Rediffusion

Curtis Mayfield ou la prescience soul des années Trump

Journaliste

« Si l’enfer existe, nous y finirons tous », ainsi s’ouvre Curtis, le premier album solo de Curtis Mayfield publié en 1970, comme le constat terrible de l’échec du Mouvement des droits civiques et de la dissolution entamée de l’utopie d’une Amérique égalitaire et paisible. La réédition remastérisée par le label Rhino de cet album et de trois autres dans le coffret Keep On Keeping On est l’occasion de re-découvrir l’un des plus puissants poètes et messagers de la soul militante américaine. Rediffusion du 18 mars 2019.

En apprenant l’élection de Donald Trump le matin du 9 novembre 2016, écouter un peu de musique semblait être la seule chose sensée à laquelle se raccrocher. Et histoire d’amortir le choc, de glisser un petit matelas entre soi et le gros cauchemar annoncé, le choix s’est naturellement porté sur Right On For The Darkness, l’un des moments de bravoure orchestrale dont le Curtis Mayfield du début des années 70 avait sinon l’exclusivité, du moins l’intimidante maîtrise, cette science du paroxysme sonore inégalée (sauf peut être à la même époque par le producteur des Temptations, Norman Whitfield).

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L’intro lancinante et lugubre à souhait à la guitare, suivi du décollage en trombe basse batterie pareil à l’allumage des boosters d’une fusée lancée vers ce qui était déjà identifié comme le grand trou noir de la démocratie américaine. Et puis les cordes en nappes soyeuses et enfin cette voix  caressante, féminine, sublimant des paroles nimbées d’une résignation enragée, d’une amère jubilation, terrifiantes, définitives. Disant en gros que, puisque nous en étions arrivés à un point de non retour dans l’histoire de ce pays décidément sans espoir, autant sauter à pieds joints dans l’abîme une bonne fois pour toutes. Et advienne que pourra ! Voilà le genre de morceau en mesure d’accueillir l’horreur d’un instant tout en la rendant supportable. Au moment de la sortie du disque sur lequel figure la chanson (Back To The World), l’expression volontariste right on ! ne faisait plus guère recette dans le vocabulaire militant des résiduels mouvements nés de la fragmentation des Black Panthers.

L’enthousiasme qu’il traduisait chez les brothers and sisters s’étant embourbé dans les dissensions de chapelles, avant de disparaître dilué dans la fatigue du quotidien, Curtis s’était finalement contenté de le reprendre pour lui donner une manière de coup de grâce fataliste et désenchanté, saupoudré d’ironie saumâtre. Right On For The Darkness ! En route pour les ténèbres ! Et pourquoi pas Arbeit macht frei pendant qu’on y était ? Quarante-trois ans plus tard, cette diabolique rhapsodie soul s’évadait du contexte « nixonien », post Black Panther, dont elle émanait, pour coller à une réalité autrement plus vaste et dévastée, celle d’une nation divisée comme jamais par la prise imprévue et proprement grotesque de la Maison Blanche par les cavaliers de l’Apocalypse de l’écurie Trump. Confirmant ainsi, et par le pire, ce que Jean Luc Godard dit à propos de la meilleure musique, qu’elle annonce toujours un évènement. Sous entendu, le plus souvent une catastrophe. Écouter, réécouter Curtis Mayfield, comme l’auteur d’une bande sonore pré datée d’un inexorable chaos. Peut être même s’y abreuver comme à la seule source de consolation. C’est bien là le seul mérite que l’on puisse reconnaître aux évènements qui trament l’actualité outre atlantique depuis des années. Pas seulement l’élection de Trump mais aussi les meurtres racistes de Trayvon Martin, d’Eric Garner, de Michael Brown, de Tamir Rice, de tant d’autres… Les émeutes de Ferguson et l’avènement du mouvement Black Lives Matter qui en découla… La violence des néo nazis de Charlottesville… Les innombrables mass shootings, à Orlando, Las Vegas, Thousand Oaks… Le mur, le shutdown. Une jeunesse endettée, ravagée par les opioïdes.

Le coffret regroupant quatre des meilleurs album de Curtis, constitue l’un des témoignages musicaux les plus documentés sur l’agonie d’une utopie longtemps portée à bout de bras et à longueur de chansons.

Le coffret dont s’acquitte aujourd’hui la maison Rhino, regroupant quatre des meilleurs albums (Curtis, Roots, Back To The World, Sweet Exorcist) du Curtis post Impressions, constitue déjà l’un  des témoignages musicaux les plus documentés sur l’agonie d’une utopie longtemps portée à bout de bras et à longueur de chansons, celle issue du Mouvement des droits civiques, celle d’une Amérique enfin réconciliée telle que Martin Luther King l’avait rêvée. Mais au delà, ce que cette réédition groupée interroge de manière prégnante, c’est la capacité de cette musique, l’une des plus cool à écouter chez soi, entre amis, pour cuisiner, philosopher, jouer aux dominos ou faire l’amour, dans laquelle se rangent toute la sensualité et la sophistication noire assortie de ce généreux élan d’émancipation physique et spirituelle la rendant à la fois compatible avec la plupart des humeurs et des situations du quotidien, sans jamais consentir à verser dans la désinvolture, céder au moindre abandon dans l’insignifiance, sachant faire éclore en chacun de nous cette fleur fragile et apeurée de la fraternité, sa capacité  donc a être toujours aussi pertinente quatre décennies après sa conception, vingt ans après la mort de son auteur ? Pourquoi peut on même se risquer à oser dire qu’elle nous parle peut être mieux de l’époque actuelle que celle d’un Kendrick Lamar ? Sans doute le paradoxe tient il à ça : le rap dans sa version révolutionnaire, celui d’un Afrika Bambaata, d’un KRS One, de Public Enemy, de Mos Def a fructifié dès ses débuts sur les cendres déjà froides du même rêve, de la même utopie, sur les ruines d’une classe moyenne noire naissante, ou en devenir, aux aspirations ouvertement intégrationnistes, et forcément trahies. Là où l’art du Stevie Wonder de Living In The City, du Marvin Gaye de What’s Going On, et plus encore du Curtis Mayfield de Right On For The Darkness après avoir patiemment travaillé à nourrir les espoirs  d’une communauté mutilée par le mépris, la haine, la pauvreté, s’est forgé au cœur même de l’incendie qui a fini par détruire tout ça. Venant de beaucoup plus loin, des ténèbres, la musique des barons de la Soul des années 60 et 70 y est finalement retournée.

La musique noire américaine a longtemps œuvré à la manière d’une entreprise du bâtiment, avec quelques architectes, une poignée de chefs de chantier et des milliers d’ouvrier. Écouter Take The A Train de Duke Ellington c’est voyager par l’imaginaire dans ce monde d’une puissance et d’une verticalité euphorique conçu par Walter Gropius et Frank Lloyd Wright. C’est soudain réaliser que la pierre, le fer et le verre comprimés dans ces vertigineuses structures ne pouvaient se priver d’une âme, se dispenser de transpirer un désir. Ce n’est sans doute pas un hasard si Curtis Mayfield a vu le jour et a grandi à Chicago, la cité nord américaine la plus exemplaire au plan architectural. Quand bien même n’était il que l’un de ces négrillons de Cabrini Green, il pouvait embrasser du perron de sa cambuse le skyline illuminé, horizon scintillant, panorama intimidant, prometteur. Et puis l’espace de quelques années, il a pu surtout entrevoir cette Amérique réconciliée qu’il allait de façon si véhémente appeler de ses vœux dans ses chansons. Presque expérimental, Cabrini Green fut en effet l’un des rares quartiers interraciaux de Chicago, le temps d’une brève éclaircie résumée ainsi par Saul Alinski, « ce fugitif moment entre l’arrivée des premières familles noires et le départ des dernières familles blanches ».

Car d’ordinaire les choses se passaient plus brutalement. Dès l’arrivée d’une famille de couleur dans un quartier blanc, les résidents historiques organisaient des manifestations devant les fenêtres de l’intrus, entonnant des chants sudistes avant de jeter des pierres et d’allumer des cocktails Molotov. Mais Chicago ne fut pas seulement un laboratoire social où des gens du sud étaient venus trouver un vrai travail dans les abattoirs et la sidérurgie, et un illusoire répit au harcèlement racial auquel les condamnaient la vie dans les États  soumis aux lois ségrégationnistes  Jim Crow. Ce fut aussi entre les années 40 et 60, une incroyable ruche musicale, la Mecque du blues électrique, le siège de Chess Records, le principal hub jazz, la place forte du doo wop et la Jérusalem du gospel moderne, avec en tête d’affiche les Staples Singers et les Soul Stirrers dont s’extirpera un Sam Cooke qui en quête de gloire profane sera bientôt sacré première star pop de couleur du pays. C’est immergé dans ce bain bouillonnant, baptisé dans ces eaux là que Curtis a grandi et pris ses marques. Il n’avait même pas à traverser la rue pour s’y plonger. Petit fils de la révérende Anne Belle Mayfield à la tête de la congrégation de la Traveling Soul Spiritualist Church, il s’est structuré moralement, intellectuellement, dans la lecture des écritures, la ferveur des sermons et dans l’expérience binaurale du call & respons qui rythme chaque office où l’individu reste sans cesse en lien avec la communauté. Quand le blues cherche une issue dans l’exaltation du moi individuel, le gospel offre la perspective d’un salut collectif, ce qui fait dire à Graig Werner dans Higher Ground*, que « si le blues vous donne la force d’affronter une nouvelle journée, le gospel vous laisse entrevoir la possibilité d’un lendemain différent ». Comme Ray Charles et Sam Cooke avant lui, et Aretha Franklin et Stevie Wonder avec lui, Curtis Mayfield a créé un style musical empruntant sa forme au gospel le plus pur sans s’y soumettre tout à fait.

Le seul point commun entre le groupe proche de Martin Luther King et celui proche de Malcolm X est la soul music jouée au sein des deux cortèges, et en particulier celle de Curtis Mayfield et des Impressions.

De tous il fut néanmoins le plus rhétorique. Ses textes ont cette clarté et cette autorité de prêche. Et bien que transgressive, sa trajectoire va s’accomplir dans la lumière consolatrice du gospel. Au sein des Northern Jubilee Gospel Singers, des Alphatones, des Impressions, Curtis suivra sans cesse cette étoile de Roi Mage lui promettant la fusion de deux aspirations, la fraternité chrétienne et l’exigence démocratique. Si bien que lorsqu’un certain Martin Luther King devient la voix du Mouvement des droits civiques au début des années 60, il se fait l’écho du rêve du bon pasteur, le sachant profondément enraciné dans le rêve américain tout court. Les meilleures chansons, souvent les plus populaires des Impressions, deviennent des hymnes à aller de l’avant, Keep On Pushing, People Get Ready, ou qui exaltent la fierté raciale, I’m So Proud ou We Are A Winner. Quand en Juillet 1965, Martin Luther King prend la tête d’une foule défilant dans les rues de Chicago, les marcheurs avance en scandant cette seule phrase « People Are You Ready ? », qui ouvre le dernier succès des Impressions Meeting Over Yonder. Arrivé devant le City Hall, le révérend comprend qu’il ne sera pas reçu par le maire Richard Daley et ne pourra lui remettre une liste de doléances concernant l’amélioration des services de santé et de l’habitat des quartiers noirs. Il déclare alors : « Chicago est une grande ville. Nous voulons qu’elle soit une plus grande ville encore. C’est pourquoi nous devons apprendre à vivre comme des frères. Sinon nous périrons tous comme des idiots ». Ce même jour du 5 juillet, dans cette même ville une autre manifestation a lieu non loin, celle de ceux  l’on appellera « the shadow marchers », proches de Malcolm X, pour qui la posture du révérend est au mieux naïve au pire dangereuse, moquant au passage sa foi dans le prétendu pouvoir de sa morale chrétienne à transformer le cynisme des autorités de la ville, et de l’Amérique blanche en général.

Cette division entre le rassemblement du révérend et celui des « shadow marchers » symbolise celle du mouvement noir des années 60, les uns aspirant à plus d’intégration, les autres souscrivant à l’idée d’un séparatisme et d’un nationalisme noir. Le seul point commun entre ces deux groupes est la soul music jouée au sein des deux cortèges, et en particulier celle de Curtis Mayfield et des Impressions. Comme le dira l’activiste Gordon Sellers, la « musique de Curtis vous préparait au combat, elle nous inspirait, nous donnait du courage ». Joanne Bland qui avait participé aux manifestations de Selma et dirigé le National Voting Rights Museum ajoute : « J’ai commencé au sein du mouvement des droits civiques avant de rejoindre le Black Power mais quel que soit le camp, la musique de Curtis était toujours là ». Et tandis que la Motown décourage ses artistes à s’aventurer sur le terrain politique de peur de perdre un potentiel marché  blanc – seuls Stevie Wonder et plus tard Marvin Gaye osèrent franchirent le pas – la musique de Curtis Mayfield est de toutes les luttes. Et puis…

Le regard interne qu’il porte sur une génération ravagée par la violence, la drogue et la désocialisation n’a pas d’équivalent dans la soul des 70’s.

Et puis le révérend King fut assassiné. Et avec lui son rêve. Les ghettos noirs s’enflammèrent. Les mouvements s’éparpillèrent. Ceux qui persistèrent se combattirent de plus belle. Tout devint affaire de réussite individuelle, plus de progrès collectif. Curtis quitta les Impressions, fonda son label Curtom, sortit une rafale d’albums solos dont le premier en 1970 commence par  (Don’t Worry) If There Is a Hell Below We’re all Gonna Go. S’y lit en filigrane l’avertissement retenu du discours de Martin Luther King à Chicago : apprendre à vivre ensemble comme des frères ou bien périr comme des idiots… Où est passé celui que l’on avait baptisé le « gentle genius », le « street corner philosopher » à la voix d’ange ? Le ton est si amer. Et la musique explose en une pluie de fragments soul, jazz, psychédéliques et ouest africains. S’y ajoutent des arrangements de cordes qui dramatisent l’ensemble, le hissent dans une posture de Gershwin funky. Font de lui l’architecte d’une soul orchestrale majestueuse à portée sociologique. Et l’imprécateur d’une communauté naufragée. Hormis Move on Up et Miss Black America du même album, où l’on retrouve le Curtis positif des Impressions, on sent bien qu’un ressort s’est rompu. Ou qu’il actionne désormais un retour à la réalité la plus intraitable. Le regard interne qu’il porte sur une génération ravagée par la violence, la drogue et la désocialisation n’a pas d’équivalent dans la soul des 70’s. Il nourrit des chansons d’une douloureuse lucidité, d’un lyrisme doux amer comme We People Who Are Darker Than Blue ou The Other Side of Town.

Très symptomatique d’un décalage culturel qui va aller s’accentuant  avec une époque gagnée par l’hédonisme et la réussite à tout prix, son plus grand succès sera Superfly, triomphe artistique et commercial mais énorme malentendu. Avec la bande originale du film Superfly, Curtis cible en effet les dealers dispensant la mort et rongeant l’unité des ghettos. Là où le réalisateur Gordon Parks en fait dans le film une sorte de héros moderne tout feu tout flamme. Avec Shaft, Superfly sera LE carton de la Blaxploitation, mais aussi le plus grand hiatus de sa carrière. D’où peut être la radicalité de Back To The World où il descend un peu plus profondément dans les traumatismes de l’Amérique, prenant pour sujet un soldat noir qui de retour du Vietnam se retrouve sans travail et sans considération, rendu à cette condition méprisée dont les générations précédentes ont mis tant d’énergie à fuir.

Du temps de ses jeunes années, Chicago était perçu comme un océan d’opportunités. Trente ans plus tard, la ville n’est plus que le tombeau d’innombrables espoirs et  bonnes volontés. Curtis Mayfield, dont le nom seul suffit à résumer l’histoire de la Chicago Soul, finira d’ailleurs par s’en aller pour s’installer à Atlanta. Son album Sweet Exorcist en 1974, plus intimiste, pas moins prodigieux musicalement, le montre à l’extrême limite de la patience et de l’engagement politique. Hormis un Power to The People presque de convenance, le reste propose une sorte d’aveu sur sa difficulté de plus en plus éprouvée à concilier sa vision du monde avec la réalité. D’où ce troublant désir dans To Be Invisible. Invisible il le deviendra malgré lui. D’abord avec le tsunami disco, puis après cet accident qui le rendra quadriplégique. Avant qu’une génération de rappeurs le rende à nouveau visible en samplant ses meilleurs titres. Et que ne paraisse ce bouleversant dernier album, New World Order, enregistré allongé dans son lit de grabataire où il repasse le message d’une vie de sa voix d’onguent spirituel : l’amour ne vient que par l’acceptation de soi. Non par la haine de l’autre, fut il l’oppresseur.  Sa vie et son œuvre auront été une histoire de rédemption. Pas de revanche.

 

Keep On Keeping On : Curtis Mayfield Studio Albums 1970-1974, Rhino Records, 2019.

Cet article a été publié pour la première fois le 18 mars 2019 sur AOC.


Francis Dordor

Journaliste, Critique musical