Rediffusion

Chacun a un nom — à propos d’Isaac de Léa Veinstein

Écrivaine

Riche de découvertes, de certitudes et de doutes, de fragilité mise en mouvement, Isaac, premier récit de Léa Veinstein, prend la forme d’une quête autobiographique dont l’enjeu est la recherche des multiples incarnations de ce (pré)nom nichées dans les replis de l’oubli, des non-dits d’une famille, des zones incertaines de l’histoire : quelle est l’histoire de cet arrière-grand-père rabbin ayant continué à exercer le culte à Neuilly en pleine Occupation ? Rediffusion du 30 avril 2019.

Le prénom se détache sur la couverture, bref et tranchant, il semble aspirer l’espace jaune laissé vide autour de lui, je suis un prénom biblique, nous dit-il, je suis le fils qu’Abraham a ligoté sur la pierre du sacrifice après avoir chassé son fils aîné Ismaël avec sa mère dans le désert, je suis ce prénom dont la racine en hébreu signifie « rire », mais placé entre le nom de Léa Veinstein, (spécialiste de Frank Kafka), qui signe ici son premier récit et le bandeau qui esquisse la trajectoire du livre, il est un mystère. « “Mon arrière-grand-père était rabbin.” J’ai longtemps répété cette phrase, entendue depuis l’enfance. Je ne connaissais presque rien de lui, pas même son prénom. La mémoire familiale l’avait effacé, depuis l’Occupation. Je suis partie sur les traces de cet homme et de son histoire. »

Ce livre, riche de découvertes, de certitudes et de doutes, de fragilité mise en mouvement, est un chemin vers un prénom qui n’est pas sans évoquer pour nous le plus célèbre poème de Zelda, l’institutrice qui marqua si profondément son élève Amos Oz :

Chacun a un nom
que lui a donné Dieu
et que lui ont donné son père et sa mère
chacun a un nom
que lui ont donné sa taille et sa manière de sourire
que lui a donné son tissu
chacun a un nom
que lui ont donné les montagnes
et que lui ont donné ses murs
chacun a un nom
que lui ont donné les signes du zodiaque
et que lui ont donné ses voisins
chacun a un nom
que lui ont donné ses péchés
et que lui ont donné ses désirs
chacun a un nom
que lui ont donné ses ennemis
et que lui a donné son amour
chacun a un nom
que lui ont donné ses fêtes
et que lui a donné sa profession
chacun a un nom
que lui ont donné les saisons
et que lui a donné sa cécité
que lui a donné la mer
et que lui a donné
la mort.[1]

C’est à la recherche des multiples incarnations de ce (pré)nom nichées dans les replis de l’oubli, des non-dits d’une famille, des zones incertaines de l’histoire que part Léa Veinstein avec sa sœur et sa cousine, durant l’hiver 2012, et le récit alterne les démarches et déambulation du trio aux interrogations solitaires de la narratrice, comme signifiant que pour que cette enquête puisse avoir lieu, il fallait à la fois l’émulation de trois jeunes femmes d’une même génération, s’épaulant, lançant des hypothèses, se serrant les unes contre les autres, découvrant ensemble que oui, elles ont une famille, mais aussi la solitude du questionnement intime, celui qui parcourt une vie du début à la fin, l’énigme, peut-être le nom propre , à la fois dans le sens de nom personnel et de pureté, celle qui sous tend le récit du début à la fin, de la première phrase sèche et rouge, « Ca commence par de la viande » – et la fin de ce premier fragment, dévoile un petit objet de cuivre ayant appartenu à l’arrière-grand-père de la narratrice dont on découvrira l’histoire et la signification plus loin dans le livre, « gage de pureté » – jusqu’à la célébration de Yom Kippour, jour de purification et de rachat, jour d’un geste bouleversant d’un tout petit garçon envers sa mère dans les dernières pages du livre.

Au trio de jeunes filles cherchant des traces de leur arrière grand-père dans l’année 2012 et qui constitue en quelque sorte le cœur battant et arythmique du livre, s’ajoute donc la trajectoire intime de la narratrice autour de la question de l’appartenance, (terme que nous préférons employer ici plutôt que celui d’identité) qui enveloppe ce cœur battant dans une un maillage de questions : Qu’est-ce qu’être Juif ? Comment l’est-on, aux yeux de soi-même et aux yeux des autres, de la France des années 40 à l’attentat contre l’Hyper-Cacher en janvier 2015 ?

La première partie du livre dévoile la narratrice sous les traits d’une jeune normalienne, travaillant sur Emmanuel Levinas avant de se tourner vers Walter Benjamin, s’entendant dire « Levinas en master 1, Benjamin en master 2, tu risques de faire une thèse sur la philosophie juive et devenir juive orthodoxe à ce rythme-là ! ».

C’est dans une enveloppe cartonnée soigneusement conservée par sa cousine que Léa Veinstein va faire la découverte centrale de son enquête : une carte de légitimation, écrite en allemand et en français par les autorités de Vichy.

La jeune femme, qui se revendique dans ces années-là « d’extrême-gauche », suit le séminaire d’Alain Badiou proposant une relecture de Platon « à travers un prisme contemporain, et maoïste », tombe amoureuse d’un garçon marxiste passionné de grec ancien dont elle se dit parfois qu’il est son Jean-Paul Sartre, et la description de ces années d’étude où les cigarettes s’enchaînent au rythme des séances de cinéma dans le Ve arrondissement et des débats sans fin distille un attendrissement à la fois pour la narratrice et le lecteur, pris tous deux dans cet étonnement : il faut croire que l’aspiration d’une jeunesse à s’emparer de la philosophie, et de la philosophie politique en particulier, avec pour référence le quartier latin des années 60 se rejoue depuis à chaque génération, tout comme se rejoue aussi, parfois, la tension entre un idéal d’extrême-gauche donc et une critique d’Israël avec son lot de sincérité, d’approximations et de mauvaise foi avec laquelle la jeune Léa Veinstein défie parfois ses parents. Ces pages, qui évoquent un temps très proche encore (la fin des années 2000) semblent appartenir pour Léa Veinstein à une période de certitudes et d’innocence mêlées, « Je me demande pourquoi j’en parle de façon si distanciée aujourd’hui, pourquoi j’y mets une telle charge de désillusion. Ca me rend triste d’ailleurs. J’ai l’impression d’être vieille ».

Paradoxalement, c’est un travail sur le procès Eichmann au mémorial de la Shoah qui va être le déclencheur d’un mouvement vital. Car ce n’est pas le Nazi à l’allure de petit fonctionnaire au visage animé de tics, le responsable de la logistique de la « Solution finale » incarnant « la banalité du mal » théorisée par Hannah Arendt dans « Eichmann à Jérusalem » qui frappe Léa Veinstein ; ce ne sont pas non plus les récits des témoins qui défilent à la barre qui vont la hanter (pas par insensibilité bien sûr, mais sans doute car « cela », elle l’avait déjà entendu), non, c’est par un autre canal que les cinq mois de visionnage du procès Eichmann vont remuer Léa Veinstein au plus profond : alors que l’accusé et le procureur général Gidéon Hausner parlent tous deux la même langue – l’allemand – c’est en hébreu qu’a lieu le procès et cette langue millénaire ressuscitée à la faveur de l’idéal sioniste, cette langue sacrée devenue la langue quotidienne de quelques millions de personnes, cette langue dont Aharon Appelfeld disait qu’elle a le pouvoir de relier aux premiers hommes et à leurs questions existentielles va relier Léa Veinstein à ses propres questionnements, l’entraînant d’abord dans un cours d’hébreu, puis, à la faveur d’ébranlements familiaux pudiquement évoqués vers ce fameux arrière-grand-père paternel, dont elle ne sait rien, dont on ne parle jamais, et dont elle découvre à la fois le prénom, Isaac, et aussi qu’il était « ministre officiant » (pas tout à fait rabbin donc, mais plutôt hazan, chantre) à la synagogue de Neuilly, rue Ancelle, où une plaque lui est consacrée dans une pièce attenante à la salle de prière. « En y repensant aujourd’hui, je me dis que ce jour-là, c’est comme si mon judaïsme (le mien, celui de mon père, et de ma famille) avait pris vie. Comme une figure de cire qui se met en mouvement, une lettre morte qui produit un son. Comme si tout ce qui avait été emmuré jusqu’ici dans un silence insondable entrait en scène. J’en étais ébahie. »

Et c’est dans une enveloppe cartonnée soigneusement conservée par sa cousine que Léa Veinstein va faire la découverte centrale de son enquête : une carte de légitimation, écrite en allemand et en français par les autorités de Vichy, délivrée à partir de 1942 (année où le port de l’étoile jaune devient obligatoire pour tout Juif à partir de six ans) stipulant qu’Isaac, « en tant que Juif, et que ministre officiant – Vorbeter, en allemand » et sa famille seraient tenus « en dehors de toute mesure d’internement ».

Le questionnement intime raconte comment chaque histoire personnelle reflète une autre facette de l’histoire, effleurant parfois ses ambiguïtés, celles du régime de Vichy ici dont certains manipulateurs font leur miel, profitant de l’ignorance des foules.

Léa, en cet hiver 2012 fait face à Isaac, au début des années 40, et les questions se bousculent. Pourquoi et comment Isaac a-t-il pu officier jusqu’à la fin de la guerre tandis que le rabbin Meyers officiant dans la même synagogue était arrêté, transféré à Drancy puis déporté à Auschwitz ? Y a-t-il des raisons inavouables à cette survivance et quelles sont-elles ?

C’est l’exploration précise de ces questions qui donne à cette enquête familiale un tour inattendu et qui provoque l’une des scènes les plus savoureuses de l’enquête, la visite d’une synagogue par le trio évoqué plus haut posant cette question qui met en rage les visiteurs présents : « La synagogue est-elle restée ouverte dans les années 40 ? » « Comment osez-vous posez une telle question ? Savez-vous ce qui s’est passé ici pendant la guerre ? » leur rétorquent les visiteurs, ignorant justement que oui, le trio sait, il a rencontré Philippe Landau, historien de l’Occupation[2], qui a travaillé sur la vie quotidienne des Juifs en France pendant la guerre, et montré aux jeunes femmes des documents « surréalistes» où les offices se déroulant dans des synagogues parisiennes sont annoncés : « Vendredi 27 juin 1941, 18 heures, synagogue de la rue des Tournelles », « Samedi 11 avril 1942, 9 heures, synagogue de Nazareth».

Et c’est ainsi que le questionnement intime raconte comment chaque histoire personnelle reflète une autre facette de l’histoire, effleurant parfois ses ambiguïtés, celles du régime de Vichy ici dont certains manipulateurs font leur miel, profitant de l’ignorance des foules. Et ce livre, qui suit jusqu’au bout son exigence d’honnêteté vis-à-vis de soi et des siens, s’il va bien au-delà de son éclairage historique singulier, est aussi le témoignage vivant que chaque génération peut renouveler le regard porté sur le passé et sur les choix du présent, contribuant à poser les (bonnes) questions, en acceptant que certaines réponses restent suspendues dans l’incertitude, avec courage, tel Isaac cheminant avec son père Abraham vers la montagne du sacrifice, même si bien sûr dans Isaac, c’est une déclaration d’amour vibrante à la famille d’origine et la famille construite qui l’emporte, nimbée du désir de poursuivre un cheminement intellectuel clairvoyant.

 

Léa Veinstein, Isaac, Grasset, 2019, 144 pages. 

Cet article a été publié pour la première fois le 30 avril 2019 sur AOC.


[1] Traduit de l’hébreu par Esther Orner, éditions Caractères.

[2] Auteur de l’enquête citée dans le livre : « Vivre la Torah en France métropolitaine sous l’Occupation ».

Valérie Zenatti

Écrivaine, Scénariste, traductrice

Notes

[1] Traduit de l’hébreu par Esther Orner, éditions Caractères.

[2] Auteur de l’enquête citée dans le livre : « Vivre la Torah en France métropolitaine sous l’Occupation ».