Rediffusion

Bayon, ou les intermittences de la conscience

Écrivain

L’œuvre de Bayon a cette qualité si rare et puissante de former un livre unique, sous les apparences, depuis le tout premier. Une œuvre excetionnelle qui gagne en épaisseur à chaque volume, et la lecture d’ailleurs – fait notable – s’en fait de plus en plus lente. C’est que chaque mot compte, tout à la fois surprend et renvoie aux épisodes antérieurs, chargé d’un peu plus de sens encore. Son dernier ouvrage, Ictus, s’ouvre de manière vertigineuse par le récit de l’oubli soudain de tous ceux, du même auteur, qui l’ont précédé. Rediffusion du 18 janvier 2019.

Mais où vont-ils donc, les livres lorsqu’ils s’en vont, quand ils nous abandonnent, qu’ils ne nous parlent plus, ni à nous ni de nous, et pour tout dire ne nous couvrent plus ? C’est un étrange instant d’absence à son œuvre et peu ou prou d’épouvante qu’a éprouvé Bayon au printemps 2015, en Bretagne, lorsqu’il s’est vu confronté à la pile de ses propres livres présentée par un enfant de six ans découvrant sa qualité d’auteur : « C’est vraiment toi qui les as écrits? »

Court-circuit, trou blanc, impossible de les remettre, ces livres, d’entrevoir le moindre lien de cause à effet de lui à eux. La neurologue bientôt consultée nommera ce phénomène « ictus amnésique», pour l’heure un constat s’impose : face à l’enfant qu’anime une curiosité heureuse, l’adulte s’est montré incapable de répondre, d’en répondre, submergé par un sentiment d’irréalité littéralement confondant. Mais qui, des livres ou de leur auteur, aura ainsi fait les poches de la réalité, dans cette scène de conte au fin fond de la Bretagne ? Est-ce lui qui subitement ne se trouvait plus en mesure de les reconnaître (il n’y a pas que la paternité pour être une fiction légale), ou sont-ce les livres eux-mêmes qui ont ex abrupto dénié toute forme d’autorité à l’individu assis là par hasard et nommé « en réalité » Bruno Taravant, ami de l’hôtesse des lieux, compagnon de la mère-grand de l’enfant aux livres, et qui à cet instant n’a su que s’enfoncer dans son fauteuil en bruits de gorge ridicules ou effarants, on ne sait, Loup y es-tu ?

L’objet livre n’est qu’une fin provisoire ; entre les livres , l’écriture demeure, somnambulique, funambulesque, travaillant la question de l’absence à soi dans un sentiment de présence au monde qui ne saurait s’accomplir que sur la page.

Après tout, le nom de Bayon est un nom de plume, autant dire un nom de peu de poids (un kilo de plumes ne fera jamais un kilo de plomb, inutile d’essayer de nous la refaire) : un nom qui pourrait aussi bien s’envoler léger comme une plume, serait-ce lesté de quelques livres imprimés, cette vanité. « Bayon » pourrait s’envoler d’autant plus aisément qu’il s’est absenté de Libération, ainsi que l’exprime ici le jeune retraité Bruno Taravant en se ré-appropriant son patronyme à l’intérieur du livre. Avoir été à la grande époque du quotidien l’une de ses plumes, précisément, les plus lues, attendues, commentées, n’empêche d’ailleurs pas l’impression d’avoir traversé toutes ces années d’hyper-activité journalistique en fantôme de lui-même, adoptant au sein de la rédaction le rôle du dandy pince sans rire s’exerçant à « donner le change, l’impression d’être là, en apparence aux réunions de chefs, de service, en “stand by”, au comité, figurer pour mieux disparaître à temps plein ».

Et où disparaître, sinon dans l’écriture personnelle, cette activité cachée, un rien honteuse, qui consiste à transmuter l’existence en notes et pattes de mouche de jour comme de nuit, remplir des carnets accumulés au secret pour y sécréter un peu de vie vraie, noter « à tâtons comme qui dirait “fixer des vertiges”, en cachette, au moment où ils passent » tels des lucioles dont certaines seulement trouveront à un moment ou un autre l’abri d’un nouveau livre destiné à leur donner enfin un lieu, une forme où illuminer l’obscurité. L’écriture, chez Bayon, est peu ou prou compulsive, et l’objet livre n’est qu’une fin provisoire ; entre les livres (comme l’on dit entre les lignes), l’écriture demeure, somnambulique, funambulesque, travaillant la question de l’absence à soi dans un sentiment de présence au monde qui ne saurait s’accomplir que sur la page.

Et voilà qu’en Bretagne, dans le lieu-dit ou non lieu-dit Pleudaniel, ce sont ces livres qui disparaissent ex abrupto dans un trou noir, la conscience de l’auteur surpris in abstentia par l’enfant. Le vertige qui s’est ensuivi a paradoxalement rouvert la voie d’un nouveau livre après plusieurs années de silence éditorial – disons que, la soixantaine venue, cette scène inaugurale d’Ictus aura relancé à nouveaux frais la poursuite du livre, « le » livre, celui qui nous fait écrire des livres, celui que nul n’écrira jamais mais qui nous hante, fantôme du livre des livres dont nous ne savons rien sinon qu’à écrire des livres nous voudrions qu’écrire délivre enfin. Délivre au grand jour la vie dans la langue, la vie en soi, à travers soi, sans doute. Mais délivre de quoi, au juste ? De la prison du temps (on sait bien comment tout cela finira, inutile de se cogner aux murs), ou de soi, quand le moi « est haïssable, on le sait, donc mes livres, tous, mes livres ; quelque chose de mon rapport dérangé, refoulé, contraint et sciemment empêché, au moi des livres, aboutissant à la crise de Pleudaniel, se trouve sans doute à chercher du côté de mon aversion concrète pour les livres – les livres de moi », ainsi que l’écrit Bayon dans ce nouvel opus, Ictus.

Ictus l’opus bien nommé : le mot signifie « coup » en latin et désigne en neurologie un obscurcissement subit de la conscience. En l’occurrence, il vient coiffer quelque chose comme le contraire exactement d’un coup de foudre susceptible de conjoindre deux êtres en présence, le contraire d’une révélation aussi bien : une disjonction de l’être, un grand coup d’absence façon massue sur la tête, et les lecteurs de Bayon savent que la sienne est fragile. Il a raconté déjà ou plus exactement, selon son expression, « exorcisé » les accidents de moto (La Route des Gardes, 1998) puis de vélo (Tourmalet, 2010) qui l’ont conduit par deux fois, à trente ans de distance, dans un long coma entre vie et mort, le premier ayant nécessité une trépanation. Sans parler de ses crises somnambuliques qui auront été le matériau des Pays immobiles (2005) et reviennent ici éclairer la scène de Pleudaniel quand le « somnambulisme qui m’est familier, propre, constitutif – moins à présent avec l’âge, mais encore là par phases, et par nature faudrait-il dire, en ombre portée –, je connais de telles coupures, pareils décrochages logiques et narratifs. Ne dit-on pas mediumnisme, assez indifféremment, pour parler de vision transie, fluidique, et de sommeil éveillé somnambulique, mécanique ambulatoire vous transportant sur un rebord de balcon africain, thébain ou bristolien, nu comme un ver dans la nuit noire » ?

Ecrit-on vraiment des livres pour laisser des traces, et autant dire, pour se distinguer, ou au contraire pour dissoudre dans l’océan des mots le moi haïssable ?

Comme le funambule au regard rivé droit devant lui pour exorciser l’appel du vide sous ses pieds (et l’on verra qu’à Pleudaniel aussi, face à l’enfant, il s’agissait de retrouver la capacité d’avancer, un pas après l’autre, un mot après l’autre au dessus du vide), le voilà relancé dans un livre où vont venir s’engouffrer tant de notes passées et présentes – d’où cette question centrale, dès lors : écrit-on vraiment des livres pour laisser des traces, et autant dire, pour se distinguer, ou au contraire pour dissoudre dans l’océan des mots le moi haïssable et ses souffrances répétitives, s’épargnant du même geste le moindre désir de plainte ou de réparation, cette sainte horreur, quand le mal est la couronne qu’il s’agit aussi de tenir ferme, sur l’océan du langage. Ce qui n’interdit pas d’en rire, d’ailleurs, mais d’un rire du dedans, un rire qui ne renie rien de la gravité nécessaire, qui la creuse, au contraire.

Que l’animal parlant qu’est l’homme (qu’aucun vertige métaphysique ne privera des griffes qui lui poussent au bout des doigts, des crocs qu’il a dans la bouche) vive une forme de mouvement de balancier perpétuel entre le désir de se distinguer et celui de s’enfouir dans la masse, la matière, est sans doute constitutif du geste d’écrire qui en est une métaphore parfaite – et parfaitement insupportable, de fait. On écrit pour disparaître, se tenir à part, s’appartenir enfin dans ses mots, résister au chantage collectif dans ce vaste karaoké qu’est le monde social, mais il en résulte un pauvre livre condamné à paraître et dont il faudra bien répondre, inutile de se cacher que paraître, étymologiquement, signifie obéir (ce pourquoi le vassal devait, autrefois, paraître devant son seigneur pour lui prouver sa servilité).

Ecrire délivre, certes, mais les livres paraissent et nous bâillonnent aussitôt – on n’en sort pas. On peut bien, comme tant le font, sacraliser la littérature face caméra en déclarant le grand, l’immense amour perpétuel qu’on lui voue afin de justifier son geste ; on peut bien prétendre écrire au sens intransitif du terme, revendiquer une nécessité qui se passerait de toute autre finalité, reste qu’à défaut d’un livre en perspective il n’y a pas d’adresse possible, pas d’autre pour en répondre à son tour – et s’il n’y a pas d’autre il n’y a pas de brèche envisageable dans le langage commun pour y laisser revenir les puissances médiumniques de la langue, celles qui de tout temps passionnent et happent Bayon en quête de signes dans les méandres de sa propre biographie.

Ce sont les mêmes puissances à l’œuvre qui nous happent à notre tour, dans ces livres écrits comme on fore, repassant toujours par les mêmes éléments pour les interroger d’un biais différent au long d’une enquête en forme de spirale envoûtante qui peut tout agréger. Le  « je » qui se déploie ici n’est certes pas un je d’affirmation, ni de négation d’ailleurs, il est plutôt l’agent qui fouine, l’agent double en quête d’un peu de lucidité dans les ténèbres du moi. Et parlant d’agent double l’on pourrait aussi bien retenir la doublure, et pourquoi pas la taupe : c’est d’ailleurs un phénomène fascinant de constater qu’à retrouver sous un tout autre éclairage les mêmes épisodes marquants de la biographie de l’auteur, et partant les mêmes personnages, Ictus, pourtant fort différent des livres précédents, semble s’y ajuster parfaitement comme si les différents volumes, d’être autant de traces d’une seule activité secrète et continue, souterraine, étaient autant de taupinières plantées là au hasard du champ de nos représentations contemporaines (là-même où l’auteur a par ailleurs tenu un rôle actif, au plein jour, avec le sentiment sus-dit cependant de n’y jamais être tout à fait, au temps où il hantait les couloirs de Libération).

L’œuvre de Bayon a cette qualité si rare et puissante de former un livre unique, sous les apparences, depuis le tout premier, Le Lycéen (1987). Une œuvre unique qui gagne en épaisseur à chaque volume, et la lecture d’ailleurs, fait notable, s’en fait de plus en plus lente. C’est que chaque mot compte, tout à la fois surprend et renvoie aux épisodes antérieurs, chargé d’un peu plus de sens encore ; c’est qu’il est impossible de les lire en mode automatique, comme tant de romans contemporains où l’on se surprend à sauter ici une ligne, puis là deux, un paragraphe et bientôt d’autres pour mieux courir à la fin chercher le dernier mot sans avoir rien loupé, il semble bien.

Mais ici il faut reprendre, avant de conclure, parce que si l’auteur ne peut que s’interdire de regarder le vide pour le vaincre ou l’exorciser, le lecteur, lui, a tout loisir de le voir, de ne plus voir que lui peut-être, refermant le livre. Reprendre, donc, au moment où l’enfant de six ans déboule devant Bruno Taravant les bras chargés des livres de Bayon, sourire aux lèvres : « C’est vraiment toi qui les as écrits? »  Ainsi que l’a précisé d’emblée la toute première phrase du récit, la « scène se passe, comme on dit dans les livres, à Pleudaniel, Bretagne, au-dessus de Paimpol » dans une grande bâtisse qui abritait autrefois des religieux. L’hôtesse des lieux, Dominique, est une ancienne éditrice experte en maïeutique : elle a participé activement à l’accouchement de tous les livres précédents de l’auteur (écrits et réécrits et encore réécrits à partir de ses fatras de notes, jusqu’au jour où il faut bien laisser tomber, paraître). Quant à l’auteur, il est de passage avec sa compagne : « Nous sommes là en visite avec Lady B. au printemps pascal 2015, année du tournage mortel de sa fille de 36 ans un mois avant en Argentine – mort sidérante laissant deux orphelins de mère de 3 et 6 ans, blonde et brun, qui nous accompagnent. » Le garçon aux dents de lait venu l’interroger armé de livres est le second de ces enfants livrés à la perte et au tragique par un accident d’hélicoptère effroyablement stupide.

De cette tragédie d’autant plus cruelle qu’elle s’est produite dans une période de tensions familiales, il est peu question dans le livre aussi pudique et attentif aux autres que le chemin de vérité qu’il s’impose est abrupt ; ce n’est qu’aux dernières pages que l’enfant échappant enfin à cette scène d’exposition bégayée tout au long du récit se mettra, dans le livre, à parler d’autre chose, gambadant quelques lignes et « battant la campagne » en compagnie de l’auteur, « foulant les chemins comme des lignes d’écriture » improvisées : l’orphelin de mère est au début et à la fin, aux deux pieds de l’arc, en somme, que déploie l’enquête sur le court-circuit impensable qu’a provoqué sa question pourtant banale, chaleureuse. On pourrait même se demander si cet enfant n’est pas – et à tous les sens du terme – l’adresse à venir du livre, un livre voué à réparer dans quelques années la maladresse de l’adulte qui fut incapable de répondre de lui-même en ces semaines où l’enfant était livré à la tragédie.

Dans de belles pages sur la définition de l’ictus mais aussi sur sa résonance rythmique (où le rictus s’invite, comme un redoublement d’ictus, un grand rictus « bégayant d’épilepsie », autrefois nommé « le mal sacré »), il est précisé que l’on parle d’« ictus émotif » pour diagnostiquer « un obscurcissement violent et brutal de la conscience » : autant dire que « l’ictus engage le souvenir, la compréhension, l’intelligence dans son ensemble, le lien social, le sens de l’orientation et celui de la temporalité, de la durée. (…) Comprendre que l’obscurcissement subit de la conscience touche ici la mémoire – “sous l’effet d’une émotion”, supposée elle même “brutale et violente”.»

Il faudrait « paraître et disparaître sitôt l’effet produit », édictait le pionnier du dandysme George Brummell qui aura fasciné Bayon jusque dans sa chute tragique voire lamentable, quand on peut lire ici une définition du dandysme des plus lapidaires : il reposerait sur une « obligation d’incertitude ». C’est que le principe d’incertitude n’a pas attendu la physique quantique pour gouverner nos vies. Et tout le reste est vanité…

Bayon, Ictus, Fayard, janvier 2019, 400 pages

Cet article a été publié pour la première fois le 18 janvier 2019 sur AOC.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire