Rediffusion

Entre écrans et pierres, un roman de Fanny Taillandier

Critique

Nous avons toutes les informations, mais nous ne prenons pas en considération celles qu’il faudrait et, de toutes façons, nous ne savons pas interpréter les signes. Avec Par les écrans du monde Fanny Taillandier livre un impressionnant roman – Post 9/11 mais aussi post-Charlie et post-Bataclan – de la cécité contemporaine. Rediffusion d’hiver d’un texte paru le 3 septembre dernier.

Assez vite, c’est-à-dire dès le début, on se dit que le troisième roman de Fanny Taillandier n’est pas un texte sur le 11 septembre, ni même peut-être sur l’impossible image, l’impossible imagination des catastrophes, mais sur la puissance létale du média. Pas besoin d’être grand clerc, c’est dans le titre : Windows on the World, le nom du restaurant situé au sommet de la tour nord du World Trade Center, littéralement « Fenêtres sur le monde », y est transformé en « écrans » : Par les écrans du monde. On n’observe plus, on ne passe plus au travers : au contraire, le regard s’arrête, se projette et cherche ce qu’il a bien pu mettre dans l’image qu’il a devant lui. Nos représentations du monde sont définitivement devenues modernes. Exit la fenêtre, voici l’écran et la désillusion. Illudere : leurrer mais aussi littéralement « emmener jouer ». Il n’y a plus de jeu, tout est désormais très serré, étroit. Les murs de la prison se rapprochent.

Par les écrans du monde n’est pas le premier roman français sur le 11 septembre (on se rappelle Windows on the World de Frédéric Beigbeder chez Grasset en 2003, on sait que nombre de textes d’Hélène Cixous chez Galilée, depuis Tours promises en 2004, y font référence) mais ce qui le distingue peut-être historiquement, c’est qu’il est le premier à être écrit après Charlie, après le Bataclan, dans une ère où nous sommes presque devenus habitués à recevoir de futurs messages d’outre-tombe, des appels, des images, des messages de gens qui nous informent qu’ils vont mourir, c’est-à-dire que nous allons mourir – maintenant.

C’est la première page du roman : un père téléphone à ses enfants, à six heures du matin, le 11 septembre 2001. La scène est « hors-champ » écrit Taillandier. L’auteure décrit une pelouse, un lac pour lesquels « faute de film, nous n’aurons pas un regard ». Elle écrit : « le paysage a l’air d’une photo peinte ». L’homme joint d’abord sa fille Lucy, puis « dans la demi-heure qui suit » son fils William : « Je t’appelle pour te dire que je vais bientôt mourir » leur déclare-t-il avant de raccrocher. Lucy travaille dans la tour Sud du World Trade Center au « bureau Risque » d’AON (pour « All Or None », « Tout Ou Rien »), première compagnie mondiale d’assurances. Elle se retrouve coincée sous les décombres. On suit tout au long du texte sa tentative pour s’extraire des ruines du WTC. Quant à William, il est officier en chef du service de la sécurité à la police aéroportuaire de Boston. Il n’a pas vu les terroristes monter dans les avions, n’a pas su voir : car « William savait lire les cartes, mais il ne lisait que celles qu’on lui donnait. »

Si Par les écrans du monde n’est pas un roman sur le 11 septembre mais bien un texte contemporain c’est parce qu’il scrute l’incommensurabilité des signes et notre impuissance à l’interprétation.

Par les écrans du monde est ainsi une histoire de la cécité contemporaine. Nous avons toutes les informations, mais nous ne prenons pas en considération celles qu’il faudrait et, de toutes façons, nous ne savons pas interpréter les signes. AON, comme tous les business de son genre, ne tirera aucune leçon du 11 septembre. Pire : elle prendra le doigt qui montre pour la lune elle-même, incapable de faire du sens, de voir le tableau d’ensemble et s’arrêtera à la thèse des « loups solitaires » afin de développer le marché « de la surveillance, du big data et des caméras, de nouvelles formules d’investissement à proposer à la clientèle, de nouveaux doudous pour circonscrire le risque, la menace ». C’est le point commun entre Lucy et William : « l’Etat-Major et les services de renseignement n’étaient pas loin, sans le savoir, des réflexions qui engendreraient le bureau Risque d’AON : si seulement on avait une possibilité de traiter le monde en flux informatique, on pourrait alors faire des algorithmes, déterminer des tendances statistiques, en tirer des prévisions fiables. La mathématique devenait doucement l’horizon de compréhension du monde. Le risque était le nouveau nom de l’avenir. »

Mais l’humain n’est pas quantifiable : il mute comme le cancer du père des héros, le risque est un ensemble de métastases. Le texte suit à la fois la journée en enfer de Lucy, les démêlées de William avec un Agent Spécial du FBI et de la CIA, qui incarne le récit à venir des événements, fabriqué à partir des futurs interrogatoires de Guantánamo, mais aussi le parcours de Mohamed Atta, le pilote du premier Boeing à s’écraser dans la tour Nord, depuis son enfance bourgeoise égyptienne jusqu’à l’impact fatal, en passant par ses études d’architecture à Hambourg et, seul moment drôle du livre, son endoctrinement par des discours dont Taillandier donne une savoureuse satire : « C’est très simple, disent les talibans : si tu crois en Dieu (que saint soit Son nom et que nous soyons foudroyés de Sa main ici même si nous mentons) tu vas dans les maisons tu fais peur aux gens (toujours pas foudroyés la vérité est avec nous) tu fais très peur aux gens tu violes les femmes ou à défaut tu assommes un vieillard si tu as la foi véritable (pas le moindre petit éclair nous avons donc raison) ».

Si Par les écrans du monde n’est pas un roman sur le 11 septembre mais bien un texte contemporain au sens que donne Agamben à ce terme, c’est-à-dire « qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps », c’est donc, on l’a dit, parce qu’il scrute l’incommensurabilité des signes et notre impuissance à l’interprétation. Le père qui appelle ses enfants pour leur dire qu’il va mourir sous peu, peut-être après avoir reposé le combiné, c’est évidemment une incarnation de ces hommes et ces femmes qui, dans les vols propulsés vers les Twin Towers, ont appelé leurs proches pour leur dire adieu. Mais plus largement, c’est une figure de la mort en instance que porte le média simultané moderne, caractérisé par le direct. On connaît ce sommet de l’horreur – par sentiment d’impuissance – que constitue le fait d’assister à un meurtre par l’intermédiaire du téléphone : on en a tiré des fictions. Plus récemment, les morts ou suicides retransmis par Facebook ou Periscope ont défrayé la chronique. Cette puissance mortifère du média n’est pas neuve (la peinture dans Le Portrait ovale d’Edgar Poe ou Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde) mais nos médias électriques, en annulant le temps, ont établi un échange sans reste des morts et des vivants. Il n’est pas anodin qu’Edison, l’inventeur du phonographe et du cinéma, ait aussi rêvé au nécrophone, un appareil permettant de capter les voix des défunts.[1]

Quant à nous, nous avons depuis un moment appris à recevoir ces appels de la mort. Je parlerai ici succinctement de mon expérience intime (mais non privée, comme on dit) en sachant que nous avons tous, d’une façon ou d’une autre, connu ce genre d’angoisse. Le 7 janvier 2015, je travaillais à Libération quand j’ai vu, comme beaucoup de gens, les images de l’attentat de Charlie en très léger différé, à la télévision du plateau « Central » du journal. Les tueurs sortant, tirant, tuant. Certains d’entre nous ont pensé sans doute que les terroristes pouvaient aussi bien venir terminer leur travail à Libé, qui était tout à côté, qui soutenait et avait hébergé Charlie et où l’on rentrait comme dans moulin (un taré avait détruit la vie d’un jeune homme à coups de fusil un peu plus d’un an auparavant). Mais il fallait se mettre à travailler, c’est-à-dire en l’occurrence écrire les nécrologies de personnes qui avaient parfois été des amis ou du moins des connaissances, tout en cherchant à savoir qui était mort et qui ne l’était pas. J’imagine que la cavale des tueurs dans Paris a dû susciter autrement et chez d’autres le même type d’effroi : la mort en direct, par média interposé, c’est toujours aussi une menace de mort – ou plus précisément, le média c’est la mort elle-même.

En réalité, ces morts en direct, non vécues, auxquelles nous n’avons rien pu faire, pieds et poings liés par le démon de la simultanéité, sont aussi de petits traumatismes.

La deuxième occurence, c’était le Bataclan, dix mois plus tard. Comme tout le monde, là encore, un ami m’a envoyé un sms : « reste chez toi, il y a un attentat. » Nous avons eu des nouvelles par la télé, sans doute, mais pire encore par Twitter, sms et Facebook, qui étaient plus réactifs. Les gens s’écrivaient pour savoir si chacun était sain et sauf. Quelqu’un a reposté le message d’une victime qui était enfermée dans le Bataclan et qui disait en substance qu’ils allaient mourir, pourquoi la police n’intervenait pas. Je me rappelle avoir été saisi d’horreur. Une fenêtre de tchat Facebook s’est alors ouverte : une connaissance, chorégraphe, m’écrivait : « Eric, j’ai vu les tueurs devant la terrasse du restaurant, j’étais à côté de leur voiture quand ils ont tiré, il faut que je témoigne. » J’ai demandé si ça allait, il était paniqué. Je lui ai donné les coordonnées de mes anciens collègues de Libé, car j’avais quitté le journal, épuisé, après le massacre de Charlie. Il y avait aussi des amis qui textotaient depuis les bars du quartier du Bataclan où ils étaient enfermés et où ils racontaient qu’ils buvaient. L’alcool avait l’air de les anesthésier. J’ai eu la chance de ne perdre personne.

En réalité, ces morts en direct, non vécues, auxquelles nous n’avons rien pu faire, pieds et poings liés par le démon de la simultanéité, sont aussi de petits traumatismes. Une page de Par les écrans du monde en livre la clé : avant d’être à l’aéroport de Boston, William était un soldat de l’Air Force « interprétateur d’image ». Or il arriva qu’un jour, « une des bombes qu’il avait ordonné de larguer avait fait exploser, en plus du tank qui en était la cible, une petite silhouette sur le côté de l’écran, et qu’il n’avait jamais réussi à déterminer si c’était un chien ou un enfant, charpie claire dans une flaque sombre. » Depuis, William souffre de symptôme de stress post-traumatique, quoique n’ayant jamais été sur le terrain. Le cas est raconté par Grégoire Chamayou dans Théorie du drone (La Fabrique, 2013) mais aussi par le réalisateur Harun Farocki dans Ernste Spiele (2009-2010), série de films qui montre l’usage du jeu vidéo dans le traitement du SSPT chez les vétérans américains. Or dans les technologies de la vision militaire, indique Chamayou à propos des théories de Farocki, « la fonction de l’œil est celle de l’arme ». Le médium porte la mort car il tue. C’est « moins une représentation figurative, écrit le philosophe, qu’une figuration opératoire ». Ce n’est pas Fanny Taillandier qui nous contredira, puisque l’essai de Chamayou figure, à la fin de son ouvrage, dans une longue bibliographie, où l’on retrouve d’autres références que son texte évoque naturellement, telle La guerre du Golfe n’a pas eu lieu de Jean Baudrillard (Galilée, 1991).

C’est donc comme si le père qui téléphone à ses enfants pour leur dire qu’il va mourir leur mettait, ce faisant, l’arme de sa mort entre les mains. Car, comme William « l’interprétateur » en fait l’expérience, le média est indécidable. Il ne sépare pas la vie de la mort, il met l’interprétation en échec. Ce qui explique notre désarroi face au média instantané : il y a conjugaison contradictoire de sa présence pleine et de son incomplétude. Tout est là et pourtant, on n’y voit rien. Je prendrai un autre exemple vécu : l’horreur de l’attentat de Nice le 14 juillet 2016 n’était pas refermée qu’on annonçait un coup d’Etat à Istanbul et Ankara. Les « vieux » médias étaient en retard et très fragmentaires. Mais on pouvait se connecter sur Periscope, média très utilisé alors en Turquie. On voyait des gens qui couraient, se rassemblaient, avaient l’air en liesse. Une révolution anti-Erdogan ? Mais qui étaient ces gens qui avaient l’air si contents ? C’est ce que Lucy, plongée dans l’obscurité des décombres qui risquent d’être sa tombe, se rappelle être « la théorie des mondes multiples : dès lors qu’une incertitude existe dans la perception d’un observateur, toutes les hypothèses que cet observateur peut formuler coexistent ». Angoisse de l’ubiquité. Des observateurs demandaient en anglais, dans le flot des questions qui s’envolaient vers le haut de l’écran de nos téléphones, s’ils allaient renverser Erdogan. Les réponses étaient contradictoires. Nous ne comprenions rien à ce que nous voyions, faute de maîtriser le turc. Il nous a fallu un certain temps pour nous rendre compte que tous ces gens étaient en réalité des soutiens du président, appelés par lui à descendre dans la rue.

Ce n’est du coup pas le moindre intérêt de ce texte que de renoncer à présenter une histoire « sensée » pour dévoiler au contraire la fabrique des récits dont « nous » sommes les sujets médusés.

On pourrait penser, en lisant Par les écrans du monde, à Hiroshima mon amour, le film de Resnais scénarisé par Marguerite Duras : « Tu n’as rien vu Hiroshima. – J’ai tout vu, tout, à Hiroshima. » Mais dans une version upgradée, car cette fois, c’est : « Nous n’avons rien vu car il n’y avait rien à voir. » Taillandier utilise le « nous », à qui elle prête différents âges, chaque fois qu’il est question de raconter le « vidéocrash » des avions du 11 septembre : « Nous avons trente et un ans et voilà qu’aussitôt les tours écroulées, les “actes” commis, ce n’est plus ce que nous avons vu : c’est symbole contre symbole, métaphore contre métaphore. Pendant douze heures à peine, dans le silence, le mystère des images était tout-puissant ; et déjà un grand récit vient aligner ses mots clés, circonscrire le chaos, y prélever des vignettes. »

Ces vignettes, l’auteure les a appelées des « pierres » dans un chapitre précédent de son roman. Chaque pierre en soi, chaque data, chaque prétendu « fait » ne veut rien dire. Or toute la force du média, c’est précisément de ne consister qu’en pierres, c’est de ne présenter que des briques inexplicables, comme les images des tours, celle des partisans d’Erdogan ou des tueurs de Charlie criant « Allahu akbar » en ramassant une basket tombée. Or, « pour construire l’histoire on reprend les pierres des civilisation écroulées, des langages en ruine, on les agence pour faire preuve et épreuve d’un passé sans témoin. C’est peut-être immoral, et des gens trouveront ça immoral, mais il faut bien quelqu’un pour ordonnancer le chaos, pour lui donner forme et sens ». Ce n’est du coup pas le moindre intérêt de ce texte que de renoncer à présenter une histoire « sensée » pour dévoiler au contraire la fabrique des récits dont « nous » sommes les sujets médusés, soit que le média porte le mutisme en nous, soit qu’au contraire, il nous fasse produire à son tour sa substance mortifère, car comme le notait Deleuze dans Pourparlers (Minuit, 1990), « les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer »  – c’est-à-dire qu’elles empêchent le silence de l’interprétation.

Fanny Taillandier, Par les écrans du monde, Seuil, « Fiction & Cie », 256 pages.


[1]. Sur ces puissances du média, on lira Médiarchie d’Yves Citton, Seuil, 2017.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Notes

[1]. Sur ces puissances du média, on lira Médiarchie d’Yves Citton, Seuil, 2017.