Rediffusion

Belletto, trente-cinq ans d’exploration littéraire

Journaliste

Discret, René Belletto demeure l’un des auteurs les plus singuliers du paysage littéraire français. Son nouveau roman concentre toute son œuvre passée, et reflète ses différents questionnements littéraires. Entre hyperréalisme et invention pure et simple, Être se révèle en définitive un formidable exercice de définition de ce qu’est la littérature. Rediffusion d’été

Écrivain atypique, René Belletto a réussi en une vingtaine de romans à construire l’une des œuvres les plus étonnantes de ces trente dernières années. Il n’y a pourtant pas plus discret et secret que cet auteur, que plus personne n’a interviewé depuis très longtemps, et dont toute l’œuvre est désormais publiée chez POL. On doit au passage saluer le travail de l’éditeur, Paul Otchakovsky Laurens, disparu récemment, qui a su accueillir et abriter au sein de son catalogue un tel écrivain.

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Sous son aile, Belletto a peaufiné un travail d’orfèvre, patiemment élaboré jusqu’à ce Être, savant jeu de miroirs, vertigineuse mise en abyme qui semble être un aboutissement personnel et concentrer ce qui se fait de mieux en littérature française aujourd’hui. Un texte hautement inventif, reflet de l’auteur et de sa créativité, objet ludique aussi, car ce livre est intensément drôle. Belletto depuis longtemps s’amuse avec les genres littéraires et les détourne pour mettre au point un art narratif qui lui est propre, et nous rappeler que la littérature est un jeu.

Être débute avec un narrateur, Miguel Padilla, artiste peintre qui ne peint plus, inconsolable depuis le décès de sa femme Dolores. Il rencontre Armand, sorte de double maléfique, dont on lit le journal délirant. Entre eux vont circuler des femmes, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différentes, Nathalie, Irène ou Marie. Irène qui accepte d’écrire Être, le livre que nous avons entre nos mains, et que Miguel Padilla à la page 101 nous avoue avoir déjà lu. C’est d’ailleurs par ce livre, nous dit-il, qu’il a appris la liaison qu’entretenait Nathalie, dont il est amoureux, avec Armand. Et c’est encore lui, Miguel Padilla, qui avait suggéré à Irène la première phrase de Être, « J’ai toujours eu peur de tout ». 

Né à Lyon en 1945, René Beletto vient du roman noir et avait eu le Grand prix de littérature policière avec Sur la terre comme au ciel en 1983. Il en reste des traces aujourd’hui dans ses textes. C’est un romancier qui tricote son intrigue, passe de mystères en coïncidences, mène au pas de charge un récit où comme dans tout bon thriller suicides et meurtres sont au rendez-vous, dans ce livre-là comme dans les précédents. Ainsi le merveilleux Le livre, en 2014, nous entraînait, puis nous perdait, sur la piste d’un mystérieux fou dangereux. Fil rouge dans cette longue suite de romans de plus en plus originaux, les longues jeunes femmes énigmatiques qui les peuplent, apparitions à la limite de l’irréel grâce auxquelles la vie peut jouer bien des tours aux héros de romans.

Mais Être est tout autre chose qu’un classique roman noir. C’est plutôt une savante entreprise de déstabilisation du lecteur, que l’on peut tenter de décortiquer.

Le premier aspect intrigant d’Être réside dans les liens que l’on peut établir avec les livres antérieurs de l’auteur, en particulier L’Enfer, pour lequel il avait décroché le Femina en 1986. L’Enfer se déroulait à Lyon, la ville où l’auteur a grandi, déserté pendant l’été et écrasé de canicule. Un narrateur déambulait en pensant au suicide. « J’ai extrait la fiction que la ville portait en puissance », expliquait alors René Belletto en interview. Être se déroule dans un Paris lui aussi plongé dans un mois d’août étouffant, qu’arpente sans but un narrateur désespéré. Mais les parallèles que l’on peut établir entre L’Enfer et Être ne semblent être là que pour mieux nous égarer, bien qu’ils créent de fait, et dès les premiers paragraphes, une référence au passé, une sorte d’épaisseur textuelle que le lecteur tente toujours de sonder. En outre, une multitude de clins d’œil littéraires parsèment les pages, mais aussi des références cinématographiques, à travers des films que les personnages regardent, ainsi qu’une œuvre d’art, reproduction d’un curieux tableau placée en ouverture du livre, La reine Hortense à Aix-les-Bains, peint en 1813 par le Lyonnais Antoine Jean Duclaux, et sur lequel on s’interroge durant tout le temps que dure notre lecture.

Mais les références littéraires sont avant tout présentes dans les citations mises en exergue au début de chaque chapitre, trop nombreuses pour ne pas attirer notre attention. Bien entendu, et c’est le rôle en général de toute citation, il semble que ces phrases d’auteurs connus, mais absurdement sans relation les uns avec les autres, de Mallarmé à Rabelais en passant par Dickens ou Pascal, sont là pour nous éclairer sur la démarche de l’auteur. Telle cette réflexion de Graham Greene,  « La perfection n’est approchable que par la répétition ». On note avec amusement la référence à des auteurs plus inattendus, le poète pataphysicien Armen Lubin, « Les mots c’est rien ça marche devant, / Une forêt vient derrière », le Hongrois Frigyes Karinthy, écrivain de l’absurde, « J’ai rêvé que j’étais deux chats et que je jouais ensemble ». Mais il y a plus étrange, ainsi ce Robin Ballester et son « On s’acharne à enfouir sous les artifices ce qui est naturellement hors d’atteinte », citation qui serait tirée de ses Maximes et qui était déjà en exergue du chapitre 12 de Hors la loi, précédent livre de Belletto sorti en 2010. Sauf que Robin Ballester n’existe nulle part. Que dire aussi de ces phrases laconiques, toutes sous-titrées : « Chant Flamenco (anonyme) » : « Je suis un tableau de tristesse/Tombé du mur » ?  Quant à la première de ces citations, elle laisse sans voix : « (Ici, une parenthèse, mais les mots dont je l’avais comblée se sont enfuis.) ». Signé : René Belletto, Être.

On  le voit, ces exergues constituent de fait une sorte de livre parallèle, de métatexte qui, chapitre après chapitre, propose un commentaire, une analyse de l’œuvre.

Lorsqu’on ouvre un nouveau Belletto, on est toujours frappé par le soin maniaque qu’il porte à la désignation des lieux.

Une œuvre d’autant plus étonnante que René Belletto semble croiser, ou rassembler, différents courants de la littérature française d’aujourd’hui, comme un reflet des préoccupations ambiantes. Ainsi d’un chapitre à l’autre il donne l’impression d’être constamment en train de rebattre les cartes, et de remettre son texte en jeu. Si Être peut être d’abord regardé comme un polar littéraire, ainsi qu’en ont signé Vincent Almendros ou Yves Ravey chez Minuit, il lorgne également parfois vers le fantastique, et on pense alors aux derniers Philippe Forest. Mais on peut aussi regarder Être comme un texte d’autofiction, car quelques éléments biographiques de l’auteur semblent ici et là se cacher dans la vie d’un ou l’autre narrateur, notamment les origines italiennes d’Armand, qui raconte les étés passés avec ses grands-parents dans la région de Suse, où il décide d’ailleurs d’aller se réfugier.

Ce déconcertant travail littéraire continue à surprendre jusque dans les moindres détails du texte. Lorsqu’on ouvre un nouveau Belletto, on est toujours frappé par le soin maniaque qu’il porte à la désignation des lieux.  Dans Être, on est plongé dans un Paris minutieusement décrit, où chaque rue traversée est citée, car Belletto établit le méticuleux itinéraire de chaque déplacement de ses narrateurs. Sauf que parmi les avenues célèbres se cachent des leurres, des noms inventés et pourtant hyperréalistes, telle cette rue Goldberg qui relierait la rue Chaptal à la rue La Bruyère, dans le 9e arrondissement, et qui n’existe que dans la tête de l’auteur. Du coup, non seulement Belletto crée à sa guise un univers presque modianesque, une ville à l’ancienne où l’on se déplace encore en voiture et où nul vélib ne vient frôler les protagonistes, mais en outre il nous plonge dans un texte où, comme dans comme dans certains romans japonais, nous sommes soudain happés dans un univers parallèle, une rue qui n’existe pas.

Ce n’est pas une anecdote, mais une clef pour qui veut entrer dans l’univers de Belletto. Chez lui, la banalité cache forcément des mystères. Une vieille dame rencontrée par hasard va vous mener à une morte qui n’en est pas une, un voyage en Italie va vous faire rencontrer une famille espagnole. Et la machine à fiction devient exercice de style, car on finit par s’interroger sur chaque phrase, chaque mot, afin d’y débusquer une référence ou un sens souterrain. Et en effet cette petite rue Goldberg renvoie bien sûr aux Variations du même nom, qui pourrait être le titre d’un roman où certains événements se répètent tout en se déformant imperceptiblement.

Car la narration avance sur un fil et déroute le lecteur à toutes les pages, et chaque rencontre ouvre sur un mystère, dans une sorte de jeu de miroir qui est au centre de la construction du texte.

Ce roman qui devient finalement une sorte d’interrogation sur la réalité et sur la représentation de la réalité dans la littérature.

Car chaque personnage se reflète dans un autre, tels les deux narrateurs, Miguel et Armand, mais aussi Miguel et Irène, qui rédige ses mémoires à sa place, et un même processus de démultiplication  peut être établi entre les narrateurs et Belletto lui-même, entre Irène, Nathalie et Marie, mais aussi entre Rome et Paris, entre l’Espagne et l’Italie, enfin entre le texte qu’on lit et celui que le narrateur écrit. Être est une vertigineuse mise en abyme, dont l’échafaudage se complexifie au fur et à mesure que l’on avance dans ce roman qui devient finalement une sorte d’interrogation sur la réalité et sur la représentation de la réalité dans la littérature. Car au fond, de quoi peut-on être certain ?

Le jeu est aussi présent dans les jeux de mots, nombreux. Amusements faciles ou poétiques, tel le chapitre intitulé « Impur hasard », ou même le prénom du narrateur, Armand, dont il nous fait remarquer lui-même qu’on peut le lire comme « l’art ment ». Un jeu qui là encore nous conduit à une réflexion sur l’écriture, et Armand dans son journal traque le double sens des mots et réfléchit à la façon d’écrire, se moque de ses tournures de phrases lorsqu’elles lui paraissent lourdes. Cette façon, récurrente, de sembler nous donner à voir le texte en train de s’écrire, crée une chaîne de mises en abyme, contribue à rajouter du trouble, et nous rappelle, s’il en était besoin, que tout n’est que littérature.

Ainsi, de ce qui nous paraissait être un polar, Belletto nous livre un mille-feuilles d’interprétations et de lectures possibles, un vertigineux jeu de dupes. Mais on n’aurait tort de n’y voir qu’un amusant exercice de style. L’œuvre de Belletto, derrière l’humour et l’ingéniosité, est aussi porteuse de violence. Un suicide, un meurtre et même un viol surgissent dans ce livre, et quelques images horribles et grinçantes : « J’avais renoncé tôt dans la vie aux rasoirs électriques, mon premier appareil (électrique) me labourait la chair mais laissait le poil intact, j’insistais, le sang giclait, l’os se dénudait ». Il est aussi traversé de désespoirs fulgurants. Et au détour d’une phrase, l’air de rien, René Belletto nous donne sa définition de l’écriture : « L’espoir obstiné, indestructible, d’achever un récit, n’était-ce pas à l’inverse l’espoir d’échapper à la mort ? »

René Belletto, Être, P.O.L., 18 €, 188 pages.

Cet article a été publié pour la première fois le 20 mars 2018 sur AOC.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire

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