Rediffusion

Incarner l’histoire ou retrouver les effacé·e·s du passé – à propos de De colère et d’ennui

Philosophe

Adélaïde, Émilie, Louise, Lucie. Quatre femmes du Paris tumultueux de 1832 auxquelles Thomas Bouchet redonne vie, mêlant subtilement fiction et archives historiques pour « restituer quelques éclats de réel ». Rediffusion d’été

« Il serait imprudent d’aller en ville. La Gazette signale des rumeurs d’empoisonnement et les terribles violences qui en résultent. Des malheureux déguenillés, dévorés par la maladie, se tordent de douleur au coin des bornes et s’agrippent à vous. Et si le tambour manquait lorsque la chaîne des forçats a quitté l’autre jour la prison du Bicêtre pour Toulouse, c’est qu’il était mort la veille ». C’est ainsi que, de façon espacée mais régulière, Adelaïde rend compte des tumultes qui secouent Paris en cette année 1832.

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Le choléra morbus déferle sur la capitale et décime sa population, la colère des élus républicains contre la politique de Louis-Philippe nourrit celle du peuple jusqu’à l’explosion, les Saint-Simoniens battent le pavé et se font arrêter. Une année de tumultes donc qui se termine par un retour à l’ordre, épidémie vaincue, émeutes réprimées, agitateurs emprisonnés, association dissoute.

De cet épisode de notre histoire, il ne reste pas grand chose, sauf peut-être ce que Victor Hugo en a restitué dans Les Misérables, quand Gavroche périssait sur les barricades de l’insurrection de juin. Car celle-ci n’a jamais été intégrée au cours de l’histoire, elle demeure une « simple péripétie entre les révolutions de juillet 1830 et de février 1848 », elle devait rester à jamais un « récit introuvable ». Ce constat fait par l’historien Thomas Bouchet est devenu pour lui une gageure qui l’a conduit à consacrer des années à tenter de saisir l’« événement indéterminé ». De ce travail, il a découlé un ouvrage, Le Roi et les Barricades, une histoire des 5 et 6 juin 1832 (Seli Arsenal, 2000), et l’édition du récit inédit de Charles Jeanne, chef des barricades de la rue saint-Merry, À cinq heures nous serons tous morts ! (Vendémiaire, 2011). Au terme de l’enquête historique pourtant, le doute persiste, il manque des morceaux, l’événement demeure inclassable.

Il y a pourtant matière, des archives nombreuses que l’historien explore, parvenant par-delà leur diversité et leur éparpillement à reconstituer des événements, à retracer des parcours, à analyser des situations. Mais, relate-t-il, « quelque chose de fondamental filait toujours entre mes doigts »,  « une partie de la chair de cette année-là était indéchiffrable ». Ce sont ces lacunes attristantes qu’il entreprend alors de combler en cherchant à incarner l’inaccessible, à donner voix aux silences, empruntant pour ce faire le chemin détourné de la fiction. De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832 (Anamosa, 2018) n’est pas à proprement parler un roman, ce n’est pas non plus un récit historique, mais un texte qui se situe quelque part entre les deux, porté par la seule volonté de « restituer quelques éclats de réel ».

Issues du subtil mélange de données avérées et de propos rêvés, les quatre femmes choisies par Thomas Bouchet disent beaucoup du statut des femmes dans le premier XIXe siècle français.

C’est à quatre femmes que Thomas Bouchet a confié cette tâche, « quatre êtres de chair et de sang » extirpés du passé par l’historien au terme de son enquête tout autant que quatre personnages issus de l’imagination de l’écrivain. Aucune de ces femmes n’a réellement existé mais leurs histoires sont, à bien des égards, vraies. Leurs mots sont à la fois les leurs et ceux de leur époque,  puisés à la source archivistique, ils sont aussi toujours ceux de l’auteur s’essayant à dépasser le silence des femmes qui vécurent cette année-là et dont les archives ne gardent qu’une infime trace. C’est le cas de Louise Bretagne, maraîchère et révoltée des barricades, dont la Gazette des tribunaux relate le procès puis qui disparaît soudain sans que rien ne permette plus de l’entendre.  Issues du subtil mélange de données avérées et de propos rêvés, les quatre femmes choisies par Thomas Bouchet peuvent être considérées comme quatre figures féminines idéale-typiques : elles ne résument pas tout de la condition féminine de leur époque mais disent beaucoup du statut des femmes dans le premier XIXe siècle français.

Il y a Adelaïde, aimable bourgeoise qui passe le temps à de mornes promenades dans le Jardin des Plantes où officie son savant de mari, visitant la girafe « ce quadrupède qu’on dirait bancal, à la fois hautain et quelque peu grotesque, [qui] n’est plus l’attraction du Tout-Paris », savourant quotidiennement les chocolats de chez Marquis, et finissant par vivre quasi recluse à mesure que le choléra étend ses ravages sur Paris. Sa voix s’exprime dans la correspondance qu’elle entretient avec sa chère amie exilée en province. On l’entend souvent et c’est elle qui donne son rythme à tout l’ouvrage, c’est par elle, avide lectrice de La Gazette, que nous apprenons l’étendue des désastres. Sa voix douce et toujours un peu lasse condense les émotions de sa classe, le dégoût que provoque les miasmes de l’épidémie, la nostalgie des temps heureux de l’Ancien Régime, l’ennui confortable des oisifs privés de sociabilité.

À mille lieux de cette torpeur inquiète, il y a Émilie, adepte de la religion saint-simonienne et fervente militante de la cause des femmes en son sein. On sursaute à l’entendre admonester ses sœurs de lutte qui ne voient pas que l’occasion est venue de réclamer l’égalité. Contre les trop respectueuses dames de la rue Monsigny (où les dirigeants du mouvement, les « Pères » Enfantin et Bazard, se sont installés en 1830), Émilie soutient les positions de Jeanne-Désirée (Veret) et de Marie-Reine (Guindorf), fondatrices de La Femme libre, premier journal féministe. Il s’agit de refuser le mariage, « tombeau des âmes et des corps », de revendiquer l’émancipation complète et, surtout, d’obtenir la reconnaissance du rôle essentiel des femmes dans le mouvement. Sa voix est forte, colérique, autoritaire parfois. Elle est poignante aussi quand elle relate comment un jeune homme qu’elle voulait convertir a su profiter de l’occasion pour abuser d’elle : « l’émancipation de la chair est, nous le savons, une entreprise difficile… Nous n’y sommes pas encore. Je la veux, vous aussi, mais combien d’entre nous la demandent sans arrière-pensée ? ».

Dans le camp républicain et populaire, il y a Louise, marchande des quatre-saisons, ancienne actrice de la révolution de juillet 1830 et participante active aux émeutes de juin 1832. Arrêtée, elle ne s’exprime que face à ceux qui l’accusent, niant farouchement toute implication (« c’est pas parce qu’on fait le coup de feu une fois qu’on remet le couvert à chaque fois qu’il y a du train »), jusqu’à son enfermement à la prison de Saint-Lazare. Là, c’est un médecin qui l’interroge, intéressé par son témoignage de rescapée du choléra : « la soif tout le temps et la sueur toute collante comme qui dirait d’un escargot. Et l’odeur de cadavre mais pas tout à fait pareil, comme qui dirait… euh, plus fade ». Sa voix insolente restitue l’expérience du peuple parisien qui subit l’épidémie sans pouvoir y échapper. Elle dit aussi la détermination de ceux qui ont perdu tout espoir et à qui « il ne reste plus qu’à faire du raffut ».

Enfin, dans un tout autre monde, un monde de paix et de réclusion, il y a Lucie, religieuse exaltée qui bénit chaque jour la chance qu’elle a d’être offerte à Dieu, « ineffable joie d’être ici, l’abandon du nom, la clôture pleine et entière, le puits de silence, (…) et plus rien n’existe sinon Lui ». Sa voix est un chant murmuré mais elle coule avec intensité. Des événements qui déchirent Paris, elle ne connaîtra que la maladie, et c’est elle, entre ces hauts murs coupés de tout, qui mourra alors. Plus rare, sa parole est aussi la plus singulière (et les pages qui la restituent les plus poétiques). Elle défie la raison, s’enfonce dans l’adoration exaltée des fluides qui de tous les orifices s’écoulent. Mâcher jusqu’à réduire la nourriture en masse visqueuse, lécher les plaies purulentes des malades et « s’ouvrir béante sous le flot qui gicle et éclabousse », et enfin connaître « les dons des bouches et des lèvres mouillées et des langues, yeux mi-clos, frissons, haut-le-cœur délicieux, une seule fois Marthe et moi, une seule fois et puis plus jamais, inondations, et ce qui jamais ne pourra se dire ou se penser ». On pense alors aux analyses de Luce Irigaray pour laquelle le sujet féminin n’existe que dans son essentielle fluidité et son lien au muqueux, absence de contours fixes, écoulement perpétuel et changements incessants, quand le solide sujet masculin est synonyme d’intangibilité et de contrôle (« La mécanique des fluides », dans Ce sexe qui n’en est pas un, Minuit, 1977).

Paris bouillonne, les unes se terrent, les autres résistent, la dernière meurt, l’histoire prend vie.

De l’une à l’autre voix, nous avançons dans l’année 1832. Nous savourons les pâtés de thon truffés du Bazar provençal et fermons les salles de réunion des saint-simoniens (janvier), nous craignons la diffusion du choléra et moquons la condamnation de Daumier pour avoir croqué le monarque en Gargantua (février), nous arpentons les rues vêtus de bleu pour convertir les ouvriers et buvons la soupe translucide du couvent (mars)… Curieusement, aucune voix ne s’exprime les 5 et 6 juin, des émeutes, nous n’aurons d’écho que par le compte-rendu de l’interrogatoire de Louise et la gazette d’Adelaïde. Paris bouillonne, les unes se terrent, les autres résistent, la dernière meurt, l’histoire prend vie, au point qu’elle l’emporte sur la dramaturgie, ténue, qui ne trouve pas sa place dans le tourbillon des événements.

De colère et d’ennui est une illustration émouvante (littérairement) et convaincante (scientifiquement) de la féconde rencontre entre fiction et sciences sociales. Il y en a d’autres, on pourrait même parler de tendance tant les exemples abondent, la liste est donc tout sauf exhaustive. Théâtre (Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat sur la Révolution française), cinéma (Twelve years a slave de Steve McQueen, Dunkerque de Christopher Nolan, Teheran taboo de Ali Soozandeh), télévision (la série Un village français. Une histoire de l’occupation de Frédéric Krivine), bande dessinée (la collection Sociorama chez Casterman, derniers titres Vacances au bled de Jennifer Bidet et Singeon et La petite mosquée dans la cité de Kim Consigny et Solenn Journaux, La balade nationale de Sylvain Venayre et Étienne Davodeau), littérature (Les bienveillantes de Jonathan Littell, Limonov d’Emmanuel Carrère, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus d’Ivan Jablonka, Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux, etc.).

Il y a bien évidemment des vertus pédagogiques à choisir ainsi de rendre compte d’événements historiques ou de phénomènes sociologiques de façon fictionnée/fictionnelle. C’est l’ambition des « passeurs de sciences sociales » que de donner à voir ce qui ne peut se montrer et à entendre ce qui ne se dit pas. Mais il se joue quelque chose d’autre dans cette hybridation, quelque chose qui a à voir avec la puissance créatrice de l’écriture, quelle que soit sa forme. Car il ne s’agit pas d’illustrer, ni même d’incarner, il s’agit d’accompagner en le redoublant le processus d’élaboration théorique lors duquel naissent les analyses et les interprétations. Lorsque c’est le/la chercheur·e lui/elle-même qui engage la démarche fictionnelle, il/elle se trouve entraîné·e dans une dynamique circulaire : les postulats scientifiques viennent soutenir le récit, comme le fait une charpente, permettant le déploiement d’une dramaturgie qui, en retour, affine, polit, augmente même les hypothèses purement rationnelles.

Les quatre femmes de 1832 parlent à la première personne, c’est ainsi Thomas Bouchet qui parle avec elles et c’est l’histoire de cette année méconnue qui résonne à nos oreilles. Nous n’en saurons pas tout, car l’historien ne peut tout dire, mais ce qui demeure lorsque l’on referme le livre, de façon évidente et, pour tout dire, magnifique, c’est l’impression d’avoir entendu, véritablement entendu, les voix à jamais dissoutes des femmes et des habitants du Paris populaire du premier 19e siècle. La beauté formelle du livre, les reproductions de plans, croquis et gravures, la chronologie hybride mêlant faits historiques et anecdotes littéraires, parachèvent l’entreprise et laisse l’envie forte que soient à nouveau incarné·e·s les effacé·e·s du passé.

Thomas Bouchet, De colère et d’ennui. Paris, chronique de 1832, Éditions Anamosa, 18 €, 159 p.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 13 juin 2018 sur AOC.


Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe, Professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne