Rediffusion

Du romantisme révolutionnaire en littérature

Critique Littéraire

Cinquante ans après mai 68, des écrivains nombreux et très divers entretiennent et renouvellent la flamme du « romantisme révolutionnaire » comme genre littéraire. Petit tour d’horizon critique. Rediffusion d’été.

Un demi-siècle après mai 68, loin d’être endormie dans le consensus sociolibéral, toute une part de la littérature contemporaine continue de rêver au Grand Soir. Des vertiges eschatologiques du Comité invisible aux insurrections textuelles de l’extrême gauche littéraire, le « romantisme révolutionnaire » (Henri Lefebvre, 1957) reste en littérature une veine féconde et un magistère dont la séduction ne s’est pas émoussée. Renversant l’impuissance politique en intensité littéraire, des éditions Verdier à La fabrique, de Marie Cosnay à Arno Bertina, de Mathieu Riboulet à Charles Robinson, nombre sont les écrivains se refusant à séparer la nécessité de la littérature de la radicalité de la politique et appelant de leur récit une insurrection introuvable. À l’occasion de la parution d’Un Œil en moins de Nathalie Quintane, petit voyage dans les rêveries révolutionnaires d’aujourd’hui.

L’essayisme flamboyant du Parti imaginaire

Dans un champ contemporain marqué ces dernières décennies par les écritures néo-réalistes, une forme détonne : celle de l’essayisme flamboyant de l’ultragauche intellectuelle dont le faste stylistique est directement reçu du situationnisme et de son rêve de trouver des situations permettant de rendre la vie « intégralement poétique ».

Les prises de position doctrinales de la gauche postmarxiste contemporaine, qui combinent une dénonciation du néolibéralisme économique comme asservissement métaphysique et une philosophie critique du « biopouvoir » occidental à une posture politique revendiquant le renversement de la démocratie par l’insurrection, sont portées par une éloquence pamphlétaire à l’emphase prophétique. Le Parti imaginaire (signataire des numéros de la revue Tiqqun) auquel succède le Comité invisible, auteur collectif de L’insurrection qui vient, suivi par A nos amis (2014) et Maintenant (2017), sont les directs héritiers de l’Internationale situationniste par leurs thématiques artistico-révolutionnaires (ne pas séparer la vie de l’art) et en particulier du style volontiers grandiloquent d’un Guy Debord. Rendue célèbre par le procès de Tarnac ayant mis en accusation Julien Coupat, l’un des membres du Parti imaginaire, et ayant fait de L’Insurrection qui vient le manuel terroriste d’un supposé « ennemi intérieur », cette ultragauche essaime son discours prérévolutionnaire sur le site Lundi.am dans le même mode illuminé. À la recherche d’une politique de la littérature qui performe dans la langue sa propre violence théorique, la revue Tiqqun de Tiqqun olam, « réparer le monde », précepte détourné de la mystique juive humaniste d’Isaac Louria) a proposé d’emblée dans son premier numéro de 1999 un appel à la « guerre » pour « anéantir le néant ». La « métaphysique critique » de Tiqqun ne vise rien moins que la déconstruction de la subjectivité occidentale, supposée aliénée et dissociée de l’être. Le messianisme révolutionnaire théorise une « guerre civile » à partir de la notion de « formes de vie » telle qu’elle a été tirée de Wittgenstein par Giorgio Agamben, c’est-à-dire comme puissance d’individuation et de résistance. Mâtiné de considérations sur l’empire à la Negri et de sorties nietzschéennes, se développe un manifeste politique aussi fascinant qu’obscur qui tranche dans notre moment documentaire.

Quoi qu’on pense du contenu idéologique parfois insupportable de ces textes (« En cendres, tout est possible »), ce corpus rarement étudié fait date à plusieurs titres dans l’histoire littéraire. D’abord parce qu’il offre des exemples exceptionnels de ce que Marc Angenot a appelé « la parole pamphlétaire » et de sa mise en scène hystérisée de la vérité, dans un style dont on ne saurait nier la puissance et la séduction. Celui-ci possède à mon sens des résonnances bien plus anciennes que le situationnisme, et peut être rattaché à la longue durée des radicalités littéraires française, de leurs mises en scène agonistiques de la morale et de leurs interpellations lyriques, de Pascal aux surréalistes. En second lieu, parce que les textes théoriques de l’ultragauche sont au centre de toute une sensibilité littéraire et peut-être la dernière de nos avant-gardes esthétiques. Dans une supposée « note confidentielle de la DGSI » qui est sans aucun doute une joyeuse mystification, le « service culturel » de Lundi.am, dans la mouvance du Comité invisible lui-même, propose une « nouvelle approche du parti imaginaire » qui en fait un « mouvement littéraire ». Après avoir cité comme ancêtre le théoricien de la révolution surréaliste belge Marcel Mariën, l’analyse replace le Parti imaginaire dans le voisinage du mouvement post-exotique de Volodine et du « réal-viscéraliste » post-apocalytique de Roberto Bolaño. S’ensuit une généalogie fantaisiste du réal-viscéralisme qui tend à neutraliser la portée politique des textes du Parti imaginaire pour en faire un jeu littéraire « anti-carcéral » où l’imprécision, l’indétermination et la polyphonie sont des formes de résistance, parce qu’ils permettent « de créer une division spirituelle dans le gros corps social tout mou ».  Supercherie brillante, cette pseudo-analyse tire ces textes du côté de l’expérience littéraire post-moderne pour rejoindre les dispositifs théorico-esthétiques d’une Nathalie Quintane. Celle-ci dans des textes comme Tomates ou Un Œil en moins, fait advenir l’insurrection dans les formes conventionnelles du récit en même temps qu’elle l’appelle dans la société : mettant en sourdine le lyrisme du Parti imaginaire, cachant derrière un bavardage faussement naïf son inconscient eschatologique, tout en digressions burlesques, jouant la littérature contre la littérature, Quintane poursuit par l’arme textualiste le réquisitoire acharné du Comité invisible contre « l’artialisation » du monde, contre le statu quo bourgeois teinté de bons sentiments et tous ses récits (« Seul le texte direct arme direct » répète-t-elle) : « On ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation » disait déjà Guy Debord pour justifier son projet de dissolution général et sans remplacement des arts comme promesse de révolution politique.

De quelques fictions insurrectionnelles contemporaines

À côté des formes essayistiques des rêveries littéraires « insurrectionnelles » de l’ultragauche, abondent les mises en récit du Grand Soir, narrations fantasmatiques qui sont les contreparties de la manière tout aussi imaginaire d’inviter, de performer, la Révolution dans le discours. Dans ces rêveries historiques, il s’agira de raviver la mémoire de luttes passées, de les revivre comme des présents, pour diffuser le projet d’une révolution future, invocations spectrales et chronologies croisées. Sur des insurrections passées et d’autres à venir, telle est au demeurant le titre d’un essai d’Eric Hazan, l’éditeur de l’ultragauche à La fabrique, qui dit bien le rôle d’activation que possède la mémoire insurrectionnelle dans cette pensée théorique. Preuve en est 14 juillet d’Éric Vuillard, récit du lauréat du Prix Goncourt 2017, qui ne peut se lire comme le simple roman historique tant ses consonances messianiques sont évidentes (« La nuit du 13 au 14 juillet est la nuit de Noël, la Nuit des Nuits »). L’empathie voire l’identification avec le peuple révolutionnaire y est explicite, Éric Vuillard se livrant à une méditation sur le geste révolutionnaire, sur le rôle de l’individu dans l’entraînement du groupe et la mise en mouvement de l’Histoire. Mieux, le témoignage d’admiration aboutit à une sorte de bréviaire insurrectionnel dont l’interpellation n’est guère différente de celle du Parti imaginaire, chez un auteur qui ne cache pas ses options politiques : « On devrait, lorsque le cœur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Élysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir, et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir » conclut le récit, qui se fait lui aussi interpellation et programme. Dans Mathias et la révolution, Leslie Kaplan mêle quant à elle les souvenirs de 1789 et une promenade dans un Paris un « 20 mai » en superposant la Révolution française, Mai 68 et d’autres soulèvements, au nom d’une foi dans le langage comme opérateur de possibles et comme outil de libération symbolique. « Comment ne pas croire à la révolution » se demande l’auteur. Aux logiques TINA (There Is No Alternative), s’oppose alors une folle journée « aventures et amours, inventions et découvertes, mouvement et métamorphoses ». Au fil des rencontres on croise les slogans de 68 (« Soyez réalistes, demandez l’impossible ») et on médite librement : « Pour moi, dit Myriam, la question n’est pas pourquoi des émeutes, mais plutôt pourquoi pas d’émeutes. Le texte assume rêver d’« émeutes » et ne se cache pas d’invoquer un horizon révolutionnaire dans des hymnes messianiques au Grand Soir (« Les tambours, les étoiles qui tombent du ciel, la lune rouge, le sang, les trompettes, le feu qui flambe… Les saints sont des esclaves insurgés, vous ne croyez pas ? »). Le récit se termine par le symbole appuyé d’un accouchement au milieu d’une révolte qui commence. Là encore, le principe est d’attiser le sens de la révolte en mobilisant la mémoire culturelle et de faire advenir le politique par la fiction.

Plus proches encore du programme politique de l’ultragauche sont les récits qui dépeignent concrètement la violence des faubourgs, dont on fait l’annonciation d’une guerre civile imminente. Nombre de récits sont consacrés aux émeutes des banlieues, conçues comme les prémisses d’une insurrection générale : la documentation des soulèvements de ces dernières années dépasse la simple analyse du terrain pour justifier la violence et promettre la guerre civile. Je pense à Une année en France : référendum, banlieues, CPE de François Bégaudeau, Arno Bertina et Oliver Rohe qui mettent en scène les émeutes « anti-CPE » de 2005 pour rattraper « étouffés par la répression » les perdants de la France d’aujourd’hui et penser une possible communion dans la révolte (« il faut un contexte violent pour créer un groupe »). On y ajoutera Du Bruit de Joy Sorman, texte qui fait l’apologie du groupe NTM et de la forme d’insurrection qu’il a produite : « Paris sous les bombes à la fin des années 80, quand NTM couvrait de peinture les rames de métro, couvrait de leur nom, de leur cri de guerre tout ce qui passait sous la main, moindre toile, moindre parpaing, moindre mur, sol, plafond, banquette en skaï, hangar » écrit Joy Sorman qui met en scène les paroles de la révolte (« Dorénavant la rue ne pardonne plus ») et le discours des « vandales » pour en faire « l’origine du désir ». Ailleurs, ces mouvements sont transposés en fiction, scénographies de la colère chez le regretté Thierry Joncquet (Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte, 2006) ou récit de révolte social sur fond shakespearien dans Cordelia la Guerre de Marie Cosnay (2015) où les armées des déshérités démarrent une guerre de libération. La Fabrication de la guerre civile de Charles Robinson se fait chronique des cités jusqu’à leur embrasement – le roman est au demeurant illustré des « Vingt-huit principes fondamentaux pour la contre-insurrection » de David Kilcullen. Ces romans contemporains des cités et des marges ne laissent donc de fantasmer des explosions de violence : « Tout autour, un déluge de pierres, des vieux pneus, des éclats de verre, le grand panneau qui rappelle le mensonge égalitaire républicain, arraché par mille mains, jeté et piétiné, remplacé par les lettres noires : ICI GUERRE ILLIMITÉE », pour emprunter une description à la fin du roman de Charles Robinson. Loin d’être réprouvée, condamnée, ou simplement regrettée, cette insurrection sociale et économique est expliquée, accompagnée, voire appelée par le récit. Car il s’agit bien de casser le monde ancien : « C’est la libération, c’est presser très fort le bouton off » pour reprendre une autre formule à Charles Robinson. Dans une généralisation quasi eschatologique de ces émeutes, un texte comme À l’abri du déclin du monde (2012) de François Cusset se signale d’ailleurs comme un véritable hymne à la violence et à l’indignation, valeurs émancipatrices érigées contre notre époque « grasse et douillette » nous ayant réduits à l’état d’« esclaves sous tranquillisants », discours romanesque qui sera prolongé par Le déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence à La Découverte en 2018.

S’éloignant du terrain des banlieues, les rêveries littéraires de l’insurrection se sont très récemment attachées, on le notera, à des espaces nouveaux : la question des places, qui n’est plus celle de la rue et du mouvement, mais celle de l’espace commun et de l’occupation, dans un déplacement qui a pu être interprété comme l’influence de pratiques américaines, notamment dans le rôle donné à l’écoute et à la discussion dans une logique fondée moins sur l’intervention idéologique que sur la fabrication du commun. En plus d’Un œil en moins de Nathalie Quintane que j’ai déjà cité, plusieurs textes consacrés à Nuit debout sont sortis pour ce mois de mai, au premier chef Le Livre des places du collectif Incultes. Ces récits proposent des manières originales de dire le « terrain » et la « réserve d’inventivité » du poétique en pensant à ce modèle de « commune » qu’a été l’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Cette tendance, qui consiste à penser l’insurrection à partir des territoires se retrouve matinée de thèmes écologiques dans Des Châteaux qui brûlent d’Arno Bertina (2017) qui fictionne une occupation, celle d’un abattoir, et la confrontation avec les CRS, dans un roman choral où l’écrivain fait entendre chaque voix, y compris celle des policiers. Arno Bertina met en scène le travail du collectif occupant l’usine sur lui-même, ses tensions et ses interrogations et le rêve d’aboutissement à une fête « un solstice, un rite de passage » […] « une fête totale […] géante, magnifique » qui marque par la joie la victoire possible sur les CRS, un « coup d’éclat » qui ramène chacun « à l’innocence », rêverie rousseauiste et mai 68 avorté où l’on entend la promesse de transformation à venir, dans une actualisation originale du romantisme révolutionnaire français.

Puissance littéraire de l’ultragauche contemporaine : guerre civile générale ou révolte des cités, occupation locale ou soulèvement global, malgré un Michel Houellebecq qui enterre 68 dans ses romans, malgré la mélancolie d’un Jean Rolin lorsqu’il évoque ses souvenirs militants, malgré les déclamations sur le déclin de l’esprit de liberté de mai, on ne saurait fermer les yeux sur la permanence dans le champ contemporain de récits prophétiques qui sont autant des « métaphysiques critiques » et qui lèvent l’utopie de nouvelles « communes ». Leurs invitations à la révolte se renouvellent à l’heure des actions de terrain ou environnementales, en choisissant de nouvelles échelles et en allant chercher dans la question des banlieues et dans le modèle de l’occupation de nouvelles thématiques, tout en s’alimentant à une même verve discursive, archaïque et fulgurante, proprement extraordinaire en ces temps réalistes et supposément post-historique, celle de la prophétie politique.

Cet article a été publié pour la première fois le 31 mai 2018 sur AOC.


Alexandre Gefen

Critique Littéraire, Directeur de recherche au CNRS - Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle

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