Rediffusion

John le Carré : un écrivain pour enfants ?

Écrivain

L’héritage des espions, le dernier livre de John le Carré, 87 ans, est un grand livre mélancolique mais tonique : l’occasion de revenir sur l’œuvre singulière de cet écrivain génial qui n’a pas fait que révolutionner le roman d’espionnage au temps de la guerre froide… Rediffusion d’été.

Quand on est enfant, on ne comprend pas le monde, ou du moins on s’imagine ne rien savoir des clés qui permettraient d’en saisir le fonctionnement, tel qu’il est raconté dans un livre, par exemple. Il faut du temps, ensuite, pour réaliser que le sens qu’on croyait réservé aux adultes n’est qu’un leurre, une fiction de plus, le même jeu encore que celui dont on inventait les règles sous les marronniers d’une cour d’école, dans les seventies et un monde bipolaire, confortable : je serais le Russe et tu serais l’Anglais, etc. Mais le livre n’était pas un mode d’emploi, et on n’y comprend pas grand-chose de plus, au fond, quarante ans plus tard.

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On essaya donc de lire La Taupe à onze ans, parce que le roman de John le Carré faisait partie d’un lot un peu absurde gagné à un concours scolaire, un « prix » dont le simple principe paraît aujourd’hui bien désuet (figurait aussi dans le paquet un ouvrage encyclopédique sur les montagnes françaises, et d’étranges photographies de paysages volcaniques sous une espèce de passe-partout en carton). C’était compliqué, et ce trouble se répéta bizarrement des années après, à l’occasion d’un vol de nuit, quand on visionna dans l’inconfort d’un avion banal le film de Tomas Alfredson adapté de La Taupe (en anglais : Tinker, Tailor, Soldier, Spy), avec Gary Oldman, nommé pour cela aux Oscars, dans le rôle de George Smiley : la fatigue somnambulique d’un voyage en long-courrier et la petitesse de l’écran rendaient tout cela d’une opacité ocre et cérébrale, comme un trip d’enfance recommencé, à la lisière floue d’un monde d’espions réversibles. Un rêve.

Serait-ce encore le même voyage, alors, qu’on reprendrait en lisant L’héritage des espions, cette espèce d’étrange come-back de Smiley dans la mémoire à tiroirs d’un vieil écrivain, qui s’amuse à ressortir, presque à reclasser, les dossiers de ses anciens romans en une somme qui n’évente rien ? Pas tout à fait. L’héritage des espions est en effet un grand livre que l’on pourrait dire en forme d’explicit, à savoir de conclusion récapitulative qui reprend, en les « explicitant » plus ou moins, bien des éléments et personnages des romans précédents, et tout particulièrement de L’Espion qui venait du froid, troisième livre de le Carré en 1963 et premier best-seller de grande envergure. Un livre plus clair, donc, dans sa construction pourtant savante, sinon retorse, qui joue sans cesse – via les archives des Services secrets – de l’entrecroisement du passé et du présent. Un livre pourtant qui ne résout rien du mystère à ellipses que l’écrivain britannique a érigé en principe de composition, autant qu’en grille de lecture du monde : on comprend tout, on n’est plus sûr de rien.

L’héritage des espions voit en tout cas le retour à Londres de Peter Guillam, ancien agent de Smiley retiré en Bretagne, où il mène une vie de « gentleman farmer » qu’on imagine assez proche d’un certain idéal de l’auteur, anti-mondain assumé. Les services britanniques le convoquent, car ils craignent, plus de cinquante ans après les faits, une plainte en justice du fils d’Alec Leamas – le fameux « espion qui venait du froid » –  abattu avec sa compagne Liz Gold par les services est-allemands, en 1961, au pied du Mur de Berlin. Cette double mort marquait la conclusion de l’opération « Windfall », dont le but véritable était de sauver un agent double sur le point d’être démasqué, mais dont les archives ont gardé des traces largement tronquées… Un faux fiasco, pour le maintien d’un vrai réseau ? Guillam est sommé par le service de renseignement extérieur britannique (celui qu’on surnommait autrefois « le Cirque », mais qui a désormais quitté Cambridge Circus…) de se souvenir : il doit éclairer les zones d’ombre de ce dossier, afin de permettre de parer les réclamations possibles du fils de Leamas, l’espion sacrifié, et d’empêcher surtout que n’éclate, dans une ère de transparence souvent hypocrite, un énorme et fort embarrassant scandale sur les anciennes méthodes des agents de sa Majesté… Guillam pourrait bien servir de bouc-émissaire, dans cette opération assez cynique de blanchiment mémoriel : c’est du moins ce que lui font comprendre les jeunes gens sans état d’âme qui l’interrogent et veillent aujourd’hui, tels d’inquiétants technocrates du 21e siècle, sur les renseignements britanniques.

Et c’est ce qui fait d’abord le charme spécial du livre, franchement  désabusé sans être pourtant amer : la mise au clair des sombres procédés du passé permet un retour au romanesque de la guerre froide, dans une sorte de nostalgie sans illusion, vers un romantisme malade et réversible, quand la cause du combat finissait par se perdre dans son propre miroir, où ne restaient en définitive que des hommes, des femmes, et les jeux mélangés, indécidables, de l’amour et de la guerre. Eclate ainsi dans le livre l’extraordinaire portrait d’une agente de l’Est, Doris Gamp, alias « Tulipe », dont Guillam fut follement épris, mais dont l’Histoire réclamait qu’elle disparût en coulisses, au terme de quelques séquences narratives d’anthologie… Le passé est cruel, le Carré ne l’idéalise pas, mais il déteste assez le présent pour faire planer sur lui le sourire de celui qui sait affronter l’échec, même s’il a fini par oublier quelle vérité avait pu motiver la quête dont il est l’ironique aboutissement.

L’héritage des espions est bien alors le roman d’un « pourquoi ? », l’ultime question de Smiley. Pour quelle cause, en effet, tant de manœuvres, manipulations, mensonges : tant de morts passées? Le romancier se hasarde à des hypothèses, dans la voix d’un vieil espion devenu ermite de bibliothèque : « Pour la paix dans le monde, quoi que cela puisse vouloir dire ? Oui, oui, bien sûr. Il n’y aura pas de guerre, mais dans la lutte pour la paix on ne laissera pas une pierre debout, comme disaient nos amis russes. (…) Ou bien était-ce au nom du capitalisme, tout ça ? Dieu nous en préserve. De la Chrétienté ? Dieu nous en préserve également. (…) Donc tout ça, c’était pour l’Angleterre, alors ? Fut un temps, bien sûr. Mais l’Angleterre de qui ? L’Angleterre de quoi ? L’Angleterre isolée, citoyenne de nulle part ? Je suis un Européen… (…) Si j’ai été sans cœur, je l’ai été pour l’Europe. Si j’ai eu un idéal hors d’atteinte, c’était de sortir l’Europe des ténèbres dans lesquelles elle se trouvait pour l’emmener vers un nouvel âge de raison. Et je l’ai toujours. » Evidemment, dans un roman écrit par un honorable citoyen britannique au moment du Brexit, ces lignes ne sont pas dépourvues de malice ; mais il serait excessif d’y lire seulement un message politique : l’Europe de le Carré est d’abord un territoire imaginaire, encore un rêve pour un roman futur, dans les blancs de tous les précédents, y compris L’héritage des espions.

Ce dernier livre en effet, en dépit de ses allures parfois testamentaires, ne comble rien : il est traversé de doutes comme autant de courants d’air narratifs, et de ces moments fameux dans la prose de le Carré où il ne se passe rien, au fond, qui laissent l’imagination en suspens, le sens à la merci du possible. C’est là sa grande force d’écrivain, et on s’en rend compte presque a contrario en lisant le formidable « Cahier de l’Herne » qui vient de lui être consacré, coordonné par celle qui est aussi son excellente traductrice en français, Isabelle Perrin (par ailleurs éminente angliciste). Ce cahier est une mine d’informations, d’anecdotes et d’analyses, avec beaucoup de textes et d’entretiens précieux de l’auteur lui-même, en particulier sur ses rapports avec le monde contemporain, l’Allemagne, la tradition littéraire…

Mais ce qui frappe, et que l’on constatait déjà avec son récent livre de mémoires, Le Tunnel aux pigeons, c’est que la réalité de sa vie, comme de sa voix, ni les éclairages documentaires sur ce qui a nourri ses livres, ne viennent vraiment en enrichir ou en expliquer la substance, au contraire : tout ce qui se dit dans les marges de l’œuvre ne fait qu’en renforcer la singularité trouée, cette espèce de toile ajourée d’un monde rêvé par des protagonistes espions, ou simplement pions sur l’échiquier d’un jeu dont les règles fluctuent, même si l’ordre des parties n’a pas tant changé depuis Balzac ou Dickens (tous deux au Panthéon de l’auteur).

On en revient ainsi, d’une certaine façon, à ce trouble d’enfance  d’une lecture où l’on cherche à comprendre, mais où la seule leçon qui vaille, en définitive, est celle du deuil de l’omniscience. L’un des textes les plus intéressants de ce Cahier est, à cet égard, celui où William Boyd propose des éléments d’analyse du style de le Carré, en le rapportant à la fois à la tradition du XIXe siècle et à des pratiques modernes de « rétention d’informations », tout en pointant de façon assez amusante certains des tics de l’auteur… Ce qui apparaît ainsi, c’est l’évidence de la littérature : si les livres de John le Carré sont (souvent) si extraordinaires, ce n’est pas seulement pour ce qu’ils nous racontent, mais surtout pour ce qu’ils ont l’art de ne pas nous dire. Deviner est une magie d’enfant, même dans un monde de vieux espions.

John le Carré, L’héritage des espions, traduit de l’anglais par Isabelle Perrin, Seuil.

L’Herne, John le Carré, sous la direction d’Isabelle Perrin.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 18 juin 2018 sur AOC. 

 


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire