Rediffusion

Un peuple incarné et son roi – à propos du film de Pierre Schoeller

Philosophe

C’est sa finesse historique qui fait la qualité du film de Pierre Schoeller Un peuple et son roi, sorti en septembre. Profond et bien documenté, le film rend visible la figure abstraite du peuple, traitée sans condescendance et sans démagogie. Trouvant au départ son unité dans le corps mystique du roi, le peuple s’auto-détermine dans le processus révolutionnaire en même temps qu’il s’émancipe de l’autorité royale, et qu’il incarne l’Histoire. Rediffusion d’hiver d’un texte paru le 4 octobre dernier.

Disons-le d’emblée, le dernier film de Pierre Schoeller est admirable, de ceux qui unissent sensibilité et pensée. Filmé à hauteur d’hommes, au sens technique comme au sens spirituel, il se construit en une succession d’images-temps, qui rendent présent au spectateur ce qui se conçoit bien : le processus d’une puissance collective dans sa métamorphose éthique et son œuvre de transformation sociale et politique.

Les différentes séquences sont comme des coups de sonde dans l’événement, permettant à la sensibilité d’éprouver ce changement de monde vertigineux, sur une durée de trois ans et demi, du jeudi saint le 9 avril 1789 au 21 janvier 1793, jour de l’exécution de Louis XVI. Parler d’images s’entend au sens cinématographique, exposant le mouvement des corps, les lumières et incluant la bande son. Celle-ci joue un rôle capital : les voix qui incarnent les esprits, les corps qui se meuvent façonnés par les habitus sociaux, la musique qui porte l’émotion, les bruits de la ville, de la foule, de la fusillade qui constituent le fond des existences concrètes et les silences, littéralement assourdissants, qui intensifient chaque moment dramatique.

Comment montrer un peuple au cinéma [1] ? La question n’est pas simple dès lors qu’on ne se contente pas de filmer le Peuple conscient de soi et du sens de l’Histoire, ou la populace turbulente, prête à lyncher le premier aristocrate de passage. Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité chez Schoeller. Ni La Marseillaise, ni L’Anglaise et le Duc.

Le film commence par un prologue sans lequel nous ne ressentirions pas la fissure qui va s’ouvrir sous nos yeux : le jeudi saint le roi lave les pieds de quelques enfants pauvres, dans un salon du château de Versailles. Ils sont vus, ces enfants, comme d’étranges animaux, sous les rires moqueurs de la reine et de grandes dames de la cour : étrangeté d’une espèce lointaine, marchant pieds nus, valorisant la profondeur de la foi et du dévouement du monarque baisant ces pieds qui, à l’instar du Christ, est sur Terre, « non pour être servi, mais pour servir ». Dans son innocence, l’un de ces enfants dit simplement la pauvreté : « Bientôt j’aurai des sabots. » Visage en gros plan de Louis XVI (Laurent Lafitte) dont le regard marque, sous une impassibilité de façade, l’étonnement : incompréhension de ce que peut représenter pour le gamin de marcher en sabots.

Aucun mépris, pas même une condescendance. Peut-être une consolidation de l’image de soi, une assurance en soi-même quant à son rôle de monarque paternel, de pasteur de son peuple. Un roi et son peuple, d’abord. Une femme du peuple le dira, après sa condamnation à mort par la Convention : « Qui lavera les pieds des enfants pauvres maintenant ? »

Il y eut un moment de notre histoire où le peuple n’était que par son incarnation par le corps du roi, corps physique présentant ici et maintenant le corps mystique de l’unité du royaume.

Cette autre image, vers le milieu du film : Basile (Gaspard Ulliel), vagabond, voleur de poules marqué au fer rouge, assiste au retour du roi, sous escorte, après l’arrestation à Varennes. Lors d’une pause, il s’approche du monarque, s’agenouille à ses pieds et obtient sa bénédiction. Geste devenu dérisoire, pour le roi lui-même sans doute, qui se fait un devoir de l’accomplir. Cut. Le cortège arrive à Paris, traverse la foule dans un silence de plomb, les gardes nationaux mettant crosse en l’air au passage du carrosse royal.

Le divorce est en cours, mais pas consommé. Les images montrent là en quoi ce peuple n’est un peuple qu’en raison de son roi, qui n’est son roi que de pouvoir dire mon peuple. Schoeller parvient à nous faire sentir ce que nous savons intellectuellement, par nos lectures, mais que nous avons oublié ou refoulé : il y eut un moment de notre histoire où le peuple n’était que par son incarnation par le corps du roi, corps physique présentant ici et maintenant le corps mystique de l’unité du royaume [2], constituant donc pour le peuple l’unité sans laquelle il n’était que foule ou population. Incarnation du symbolique sans laquelle la loi ne serait qu’un mot vide, le peuple, une multitude. Incarnation qui implique la souveraineté du monarque, l’incapacité du peuple signée par le caractère péjoratif de son nom, dont l’écho s’exprime encore à la Constituante lors du débat sur le droit de vote censitaire : un Robespierre (Louis Garrel) gauche mais assuré dans sa conviction, ne parvenant pas à se faire entendre sous les sarcasmes de la majorité des députés, s’oppose au projet en faisant fond sur le principe d’égalité.

Comment nous faire sentir le scandale de ce que nous tenons pour évident, sans tomber dans la caricature, ni une neutralité de façade tirant au relativisme ? C’est la question à laquelle le film se confronte en permanence. De ce point de vue le rôle de Louis XVI est une grande réussite : ni l’imbécile politique sacrifié sur l’autel de la République démocratique, ni le tyran manipulateur cherchant à sauver ses privilèges, mais l’incarnation d’une mission théologico-politique rendue caduque par l’événement. Ses derniers mots le disent, sur l’échafaud dressé place de la Révolution (future place de la Concorde), regardant l’immense foule devenue peuple politique, « peuple décisif » (P. Schoeller), comme si elle était vide : « Où est mon peuple ? »

De ce point de vue, les femmes ont une présence plus forte que les hommes, donnant à voir un rôle bien souvent sous-évalué par l’historiographie révolutionnaire, Michelet excepté.

La seconde qualité du film tient à ce que l’événement n’apparaît pas sur le mode de la révélation sur le chemin de Damas : le cinéma peut rendre un processus complexe, donner à penser qu’il est réellement plus complexe encore. Il peut en rendre compte par une narration continue, au sens où l’on parle chez Wagner de mélodie continue, qui le hisse à hauteur mythologique. Solution plus facile esthétiquement puisque disposée à cette dimension bien éprouvée de la religion de l’art. C’est le parti que refuse Schoeller. Dans la lignée des travaux de Sophie Wahnich [3], la Révolution, pour lui, n’est pas un mythe et toute entreprise de mythologisation lui ôterait sa puissance actuelle.

Le mode narratif, par le choix des épisodes et le montage, tente de résoudre la difficulté. S’il n’y parvient pas toujours, la voie ouverte mérite notre attention parce qu’elle rend possible une pensée sensible au lieu d’opposer raison et sensibilité, de cantonner l’œuvre d’art à la seule émotion. Sans doute peut-on être plus ou moins sensible à ces figures du peuple, ou trouver celle-ci ou celle-là plus emblématique que charnelle. De ce point de vue, les femmes ont une présence plus forte que les hommes, donnant à voir un rôle bien souvent sous-évalué par l’historiographie révolutionnaire, Michelet excepté.

La difficulté à laquelle le réalisateur s’est heurté est inhérente à ce qu’est un peuple existant : non pas un, homogène, chacun de ses éléments figurant pour l’ensemble, mais une multiplicité, une multitude réunissant des singuliers susceptibles de diverger et pourtant unifiés dans et par une action commune. La figure du roi est une et incarne l’unité symbolique d’un peuple qui n’est là que sous sa représentation : assez simple d’en donner une image touchante, sans vouloir dévaluer le talent de Laurent Lafitte, qui le rend admirablement. Le peuple se constituant, s’unifiant comme acteur politique décisif [4], n’est pas un, homogène : il se donne sous des figures diverses, dispersant l’empathie du spectateur. Mais avons-nous besoin d’identification ?

Les limites financières de la production ont contraint à une solution esthétiquement pertinente : des coups de sondes successifs dans des moments cruciaux du processus historiques, qui maintiennent celui-ci à distance du spectateur, au risque de ne pas s’attarder suffisamment sur les évolutions mentales de certains personnages (l’Oncle, notamment, joué par Olivier Gourmet). Elles ont obligé aussi à un style : le gros plan ou le plan serré qui masque, mal parfois, le faible nombre de figurants dans les mouvements de foule. Mais faut-il la présence du grand nombre pour faire sentir sa puissance et la violence du heurt entre la multitude réunie le 17 juillet au Champ de Mars et la troupe des gardes nationaux, ou entre les insurgés du 10 août et les gardes des Tuileries.

Ces scènes ont réactivé en moi ce Massacre des innocents, peint par Poussin, conservé au château de Chantilly, où la violence meurtrière se fait sentir par la seule présence d’un nourrisson à terre, au pied du soldat qui lève son glaive sur lui, vu en contre-plongée. Chez Schoeller de même. Et lorsque Basile perd l’ouïe, du fait d’une détonation trop proche, l’image devient sourde.

La longue séquence de l’exécution du roi vient ponctuer le processus historique exposé. Près de trente ans après la célébration du bicentenaire, elle la pose de nouvelle manière : ni sacrifice religieux républicain, ni pulsion morbide d’une foule unifiée par le goût du sang.

Le peuple politique, décisif, ne se constitue pas de lui-même, comme un dieu qui serait cause de soi. Donner cette impression aurait été justement le transfigurer en mythe. Ce peuple-ci, à ce moment-ci, s’est constitué en se départissant de son être peuple du roi, ou peuple sous le roi, dans un conflit politique qui exige « de la farine, du pain et des droits », revendication adressée au roi et à l’Assemblée, puis, petit à petit, au rythme des trahisons, à l’Assemblée, puis contre l’Assemblée. Du pain et des droits, c’est-à-dire de la dignité : le pain n’est pas chose naturelle qui repaît le corps animal mais produit de l’art du boulanger qui nourrit l’homme.

Pain et droits sont deux faces du même être, corps-esprit, suggéré par un beau détail : les femmes venues à Versailles en délégation auprès des députés de l’Assemblée nationale, fatiguées, dans la salle des Menus Plaisirs, se voient offrir des morceaux de pain dans une corbeille qui passent parmi elles. Elles ne se jettent pas dessus comme des affamées, mais disent, avec un accent d’admiration, « du pain ! », et en prennent un morceau chacune. Ce qu’elles obtiennent, c’est la signature par le roi de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Elles n’ont pas vu que leur présence a permis à Mounier, le président de l’Assemblée, de trouver en lui le courage de demander au monarque une acceptation écrite, ni la larme qui a percé au coin de l’œil de Louis XVI.

Or c’est la demande de droits qui constitue la multitude en peuple, loin des imageries de droite comme de gauche, d’une foule sanguinaire comme d’une classe autonome. Pour le dire avec Michelet : « Aux portes des boulangers, comme aux portes de l’Assemblée, on parlait de la disette moins que du veto, moins que du dernier discours qu’avait prononcé Mirabeau ; on discutait des Droits de l’homme[5]. » Ce que cherche à montrer le film c’est cette transformation, qui se voulait paisible et qui a été contrainte à la violence, malgré sa patience (Sophie Wahnich), ce changement de manière d’être (Rousseau) qui se fait dans la construction d’une relation aux institutions, en inventant des formes institutionnelles de représentation. Ce qui engage aussi, comme l’a établi Timothy Tackett [6], une transformation des représentants eux-mêmes, et un conflit autour du mode de représentation, ce dont témoigne le débat sur le vote censitaire. La solution adoptée ne fonctionne sans doute pas toujours parfaitement. Mais le montage alterné qui donne à voir un peuple au travail, où les singuliers transmettent leur savoir-faire (l’Oncle [Olivier Gourmet], devenu aveugle, apprenant l’art du verrier à Basile) pendant que la Convention délibère du sort de Louis XVI, s’essaie à faire sentir ce feuilletage social et politique.

La longue séquence de l’exécution du roi vient ponctuer le processus historique exposé. Près de trente ans après la célébration du bicentenaire, elle la pose de nouvelle manière : ni sacrifice religieux républicain, ni pulsion morbide d’une foule unifiée par le goût du sang. Nécessité politique pour un peuple qui ne peut pas ne pas se venger d’avoir eu à se voir dénier la souveraineté conquise. « Violence divine » (W. Benjamin) qui « accepte le sacrifice en faveur du vivant »[7].

En sa tranquillité déculpabilisante, cette séquence suscitera sans doute débat. Mais le grand mérite du film, au risque de me répéter, est justement d’ouvrir à la réflexion, non pas de donner un idéal pour identification. C’est en ce sens, et en ce sens seulement qu’il est un film contemporain : non pas en suggérant l’identité des situations de 1789 à aujourd’hui, mais en puisant dans la réflexion sur l’événement, compris à partir des affects circulant lors de la composition d’un collectif qui s’émancipe. L’émancipation ne peut être que l’œuvre de ceux qui s’émancipent. C’est ce que montre Schoeller. Comment un peuple peut-il s’émanciper aujourd’hui ? La réponse nous appartient.

 


[1] C’est l’objet d’une thèse, Figures du peuple dans le cinéma contemporain, Chine, révolutions, France, de Gabriel Bortzmeyer, dont on peut espérer la publication.

[2] Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, traduction J. Ph. Genet et N. Genet, Gallimard, 1989.

[3] La révolution française n’est pas un mythe, Klincksieck, 2017. Voir aussi, qui sert de ressource majeure pour le film, La Longue Patience du peuple. 1792, naissance de la République, Payot, 2008.

[4] Qu’on me permette de renvoyer au chapitre II, « Peuple entre en scène », de mon livre Les Voies du peuple (Amsterdam, 2018) qui traite, en termes d’histoire conceptuelle, de cette question, à cette même période, avec les mêmes références historiographiques.

[5] Histoire de la Révolution française, Gallimard, « Folio », Tome 1, volume 1, p. 293.

[6] Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel, 1997.

[7] Cité par S. Wahnich, La Liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, La Fabrique, 2003.

Gérard Bras

Philosophe, Directeur de programme au Collège International de Philosophie et président de l'Université populaire des Hauts-de-Seine

Notes

[1] C’est l’objet d’une thèse, Figures du peuple dans le cinéma contemporain, Chine, révolutions, France, de Gabriel Bortzmeyer, dont on peut espérer la publication.

[2] Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, traduction J. Ph. Genet et N. Genet, Gallimard, 1989.

[3] La révolution française n’est pas un mythe, Klincksieck, 2017. Voir aussi, qui sert de ressource majeure pour le film, La Longue Patience du peuple. 1792, naissance de la République, Payot, 2008.

[4] Qu’on me permette de renvoyer au chapitre II, « Peuple entre en scène », de mon livre Les Voies du peuple (Amsterdam, 2018) qui traite, en termes d’histoire conceptuelle, de cette question, à cette même période, avec les mêmes références historiographiques.

[5] Histoire de la Révolution française, Gallimard, « Folio », Tome 1, volume 1, p. 293.

[6] Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Albin Michel, 1997.

[7] Cité par S. Wahnich, La Liberté ou la mort. Essai sur la Terreur et le terrorisme, La Fabrique, 2003.