Rediffusion

Fortnite : jeu-culte d’une génération gestionnaire et présentiste

Théoricien de l’art et des médias

Produit d’un néo-jeunisme généralisé, le jeu vidéo à succès Fortnite réfléchit le présentisme désenchanté et gestionnaire qui caractérise un XXIe siècle marqué par la limite et qui ne sait plus projeter l’individu vers autre chose que lui-même. Il s’offre comme le miroir d’une contemporanéité dans lequel s’exprime une société sans grandeur ni missions et, pour cela, obsédée par la gestion amusée et désabusée d’elle-même. Rediffusion du 24 janvier 2019.

Depuis son lancement en 2017, le jeu vidéo en ligne Fortnite connaît un engouement exceptionnel, au point de passionner toutes les générations et toutes les classes sociales. Fédérant les parents quadra et leurs ados, la Première Ministre de Norvège comme le joueur de football français Antoine Griezmann, – jusqu’à l’entraineur des Knicks de New York qui a récemment déclaré que Fortnite était « plus dur à battre que les Celtics de Boston », se désolant de voir ses joueurs addicts au jeu au point d’y jouer la nuit et d’être moins performants le jour –, le succès de ce jeu édité par Epic, à l’instar de celui que connaissent les réseaux sociaux et la pratique du selfie est total. Un phénomène qui semble s’expliquer par ses capacités à refléter notre contemporanéité.

Fortnite révèle en effet en premier lieu un manque de hiérarchisation assumé et revendiqué entre les adultes et les jeunes, tout comme une absence de seuil séparant l’enfance de l’âge adulte qui caractérisent notre temps, grand héritier de la société de consommation et de loisir de masse du siècle dernier. Son succès pourrait bien profiter en effet d’une horizontalisation et d’une homogénéisation des comportements amorcées au cours des années soixante et que toute une série de films et de séries n’ont eu de cesse depuis de développer et de placer en étendard d’une société néo-libérale où seuls comptent désormais le plaisir individuel et le divertissement. Au point que cette indistinction et cette infantilisation des adultes est aujourd’hui devenue la nouvelle norme sociétale. C’est ainsi que désormais, parents et enfants s’habillent de la même manière, écoutent la même musique et regardent les mêmes séries, partagent le même goût pour la technologie et sont équipés des mêmes interfaces pour… jouer aux mêmes jeux vidéos. Car à présent, les fabricants de console et les éditeurs de jeux vidéos s’adressent autant aux enfants qu’à leurs géniteurs.

Un nouveau public, les kidults – mi kids mi adults – se met même à faire la joie des fabricants de jouets. Alors que les jeunes délaissent de plus en plus les jouets traditionnels au profit des jeux numériques et objets connectés, leurs parents prennent plaisir quant à eux à s’acheter pour eux des jeux de sociétés et de construction. Au point que la firme JouéClub envisage très sérieusement de consacrer à cette nouvelle clientèle un rayon spécifique dans certains de ses magasins. [1] Enfants du libertarisme des années 68, les parents ne veulent plus endosser l’uniforme de l’austérité et de la mesure que pouvait autrefois incarner la figure archaïque de l’adulte. Aujourd’hui, les adultes investissent au contraire dans des consoles pour s’adonner à leurs jeux vidéos favoris, roulent en trottinette et font des coloriages – des mandalas pour évacuer le stress aux dessins pornographiques ou aux compositions faites à partir de gros mots.

L’actuelle génération baptisée Z vit dans un siècle blasé où semble s’être épuisée l’ancienne prétention à changer le monde qui fit vibrer l’histoire de l’Humanité.

Mais ce néo-jeunisme ne saurait expliquer seul ce qu’il convient désormais de qualifier de phénomène Fortnite, lequel réside plus particulièrement, on s’en doute, dans les caractéristiques du jeu lui-même. Pour cela, plantons le décor. Chaque partie commence par un bus volant qui survole une île de combat dont le paysage change en fonction du calendrier – selon que l’on joue en hiver ou pendant Halloween – ou selon les objectifs commerciaux. C’est ainsi qu’au fil des saisons qui se succèdent comme autant d’épisodes faisant évoluer le jeu, de nouveaux skins – panoplies de costumes et d’armes –, sont proposés au joueur pour lui permettre de personnaliser son avatar qu’il paiera en achetant des Vbucks, la monnaie virtuelle du jeu.

De son bus, le joueur saute alors et se met à plonger au milieu d’autres participants vers le sol avant que ne se déclenche une sorte de deltaplane qui le fait flotter puis atterrir sur une partie de l’île où l’on distingue d’autres joueurs qui atterrissent eux aussi ou sont déjà en plein combat. Le but sera alors de survivre à une sorte de chasse à l’homme collective au cours de laquelle il ne devra en rester qu’un. Ce principe de Battle Royale, inspiré du film éponyme sorti en novembre 2001 en France et dans lequel des adolescents devaient s’entretuer dans un Japon dystopique[2], est en outre complété par la possibilité qui est offerte de construire des abris comme dans Minecraft. Le site jeu.video propose ainsi au joueur d’apprendre à mieux « gérer son inventaire » et des astuces pour « mieux se défendre pour survivre plus longtemps »[3].

Fortnite hérite donc d’une longue tradition de jeu de survie qui commença dès les années soixante-dix avec Tank ou Galaxian, mais à laquelle des productions comme Call of Duty ou Battle Field ont dans les années 2000 – et d’autres plus récentes comme PUBG (Player Unknown Battle Ground) ou sur mobile Free Fire – ont ajouté la gestion de son armement, ses munitions et ses vivres afin de mieux sauver sa peau et gérer sa survie. Il ne s’agit ainsi plus de renvoyer innocemment une balle comme dans le légendaire Pong ou de gloutonner des fantômes comme dans Pac Man – même si le héros du dernier opus de la série anglaise Black Mirror produit par Netflix propose une vision beaucoup moins naïve de ce jeu dans lequel il voit le joueur condamné à tenter de survivre lui aussi dans une série successives de labyrinthes – , mais bien plutôt de devenir le gestionnaire scrupuleux de son existence numérique. Laquelle n’a en outre plus de fin – si ce n’est celle de rester en vie –, de mission à résoudre ni de point à atteindre.

Ce jeu réfléchit dès lors un présentisme désenchanté et gestionnaire qui caractérise un XXIème siècle marqué par la limite et qui ne sait plus projeter l’individu vers autre chose que lui-même. De la chute progressive des grands modèles sociétaux – du christianisme au communisme – à l’impuissance des systèmes politiques à enrayer le chômage et le réchauffement climatique, de l’impossibilité désormais de croire en un avenir collectif meilleur à l’angoisse quotidienne que produit le terrorisme, l’actuelle génération baptisée Z vit dans un siècle blasé où semble s’être épuisée l’ancienne prétention à changer le monde qui fit vibrer l’histoire de l’Humanité. Un siècle où même des soulèvements collectifs que purent produire le #MeToo ou le mouvement dit des Gilets Jaunes, leur excès et le fait qu’ils durent leur formation aux réseaux sociaux et se caractérisèrent par leur hétéroclisme, ne font que révéler un désir de révolution qui ne passe à présent plus par des instances établies et officielles et se révèle aussi intense qu’éphémère. L’indignation du moment, après avoir permis d’actualiser son profil Facebook, cèdera la place à une autre entre deux photos de vacances et vidéos glanées sur le web. Cette génération Z, dernière lettre de l’alphabet semble alors être celle de la fin des grands idéaux et des espérances. Désormais, seule compte la gestion rationnelle et efficace d’un présent instable, en proie à des crises perpétuelles.

L’individu du XXIème siècle est donc plus solitaire que jamais et ne voue désormais de réel culte qu’à lui-même. Fortnite illustre bien cet esprit insulaire par le régime du Seul-contre-tous où l’unique but est de survivre sur une île hors du temps et de notre monde. Et comme notre avatar qui tombe de son bus vers un territoire éloigné de tout où règne le chaos, nous semblons chuter nous aussi vers l’autodestruction politique et écologique de l’Humanité, sujet d’analyse pour la collapsologie, à laquelle nous espérons survivre seul.

Jamais la guerre n’a donc été aussi bon enfant, jusqu’à l’ultime moment où, au lieu de mourir dans un flot de sang, notre avatar disparaît en une aspiration numérique.

Mais surtout, ce jeu donne à voir une enfance désabusée et un goût pour le dérisoire où la guerre est  plus que jamais assimilée à un divertissement. En cela, nous pourrions le rapprocher des Nerf, ces armes en plastique oranges et bleues qui permettent de tirer des balles en mousse et font fureur chez les jeunes générations. Car si les enfants de tous les siècles ont toujours joué à la guerre, sculptant des sabres et des arcs dans des branches d’arbre ou se faisant acheter des pistolets ressemblant pour certains en tous points à de vrais colts ou berreta, la marque américaine a quant à elle opté pour affirmer le caractère factice et divertissant de ses armes-jouets. La guerre devient donc colorée et récréative, terme que l’on retrouve dans l’acronyme qui forme le nom de la marque, a savoir Non-Expanding Recreational FoamMousse non expansive récréative.

De la même manière et de façon chronique, le jeu Fortnite propose au joueur des combats d’un genre inédit. Des batailles dites gourmandes où s’affrontent des hommes et femmes à la tête de hamburger ou de tomates aux Dominations disco où il faut réussir à échapper aux tirs des adversaires en dansant sur une piste pour accumuler des points et faire gagner la partie à son équipe, abattre l’autre ou esquiver ses balles devient drôle, léger, décalé. La danse est d’ailleurs omniprésente dans ce jeu où chaque joueur a sa célébration chorégraphique. Jamais la guerre n’a donc été aussi bon enfant, jusqu’à l’ultime moment où, au lieu de mourir dans un flot de sang, notre avatar disparaît en une aspiration numérique. La mort n’existe donc plus sur Fortnite. La nôtre comme celle des autres. Elle n’est plus qu’un jeu sans réalité ni conséquences.

Dès lors, bien plus qu’un jeu, Fortnite pourrait bien être un miroir de notre contemporanéité dans lequel s’exprime une société sans grandeur ni missions et, pour cela, obsédée par la gestion amusée et désabusée d’elle-même. Une société où, grandissant hyperinformés des derniers attentats sanglants qui se sont passés non loin de chez eux, sensibilisés à la nécessité de préserver une planète qui n’aura jamais été autant en péril, conscients que leur vie professionnelle sera faite de luttes et de précarités, et voyant bien la déréliction des grandes instances qui jusqu’alors donnaient un sens au vivre-ensemble, les plus jeunes s’amusent désormais à accumuler les kills – terme désignant le fait d’abattre un adversaire – et se divertissent en gérant leur survie dans un milieu hostile où l’on ne peut compter que sur soi-même.

 


[1] Cécile Prudhomme, « Les achats des adultes nostalgiques représentent 10% du marché », Le Monde, supplément « Economie et Entreprise », 19 décembre 2018, p. 8.

[2] Dans ce film réalisé par Kinji Fukasaku aussi, les adolescents arrivent dans une île au terme d’un voyage en bus au cours duquel ils sont plongés dans un profond sommeil.

[3] https://jeu.video/fortnite/#gameDataContainer

 

Cet article a été publié pour la première fois le 24 janvier 2019 sur AOC.

Bertrand Naivin

Théoricien de l’art et des médias, Chercheur associé au laboratoire Art des images et art contemporain (AIAC) et enseigne à l’Université Paris-8

Notes

[1] Cécile Prudhomme, « Les achats des adultes nostalgiques représentent 10% du marché », Le Monde, supplément « Economie et Entreprise », 19 décembre 2018, p. 8.

[2] Dans ce film réalisé par Kinji Fukasaku aussi, les adolescents arrivent dans une île au terme d’un voyage en bus au cours duquel ils sont plongés dans un profond sommeil.

[3] https://jeu.video/fortnite/#gameDataContainer

 

Cet article a été publié pour la première fois le 24 janvier 2019 sur AOC.