotidiens urbains.

Baignant dans ce même quotidien métropolisé, les journalistes de médias produisant des informations à obsolescence accélérée, terrifiés de ce surgissement, ont remis en selle les thèmes de l’indépendance industrielle, de la réindustrialisation, du redressement industriel, la renaissance industrielle ou enfin la souveraineté industrielle. Des journalistes relayés bientôt par presque tous les candidats à la présidentielle de 2022.

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Toutes ces qualifications du renouveau ont la même signification implicite, celle de retrouver une puissance productive nationale dont les corollaires statistiques formels sont les gains de productivités, la croissance économique et l’emploi industriel.

Ils ne se sont pourtant pas trompés d’objet, car l’industrie est bien un phénomène socio-économique au cœur du rapport de production propre au capitalisme, son évolution est ainsi un enjeu politique essentiel.

Pourtant, il y a encore quelques années, on a tenté de nous faire croire que le « développement économique » des pays dits avancés se mesurait à la petite taille de son secteur industriel. Les plus avancés auraient ainsi réussi à dépasser l’industrie et sa matérialité lourde, bruyante et polluante avec ses ouvriers syndiqués.

À l’orée du millénaire, des prophètes du progrès –un progrès identifié à des déversements successifs d’un besoin à un autre (biens puis services donc) – ont imaginé « les entreprises sans usines[1] », l’avancée d’une société se mesurant alors à la faiblesse de son secteur industriel. L’histoire sociale et politique des deux dernières décennies montre bien une baisse progressive de la production dite « industrielle »[2] et de l’emploi afférent orchestrés par de grands groupes financiarisés. Cette baisse de la production industrielle s’est accompagnée d’un discours plus ou moins hypocrite de la classe politique, qui s’en est émue pour aussitôt se déclarer impuissante à s’y opposer[3].

Cette « désindustrialisation » est, au fil du temps, devenue le fait économique sur lequel tout le monde semble pleurer, plus ou moins sincèrement, il est vrai. Les milieux patronaux regrettent la perte de compétitivité-coût de la France, la classe politique la perte de souveraineté productive et les syndicats la perte d’emploi et de pouvoir d’achat.

Le gouvernement actuel, avec « France Relance », veut relocaliser, ou plutôt localiser les activités industrielles dites sur la « frontière technologique », c’est-à-dire des activités fondées sur les technologies les plus lucratives, une lucrativité garantie par une myriade de droits de propriété intellectuelle et de brevets. C’est ainsi que ce plan soutiendra plus fortement les activités pour la voiture autonome, la robotisation, l’IA plutôt que la fabrication des vélos ou des machines à coudre.

Une fausse désindustrialisation

Les chiffres présentés pour illustrer cette désindustrialisation sont connus : l’emploi dit industriel est passé de plus de 20 % à moins de 10 % actuellement, une diminution qui s’accompagne d’une baisse de la part de ladite industrie dans le PIB (d’un quart à 13 % actuellement). Pourtant, cette façon statistique de comprendre le phénomène industriel est fallacieuse, car elle occulte les enjeux politiques et sociaux de la question industrielle.

L’économisation de la société s’est accompagnée d’un développement d’indicateurs économiques, de nomenclature d’activité et de produits économiques fondés sur une image uniquement fonctionnelle de l’économie. Cette image économique occulte la réalité sociale et matérielle du capitalisme.

La sectorisation des activités économiques est soutenue par une image progressiste du développement de la production. Ainsi, la production se divise en trois secteurs selon leur finalité de consommation : au secteur primaire (agriculture) s’ajoutent un secteur secondaire (industrie et biens matériels) puis un secteur tertiaire (services), les économies les plus développées étant celles qui ont développé un secteur tertiaire important « grâce » aux gains de productivité des deux premiers secteurs.

Cette nomenclature[4] progressiste des activités économiques repose sur l’idée de la modernité capitaliste est lancée vers la satisfaction de besoins de plus en plus nombreux et étendu. C’est ce qu’on appelle aussi « le niveau de vie ». La progression suit un chemin qui va des besoins liés à la terre (agriculture), aux besoins matériels (industrie) et enfin vers les besoins plus « spirituels » comme les loisirs, le tourisme, la culture (services).

Ce chemin serait celui d’un arrachement, d’un éloignement vis-à-vis des nécessités matérielles et biologiques de la vie, une délivrance. Cette classification est l’incarnation d’un imaginaire productiviste (il faut des gains de productivité pour déverser les ressources de main-d’œuvre et de capital d’un secteur à l’autre) et consumériste (il faut que la consommation des biens économiques augmente continûment).

Selon cette vision, le développement de l’industrie dépend donc d’une agriculture intensive et le développement des services d’une rationalisation et d’une automatisation de la production des biens matériels non agricoles.

Le retour dans les débats de la question industrielle sous la forme d’une nécessaire réindustrialisation, vient en partie dévoiler le caractère imaginaire de cette vision progressiste de l’économie et de ses secteurs. L’ensemble des forces politiques instituées (partis politiques et syndicats) partagent le constat que le déversement sectoriel poussé par la productivité est allé trop loin.

Le secteur industriel ne peut être trop réduit ou perdre des segments stratégiques, car il reste la condition incontournable de dimensions essentielles de la puissance d’une nation : ses gains de productivité, son positionnement dans les chaînes de production mondiales, sa souveraineté industrielle, sa maîtrise des technologies clés, bref sa puissance productive.

Ce retour de la question industrielle remet en question ce progressisme, mais surtout dévoile un peu ce que cette sectorisation occulte : l’industrialisation comme processus de transformation productive est le cœur du capitalisme. Elle concerne toutes les activités économiques, quelles que soient leurs finalités. Pour le dire encore autrement : l’industrialisation du monde est la face productive et technologique du capitalisme tandis que l’accumulation du capital est sa face économique.

En ce sens, la croissance des gains de productivité, de l’accumulation du capital, des inégalités et de la consommation d’énergie sont les dimensions inséparables d’une industrialisation toujours plus grande de tous les modes de production. La baisse de la part de l’industrie dans le PIB est le signe d’une hyperindustrialisation des modes de production.

L’industrie comme institution centrale du capitalisme

Il faut donc soigneusement distinguer les différentes significations du terme industrie afin de cerner les enjeux politiques. Le terme industrie a deux grandes significations. La première est ancienne et date d’avant la révolution industrielle. Elle se définit comme l’habileté, l’ingéniosité de l’humain dans ses activités de fabrication reliant l’esprit et la main[5]. Elle s’incarne dans la fabrication de choses utiles que la nature ne donne pas immédiatement.

La naissance du capitalisme et la révolution industrielle vont lui donner une tout autre signification. L’industrie devient un mode de production particulier qui se distingue de l’artisanat et de ses corporations de métiers[6]. Ce mode nouveau de production, qui deviendra un rapport social central du capitalisme, se caractérise par sa puissance productive obtenue par la division du travail, une déqualification des habilités de métiers et une automatisation qui organise le travail autour de la machine.

La centralité de la machine avait comme condition certaines découvertes essentielles permettant une maîtrise exceptionnelle de l’énergie, en particulier la machine à vapeur et son charbon, et surtout l’électricité[7]. Ce mode historique de production se développe au sein d’activités artisanales comme le tissage et le travail des métaux. Il va bousculer et détruire, comme on le sait, les anciennes identités de compagnons ouvriers, qui résisteront d’abord en défendant leurs savoir-faire et leurs paroles puis, d’une répression à l’autre tout au long du XIXe siècle, en s’identifiant à une classe nouvelle de prolétaires, ceux qui n’ont aucune compétence que celles données par leur corps.

La puissance inouïe de ce mode de production va subjuguer la société – plus précisément ses classes dominantes – qui le généralisera, construisant l’infrastructure matérielle et technologique du capitalisme.

Depuis lors, le terme d’industrie a une ambiguïté sémantique, une sorte d’oscillation qui cache les enjeux sociaux historiques de ce phénomène. Une signification renvoie à la production de biens matériels stratégiques ou essentiels. Il s’agit alors de préserver « notre souveraineté industrielle » en particulier par l’innovation. C’est la vision globale de tous les plans de relance industrielle successifs, dont « France Relance », mais aussi des économistes de l’innovation technologique adeptes de la « destruction de la création sociale[8] ».

La relance et la souveraineté industrielle se réduisent à localiser des entreprises industrielles innovantes et à diversifier les sources d’approvisionnement des fournisseurs[9] pour éviter les vulnérabilités dans les chaînes mondiales de production. La version sociale de cette vision de l’industrie insiste sur les contenus en emploi du secteur. Le renouveau industriel est alors soutenu par le soutien public aux entreprises industrielles et la formation des travailleurs afin de préserver l’emploi et la compétitivité[10].

Mais c’est la deuxième signification qui fait l’objet de cet article, car elle permet de saisir l’industrie comme rapport social de production, c’est-à-dire l’institution centrale du capitalisme. Cette institution est marquée par la puissance et la productivité, et, comme toute institution fondée sur un imaginaire social, peut donc concerner toutes les activités humaines. Pour Marx aussi, l’industrie est un rapport social de production historique né avec le capitalisme. C’est parce qu’il est industriel – c’est son infrastructure – que ce rapport social finira par faire effondrer le capitalisme.

L’institution industrielle se donne à voir comme un processus incessant que je nomme ici l’industrialisation du monde. L’industrialisation remplace d’abord les productions domestiques et artisanales, même celles regroupées au sein de manufactures, par la « grande industrie », qui organise le travail autour de la machine.

Pour Marx, lui aussi subjugué, cette grande industrie bouleverse l’ensemble des structures sociales antérieures en charge d’une partie de la subsistance comme la famille ou les communautés villageoises. C’est pour lui la puissance sociale seule capable de faire exploser par la superstructure qu’est la propriété privée des moyens de production.

En termes marxistes, l’industrie qui est le germe et l‘essence de la révolution, c’est une promesse. « L’industrie moderne ne considère et ne traite jamais comme définitif le mode de production actuel d’un procédé. Sa base est donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production antérieurs était essentiellement conservatrice[11] ».

L’industrie est un rapport social intrinsèquement inégalitaire

L’industrie, c’est la modernité. Une modernité soutenue par la science moderne[12], car « l’histoire de l’industrie est le livre ouvert des facultés humaines » disait Marx. L’industrie et son incarnation, l’industrialisation, tirent leur puissance historique de l’application systématique des résultats de la science moderne dans la production. L’imbrication de la science et de la technique au sein de l’industrie est la caractéristique première de ce mode de production.

C’est ainsi que les termes d’artisan et d’artisanal ne naissent qu’en 1923, pour distinguer les fabrications qui profitent de la science et de la « modernité » des autres fabrications issues des savoirs et des techniques anciennes et vouées à l’obsolescence.

Mais comme l’avait bien montré Marx et bien d’autres après, l’intégration des savoirs scientifiques ne pouvait et ne peut se faire qu’à la condition d’avoir auparavant divisé, fragmenté, parcellisé et donc déqualifié le travail et les travailleurs afin de pouvoir les remplacer facilement par une machine. Tuer le vivant de leur travail.

Illustrons par l’industrialisation en cours des restaurants. Un restaurant produit historiquement un service complet basé sur une équipe de travail plutôt petite, avec ses savoir-faire de métiers (services et cuisine). L’ubérisation du service conduit à fragmenter cette équipe en deux, d’un côté la cuisine qui doit travailler plus vite pour payer la commission d’UberEats (autour d’un tiers du chiffre d’affaires), tout en payant encore un service en salle. De l’autre, des livreurs déqualifiés soumis à la logique de la plateforme (la machine) remplacent une partie du service en salle.

La pression industrielle remonte sur la cuisine qui doit être plus productive, si elle veut produire pour la plateforme. Elle doit diminuer les frais fixes liés à la salle de restaurant et au service. C’est ainsi qu’apparaissent, en toute logique industrielle, les dark kitchen. La dark kitchen c’est la cuisine industrielle intégrée dans la plateforme. Elle doit produire des plats standardisés de manière continue.

Cette industrialisation du restaurant crée, en plus de la déqualification des serveurs et des cuisiniers, une division sociale de la consommation entre pauvres et riches. Certains restaurants gastronomiques bien localisés resteront hors de la plateforme avec des prix élevés. Les petits restaurants de quartier, de travail disparaîtront, remplacés par une livraison rapide au travail et à domicile de plats standardisés réduisant l’expérience de restauration au seul fait de se nourrir. Les riches pourront aller au restaurant gastronomique comme expérience et les pauvres ne pourront, eux, que se nourrir.

L’industrialisation, en plus de déqualifier et diviser le travail, réduit et enlaidit bien souvent le monde, des entrées de villes pleines de centres commerciaux aux banlieues sans commerces ni restaurants de proximité. Cet exemple montre que l’industrialisation peut concerner l’ensemble des services, notamment avec la numérisation, arme puissante d’une accélération industrielle.

La numérisation des services est en effet la dernière étape de l’industrialisation du monde : « Le verrou à la globalisation que constituait la localisation nécessaire des services à proximité des clients est tout simplement en train de sauter[13]. »

L’industrialisation est un processus qui a une tendance à l’autonomisation. La division du travail, que l’on pourrait aussi décrire comme une organisation du travail ayant pour but de faire mourir le travail vivant, conduisent à l’automatisation et la robotisation, qui entraînent à leur tour une nouvelle division du travail.

Cette dialectique, ces effets de rétroactions sociales et technologiques sont au cœur des processus d’innovations technologiques et d’industrialisation, c’est la condition de la puissance industrielle. On ajoutera que l’automatisation et la division maintenant internationale du travail augmente toujours la consommation d’énergie.

L’intégration travail-machine-énergie est une dimension essentielle de l’industrialisation[14]. Elle suppose une forte complémentarité et synchronisation des éléments qui la composent. Les travailleurs perdent donc leur autonomie non dans le fait qu’ils soient des salariés et qu’ils ne possèdent pas le produit de leur travail, ce que Marx nommait l’exploitation, mais dans le fait d’être intégré à une programmation productive sur laquelle ils n’ont pas de prise.

Cela ne concerne pas que les travailleurs les moins qualifiés. Avec les outils numériques, cela concerne aussi le management pris dans les mêmes logiques industrielles de standardisation, de synchronisation et de parcellisation. Avec Hannah Arendt, on pourrait dire que c’est l’activité de travail qui contamine tout l’emploi, en détruisant dans ce dernier l’œuvre et l’action.

Enfin, l’industrialisation n’est possible qu’à la condition d’une dernière division : la forte séparation entre production et consommation. C’est ce qu’André Gorz ou Ivan Illich nommaient hétéronomie. Elle se caractérise par une dépendance des consommateurs ou usagers[15] vis-à-vis des choix productifs de l’industrie, c’est-à-dire les qualités techniques, sociales et écologiques des productions.

Qui décide des caractéristiques des voitures ou des smartphones ? Au contraire d’un discours publicitaire du type « vous en avez rêvé, nous l’avons fait », la très grande majorité des transformations des qualités des produits est imposée, et cela à des rythmes toujours plus rapides. Ce discours est repris de manière paresseuse par certains ingénieurs et administrateurs de la recherche engagés dans cette course technologique folle[16].

L’industrie – et son mouvement, l’industrialisation – est donc l’institution centrale du capitalisme, elle se caractérise par une puissance et une maîtrise productive exceptionnelle, mais le prix à payer sur le plan social et écologique est exorbitant ; division de travail, déqualification et inégalités de revenus, division de l’offre entre riche et pauvres et inégalités d’accès, hétéronomie et perte d’autonomie sur les modes de vie, consommation insoutenable d’énergie et de matière, enlaidissement fonctionnel de nos cadres de vie.

Tout montre que nous sommes historiquement arrivés à des niveaux de puissance industrielle disproportionnée par rapport à la dimension de la vie humaine. Une faible croissance de cette puissance augmente ses coûts sociaux et écologiques de manière exponentielle. C’est pour cette raison que les gains de productivités ne cessent d’être de plus en plus faibles, car pour obtenir un 1 % de hausse du niveau de la productivité, il faut payer des coûts exorbitants en termes d’inégalités, de précarité, de destruction écologique.

Obscurantisme industriel

L’industrie est une institution centrale. Elle est centrale, car elle a tendance à s’étendre à l’ensemble de la société même les services publics. Elle est une institution, car fait tenir ensemble une « signification imaginaire sociale », au sens de Cornelius Castoriadis, ou une « croyance légitimante » pour Pierre Musso, un « monde mythique » pour Paul Valéry[17] ou encore une « idéologie de la classe dominante » au sens de Gramsci avec un ensemble de normes et de dispositifs techniques.

L’industrie est une signification sociale imaginaire qui traverse toute la société. Elle propose une réponse historique aux questions ultimes que se posent toujours les humains vivants en société : que voulons nous ? Pour quoi faire ?

On pourrait dire que l’institution industrielle y répond en disant que nous voulons la puissance industrielle, car elle maîtrise technologiquement le monde, la nature, l’humain ou plutôt les dominés. Pierre Musso nomme cette croyance légitimante comme « industriation » du monde. C’est pour lui notre nouvelle religion. Or, il est temps de changer de religion. Il est peut-être temps de ne plus vouloir systématiquement la puissance industrielle comme but ultime.

Alors que faire maintenant ? Relocaliser ? Les impasses sociales et écologiques de l’industrialisation sont devenues plus visibles lors de la pandémie à travers les ruptures d’approvisionnement et les pénuries, mais aussi les pollutions et impacts écologiques évités par les confinements. La division sociale inégalitaire, elle, n’a pas bougé d’un iota malgré les discours lénifiants sur les premiers de corvée.

Néanmoins, ce dévoiement partiel a fait surgir la question de la relocalisation industrielle. Or, si la société est prise dans cette institution industrielle, alors la relocalisation de quelques segments de la chaîne mondiale de production sur le territoire français et quelques taxations ou barrières douanières ne suffira pas à régler la « souveraineté industrielle » et surtout ne résoudra pas l’impasse sociétale et politique de l’industrialisation. Au contraire, pour retrouver une autonomie industrielle il faut désindustrialiser la société, sortir de cette religion industrielle de la puissance.

L’autonomie n’est pas la souveraineté. Elle signifie plutôt une capacité d’autonomie politique et productive nécessairement limitée d’une population sur un territoire, alors que la souveraineté se réfère à un pouvoir suprême (du peuple ou de l’État). La question n’est pas d’établir un pouvoir suprême (national ou européen) sur certaines productions dites industrielles, mais de transformer le rapport qu’à la société à son rapport de production industriel. Et pour transformer, il faut retrouver la capacité de questionner les axiomes derniers de ce rapport social.

Cette capacité de questionnement est la définition de l’autonomie. C’est la possibilité à chaque fois d’élucider notre rapport à l’institué, aux institutions comme matérialisation de notre imaginaire. On ne retrouvera pas cette autonomie de la production sans remise en question de la puissance industrielle.

Ainsi, il ne faut pas se laisser abuser par les discours actuels de façade sur la relocalisation ou la réindustrialisation fondées sur un nationalisme technologique et de compétence. Au contraire, les innovations technologiques et les organisations associées (régulation et financement de la recherche publique et privée, sélection et formation des chercheurs) ne font qu’accélérer encore plus l’intégration productive et la division du travail même sans extension géographique des chaînes de production.

S’il est établi que, depuis le milieu des années 2000, le commerce mondial des marchandises s’est stabilisé, dans les faits, l’industrialisation a toujours progressé, mais elle passe maintenant par numérisation, comme l’attestent les croissances économiques et financières des GAFAM. Les discours d’une industrie 4.0 à haute technologie et compétences, pilotée par une politique, robotisée pouvant relever le défi de la compétitivité internationale de la France[18] ne cherchent la relocalisation qu’à condition qu’elle accélère encore l’industrialisation du monde.

Ce serait une France « industrielle » d’ingénieurs et de managers qui commandent à une multitude de travailleurs pauvres dans le monde. Quel est l’intérêt social et politique d’avoir un Amazon français, ou une DARPA française ?

La numérisation des services dénoncée plus haut et la localisation d’une production matérielle robotisée répondent à des questions de puissance nationale, mais au prix d’une aggravation de la division du travail, des inégalités et des consommations de matière et d’énergie. La strate numérique de l’industrialisation montre une relation exponentielle par rapport à la croissance économique. Le numérique n’est pas une « transition technologique », c’est une intégration industrielle à grande échelle.

La tragédie d’un héritage industriel hors de la mesure humaine

Il y a donc urgence à retrouver le chemin de l’autonomie productive pour des raisons sociales, politiques et écologiques. Les conditions de cette autonomie font appel à des changements majeurs, car elle touche le cœur du capitalisme, la face productive de l’exploitation.

Se satisfaire[19] d’augmenter l’emploi industriel même qualifié au sens de l’INSEE est donc une proposition superficielle, voire même une diversion par rapport aux questions que nous devons nous poser.

Or, d’une part l’ampleur nécessaire de la désindustrialisation de la société est immense au regard des enjeux écologiques, et d’autre part, nous héritons d’une technosphère matérielle[20] énorme pesant de toute son inertie. Cela rend extrêmement difficile d’engager une rupture rapide dans la trajectoire productive du capitalisme.

Pourtant, ces deux dimensions historiques que sont l’ampleur et l’héritage matériel de l’industrialisation sont souvent occultées dans les débats sur la bifurcation industrielle et écologique. Même les propositions les plus critiques du capitalisme[21] n’envisagent la bifurcation que comme la seule addition d’infrastructures nouvelles aux anciennes par des investissements publics.

Cette seule addition est censée réorienter sans inertie la production. Or, pour qu’il y ait réorientation productive réelle, il faut tout autant – voire plus encore – fermer et démanteler les anciennes infrastructures productives, réduire les chaînes de production, désintégrer les logistiques afférentes pour réduire l’extrême division du travail. Il faut prendre acte que l’héritage industriel actuel aussi problématique qu’il soit, nous ne pouvons ni le refuser ni le liquider, car sa taille est hors de la mesure humaine. C’est en cela que c’est une tragédie.

Nous ne pouvons pas en rester à invoquer des politiques publiques purement économiques (d’investissements, de prix, de taxe). Il faut que la réorientation saisisse à la fois la matérialité industrielle du rapport social de production et sa dimension économique.

Prenons l’exemple de l’industrie automobile. Cette industrie représente moins de 8 % du PIB si on se limite à la construction de voiture, mais son usage massif représente 20 % du PIB (carburant, assurance, réparation, école de conduite, stationnement et réseaux routiers…). Il y a donc un grand écart entre la valeur économique liée à la production d’un bien particulier et la valeur économique liée à son usage industriel et massif, qui implique toute une infrastructure.

Ainsi, proposer de développer l’usage du transport en commun, cela ne peut pas se limiter à développer les transports en commun, il faut aussi réduire et démanteler une partie de l’infrastructure automobile. Or, de cela, on ne parle jamais quand on parle des transports en commun.

Mais, si l’on veut désindustrialiser la mobilité, il faut aussi réduire les déplacements-domicile-travail et le renouvellement incessant des voitures[22]. Cela revient à se déplacer moins, se déplacer en commun et se déplacer avec des véhicules réparables et beaucoup plus durables.

Faire cela touche de nombreux secteurs de l’économie : cela exigerait transférer des travailleurs et de la main-d’œuvre de la construction vers la réparation et la maintenance, mais aussi un redéploiement vers le ferroviaire et les transports collectifs urbains, et, enfin, un autre aménagement du territoire pour « travailler au pays ». C’est immense.

Pour la partie de la mobilité qui continuera à se faire par une voiture, la production devra être relocalisée, ce qui signifierait relocaliser les sous-traitants et les équipementiers actuellement majoritairement en Europe de l’Est.

La voiture neuve sera donc plus chère, mais plus durable et beaucoup moins utilisée individuellement. Ce surcoût pourra être plus que compensé par un usage en partage au sein de coopérative d’usagers de quartiers ou de village et un taux de renouvellement beaucoup plus bas.

Désindustrialiser le déplacement, c’est bien l’autre nom de la transformation des modes de vie en lien avec un autre mode de production. En désindustrialisant nos modes de vie et de production, on peut envisager une plus grande autonomie industrielle du territoire, une revalorisation des filières de la réparation, une transformation des relations de domination et donneur d’ordre à des relations de coopération entre unités de production au sein de la filière.

Cet exemple montre à quel point l’autonomie industrielle et la désindustrialisation du monde demandent finalement une transformation des modes de vie et du vivre ensemble, et surtout de la propriété privée des infrastructures industrielles de puissance. Mais c’est la condition pour une réelle réduction des inégalités, une réelle bifurcation écologique et enfin pour ouvrir l’espace nécessaire pour laisser passer la beauté.

Cet article a été publié pour la première fois le 15 février 2022 dans le quotidien AOC.


[1] Serge Tchuruk, en 2001, souhaitait transformer Alcatel en entreprise sans usine et sans fabrications. Alcatel a échoué, mais d’autres grandes entreprises ont réussi, comme Apple.

[2] C’est-à-dire la baisse de la production de biens matériels qui se distingue d’une production de service.

[3] Lionel Jospin, Premier ministre socialiste de juin 1997 à mai 2002, déclarait que « l’État ne peut pas tout » à propos de la décision de Renault, entreprise dont l’État français est alors l’actionnaire principal (44,22 % du capital), de fermer une usine à Vilvorde, en Belgique.

[4] La nomenclature statistique des activités économiques de l’INSEE repose sur cette idée générale mais étant très détaillée, les groupements d’activités et de produits se font aussi selon des critères de techniques de production (industries de la chimie) ou de matières premières (industries du bois).

[5] Pierre Musso, La religion industrielle : monastère, manufacture, usine: une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.

[6] Supprimées en 1793 dans un élan révolutionnaire mêlant visée égalitaire et visée de modernisation industrielle par la loi Le Chapelier.

[7] Gérard Dubey et Alain Gras, La servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique, Paris, Éditions du Seuil, 2021.

[8] Détournement critique du concept de « destruction créatrice » de Schumpeter qui identifie l’innovation technologique comme le phénomène central du capitalisme et qui conduit à détruire sans cesse les anciennes technologies de production pour les remplacer par d’autres plus puissantes. Voir Jacques Prades, La création-destructrice : l’économique, la technique et le social, Paris, L’Harmattan, 1995.

[9] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », note du CAE, n°64, avril 2021.

[10] Voir le Manifeste pour l’industrie.

[11] Karl Marx, Maximilien Rubel et Karl Marx, Oeuvres, Economie I, Paris, Gallimard, 1994.

[12] La science dite moderne est une certain idée de la science. Sa finalité n’est pas contemplative mais est la fabrication du monde par une intrication voire une inversion de la science et de la technique. La techno science devient alors une dimension importante du pouvoir économique et politique.

[13] Olivier Passet, « La déglobalisation c’est faux, place à l’hyperglobalisation : voilà pourquoi », Xerfi Canal, 1er mars 2020.

[14] Ingmar Granstedt, L’impasse industrielle, Paris, Seuil, 1980.

[15] L’industrialisation concerne autant le privé que le public. Voir Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie: le langage comme symptôme, Paris, Gallimard, 2020. Ce qui montre que ce phénomène historique est une institution centrale de la modernité qui dépasse la seule question de la recherche de profit.

[16] La raison pour laquelle dans moyens si démesurés sont actuellement investit dans la recherche sur le véhicule autonome n’est pas pour répondre aux besoins des conducteurs de lire ou dormir en se déplaçant, mais c’est parce que le transport est un maillon essentiel de l’industrialisation et de sa division internationale du travail. Or ce transport est encore trop intensif en travail, il est donc un goulot d’étranglement au développement de la puissance industrielle.

[17] Pierre Musso, La religion industrielle, op. cit., p. 52.

[18] Voir le colloque « (Re)localiser » organisé par Bercy le 26 octobre 2021. Philippe Aghion en appelle toujours à refaire une DARPA Française (pilotage public de l’innovation en vue de finalités militaires).

[19] Voir le Manifeste pour l’industrie qui reprend la même religion industrielle comme étant au cœur du progrès « Rappelons que les êtres humains, pour mieux vivre, ont toujours cherché à économiser du temps de travail ou à travailler moins pour un même résultat : c’est ce qu’on appelle les gains de productivité. » Manifeste pour l’industrie, 31 octobre 2013 consulté le 16 janvier 2022 http://manifestepourlindustrie.org/aux-origines/

[20] Evaluée en 2016 à 5 fois la biomasse totale de la planète voir Jan Zalasiewicz et al., « Scale and diversity of the physical technosphere: A geological perspective », The Anthropocene Review, avril 2017, vol. 4, no 1, pp. 9‑22.

[21] Une partie de l’écologie individualiste, mais aussi la majeure partie des propositions des économistes hétérodoxes keynésiens et marxistes  ; pour n’en citer qu’un seul, « L’avenir appartient à la main invisible des algorithmes. Grâce (je souligne) aux boucles de rétroaction numérique, le détour appauvrissant et chaotique par la marchandise devient moins nécessaire pour faire tenir la division du travail ». Cédric Durand, Techno-féodalisme : critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020. L’auteur en appelle alors à la démocratie économique ! Comme si la démocratie, c’est-à-dire l’égalité, était compatible avec l’extrême division du travail sur laquelle repose des infrastructures comme l’IA.

[22] La durée moyenne de détention d’une voiture est de 5 à 6 ans.

Mireille Bruyère

Économiste, Maîtresse de conférence à l'Université de Toulouse 2 Jean Jaurès

Notes

[1] Serge Tchuruk, en 2001, souhaitait transformer Alcatel en entreprise sans usine et sans fabrications. Alcatel a échoué, mais d’autres grandes entreprises ont réussi, comme Apple.

[2] C’est-à-dire la baisse de la production de biens matériels qui se distingue d’une production de service.

[3] Lionel Jospin, Premier ministre socialiste de juin 1997 à mai 2002, déclarait que « l’État ne peut pas tout » à propos de la décision de Renault, entreprise dont l’État français est alors l’actionnaire principal (44,22 % du capital), de fermer une usine à Vilvorde, en Belgique.

[4] La nomenclature statistique des activités économiques de l’INSEE repose sur cette idée générale mais étant très détaillée, les groupements d’activités et de produits se font aussi selon des critères de techniques de production (industries de la chimie) ou de matières premières (industries du bois).

[5] Pierre Musso, La religion industrielle : monastère, manufacture, usine: une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard, 2017.

[6] Supprimées en 1793 dans un élan révolutionnaire mêlant visée égalitaire et visée de modernisation industrielle par la loi Le Chapelier.

[7] Gérard Dubey et Alain Gras, La servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique, Paris, Éditions du Seuil, 2021.

[8] Détournement critique du concept de « destruction créatrice » de Schumpeter qui identifie l’innovation technologique comme le phénomène central du capitalisme et qui conduit à détruire sans cesse les anciennes technologies de production pour les remplacer par d’autres plus puissantes. Voir Jacques Prades, La création-destructrice : l’économique, la technique et le social, Paris, L’Harmattan, 1995.

[9] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », note du CAE, n°64, avril 2021.

[10] Voir le Manifeste pour l’industrie.

[11] Karl Marx, Maximilien Rubel et Karl Marx, Oeuvres, Economie I, Paris, Gallimard, 1994.

[12] La science dite moderne est une certain idée de la science. Sa finalité n’est pas contemplative mais est la fabrication du monde par une intrication voire une inversion de la science et de la technique. La techno science devient alors une dimension importante du pouvoir économique et politique.

[13] Olivier Passet, « La déglobalisation c’est faux, place à l’hyperglobalisation : voilà pourquoi », Xerfi Canal, 1er mars 2020.

[14] Ingmar Granstedt, L’impasse industrielle, Paris, Seuil, 1980.

[15] L’industrialisation concerne autant le privé que le public. Voir Stéphane Velut, L’hôpital, une nouvelle industrie: le langage comme symptôme, Paris, Gallimard, 2020. Ce qui montre que ce phénomène historique est une institution centrale de la modernité qui dépasse la seule question de la recherche de profit.

[16] La raison pour laquelle dans moyens si démesurés sont actuellement investit dans la recherche sur le véhicule autonome n’est pas pour répondre aux besoins des conducteurs de lire ou dormir en se déplaçant, mais c’est parce que le transport est un maillon essentiel de l’industrialisation et de sa division internationale du travail. Or ce transport est encore trop intensif en travail, il est donc un goulot d’étranglement au développement de la puissance industrielle.

[17] Pierre Musso, La religion industrielle, op. cit., p. 52.

[18] Voir le colloque « (Re)localiser » organisé par Bercy le 26 octobre 2021. Philippe Aghion en appelle toujours à refaire une DARPA Française (pilotage public de l’innovation en vue de finalités militaires).

[19] Voir le Manifeste pour l’industrie qui reprend la même religion industrielle comme étant au cœur du progrès « Rappelons que les êtres humains, pour mieux vivre, ont toujours cherché à économiser du temps de travail ou à travailler moins pour un même résultat : c’est ce qu’on appelle les gains de productivité. » Manifeste pour l’industrie, 31 octobre 2013 consulté le 16 janvier 2022 http://manifestepourlindustrie.org/aux-origines/

[20] Evaluée en 2016 à 5 fois la biomasse totale de la planète voir Jan Zalasiewicz et al., « Scale and diversity of the physical technosphere: A geological perspective », The Anthropocene Review, avril 2017, vol. 4, no 1, pp. 9‑22.

[21] Une partie de l’écologie individualiste, mais aussi la majeure partie des propositions des économistes hétérodoxes keynésiens et marxistes  ; pour n’en citer qu’un seul, « L’avenir appartient à la main invisible des algorithmes. Grâce (je souligne) aux boucles de rétroaction numérique, le détour appauvrissant et chaotique par la marchandise devient moins nécessaire pour faire tenir la division du travail ». Cédric Durand, Techno-féodalisme : critique de l’économie numérique, Paris, Zones, 2020. L’auteur en appelle alors à la démocratie économique ! Comme si la démocratie, c’est-à-dire l’égalité, était compatible avec l’extrême division du travail sur laquelle repose des infrastructures comme l’IA.

[22] La durée moyenne de détention d’une voiture est de 5 à 6 ans.