Rediffusion

Quand Pierre Bayard libère un « serial killer »

Critique

En révisant Dix petits nègres d’Agatha Christie, Pierre Bayard s’amuse des frontières entre fiction et vie réelle par des mouvements énonciatifs effrénés. Ainsi s’intègre-t-il lui-même à l’histoire, laissant le narrateur intervenir à propos de l’auteur, et par des procédés truculents remet en cause toute une conception de la littérature entraînant le lecteur dans des vertiges narratifs. Rediffusion du 10 janvier 2019.

Selon une méthode éprouvée, Pierre Bayard corrige tous les dix ans un classique de la littérature  policière. Il y eut ainsi Qui a tué Roger Ackroyd ? en 1998, puis L’Affaire du chien des Baskerville en 2008, et voici, en 2018, La Vérité sur « Dix petits nègres ». À chaque fois, bien entendu, le coupable n’est pas celui qu’identifie et qu’accuse le roman. Et cela donne au total un beau tableau de chasse avec successivement en tant qu’auteurs « corrigés » Agatha Christie, Conan Doyle, Agatha encore.  Cette fois, c’est donc Dix petits nègres qui est passé à la moulinette de la contre-enquête, c’est-à-dire le roman le plus lu et le plus apprécié de tous ceux conçus par la « Reine du crime », et sans l’intervention de miss Marple ou d’Hercule Poirot.

Or, on a beau savoir que, avec Christie, le « detective novel » est un jeu, la romancière, avec Dix petits nègres, pousse fort loin l’aspect ludique et tout artificiel de son montage. Que l’on en juge d’après le scénario : dix personnes réunies sur une île inhabitée (celle du Nègre !), dix personnes qui ne se connaissent pas mais dont chacune a été impliquée dans une affaire de mort violente, dix personnes qui vont être assassinées l’une après l’autre en l’espace de deux jours, dix personnes dont chacune a droit au couplet d’une comptine tel qu’il est affiché dans sa chambre et qu’il renvoie à la manière dont elle sera mise à mort. Et, pour finir, viendra cet épilogue : est recueillie une bouteille jetée à la mer qui contient les aveux de l’assassin des neuf autres compagnons de séjour et dont le cadavre sera retrouvé sur l’île après un suicide rocambolesque.

Dans cette contre enquête, c’est toute une conception de la littérature qui est mise à l’épreuve avec un rare culot, jusqu’à entraîner le lecteur dans un trouble vertigineux quant au dispositif d’énonciation.

Sans doute l’homme à la bouteille n’est-il pas le « bon coupable » selon Bayard. Car c’est là que ce dernier lance une contre-enquête – qui sera triomphante une fois encore. Ceci au prix de l’usage d’un biais étonnant voulant que cette enquête sur l’enquête revienne à celui-là même qui est le responsable des crimes en série. Et c’est toute une conception de la littérature qui est mise ici à l’épreuve, conception dont Bayard s’est fait, au long de ses essais paradoxaux, le théoricien avant de la mettre ici en œuvre avec un rare culot – jusqu’à entraîner le lecteur dans un trouble vertigineux quant au dispositif d’énonciation. Avouons dès à présent que nous craignons de n’avoir pas tout saisi de la machinerie narrative opérant dans le cas présent. Autant dire que les invraisemblances dont est accusé le roman de Christie ne sont pas loin d’être redoublées par celles qui proviennent du contre-enquêteur et qui est sans doute façon de tendre des pièges au lecteur.

Mais qui est vraiment ce dernier ? Appartenant au groupe des dix réunis sur l’île, il est donc celui qui anéantira méthodiquement ses compagnons de séjour. Certes, nous devinerons peu à peu de qui il s’agit mais il ne dévoilera son nom qu’en toute fin de parcours. Ainsi ce X s’instaure en auteur ou auteure du récit que nous lisons, se permettant chemin faisant de faire référence à Bayard mais menant avec un flegme rare l’enquête qui l’accable. Ainsi le voilà doté d’un quadruple rôle en récit, étant tout ensemble un personnage, un assassin, le narrateur et, à ce titre, le romancier d’énigme par substitution.  Car c’est bien d’un roman sur un roman qu’il s’agit. Ce qui postule, fait extravagant, que celui qui cumule ces rôles est de quelque manière extrait de la fiction dont il procède pour verser dans on ne sait trop quelle réalité.

Bayard appartient à la catégorie des « intégrationnistes » – dans sa tendance la plus radicale – admettant des passages ou transferts entre fiction et vie réelle.

Ici, pour nous, un temps d’arrêt. Qu’un personnage se sorte du roman qui lui a donné vie et s’exprime sur ce roman jusqu’à en modifier la trame – mais pas le texte – est un point de vue auquel Pierre Bayard est très attaché. Il y va d’une théorie dont le présent contre-enquêteur est chargé par Bayard même d’exposer les principes, comme il est fait dans le chapitre premier de la « Contre-Enquête » (Dix petits nègres, p. 63-64). Et de distinguer là deux camps parmi les analystes de la littérature romanesque, d’un côté les « ségrégationnistes » qui refusent toute forme de vie réelle aux personnages et de l’autre les « intégrationnistes », qui admettent des passages ou transferts entre fiction et vie réelle. Bayard est évidemment de la seconde catégorie et même de sa tendance la plus radicale. On a d’ailleurs pu le voir dans un essai antérieur (Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, Minuit, « Paradoxe », 2015), faire le chemin inverse du présent narrateur et se transformer en personnage d’un roman de Dumas et Maquet connu sous le titre de Le Chevalier de Maison-Rouge. Et ceci au nom de son admiration pour ledit roman et de sa passion pour celle qui en est l’héroïne. Ainsi là où X sort pour nous du roman de Christie, Bayard pénétrait dans celui de Dumas et Maquet en toute bonne conscience, mais une conscience relevant de l’inconscient, comme il va apparaître.

Mais, hors de ce qui peut être pris pour une simple et plaisante fantaisie, qu’est-ce qui peut accréditer un tel coup d’audace revenant à doter un individu d’une autonomie telle que ledit individu change de régime en passant de la fiction à la réalité ou l’inverse ? Pierre Bayard, qui n’est pas pour rien psychanalyste, se prévaudra ici de l’inconscient. En cours de lecture d’un roman ou de vision d’un film, des glissements, nous dira-t-il, peuvent se produire dans notre vie psychique telle qu’elle est ébranlée et qu’elle prolonge en rêve éveillé le scénario dans lequel nous nous sommes laissés prendre. Ainsi, s’agissant de sa passion pour l’émouvante Geneviève Dixmer, le jeune Pierre Bayard s’est retrouvé à vivre un épisode de la grande Révolution, ce qui va le conduire à poser des choix éthiques qu’il maîtrise mal et qui lui vaudront de vivre des aventures que l’on dira facilement oniriques. Ces passages de la fiction au réel seraient qualifiés par Gérard Genette de « métalepses ». Mais, précise Bayard, « l’inconscient ne fait pas de distinction entre une personne vivante et un personnage imaginaire. Il peut les investir avec autant de force, […] et les créatures de fiction peuvent jouer un rôle aussi important dans notre vie que des personnes réellement fréquentées » (Aurais-je sauvé Geneviève Dixmer ?, ibid., p. 26).

Nous ne pouvons ignorer la force de conviction qui anime le critique-psychanalyste à l’endroit des mondes possibles tel que littérature et cinéma leur prêtent existence.

À quoi l’on ajoutera que la circulation des personnages entre réalité et fiction dérive chez le même critique d’une théorie plus large, se résumant tout simplement dans le titre d’un de ses ouvrages, à savoir Il existe d’autres mondes (Minuit, « Paradoxe », 2013). C’est là que Bayard se réclame d’une croyance en des univers parallèles que nous pourrions fréquenter nous-mêmes et qu’ont illustré, suivant le même, des écrivains comme les sœurs Brontë, Dostoïevski ou Nabokov. Et là on franchit un pas de plus dans la voie de l’extraordinaire avec l’autorisation de certaine physique quantique (voir l’expérience du « chat de Schrödinger » au début du même volume). Ce qui revient à dire que chacun de nous vit probablement plusieurs vies dans le même moment et endosse en conséquence différents rôles. Et même si nous devons ici faire la part d’un humour tout paradoxal et sans doute délectable, nous ne pouvons ignorer la force de conviction qui anime le critique-psychanalyste à l’endroit des mondes possibles tel que littérature et cinéma leur prêtent existence.

Mais un autre échafaudage théorique est encore inspiré par l’île du Nègre et son drame, sans être pour autant indépendant du précédent. Cette fois, nous reprenons pied dans ce qui fonde le roman policier classique, à savoir sa transformation des signes en indices. Et le narrateur-assassin d’évoquer avec verve une théorie de l’aveuglement qui l’aurait servi au cours de ses crimes. Est ici invoqué tout un développement quelque peu « emprunté » touchant les illusions d’optique et les biais cognitifs même s’il convoque Proust à bon escient (oui, le narrateur qualifié par ailleurs de basse fripouille aurait lu Proust…). C’est que le criminel a dû faire croire à son propre assassinat et, à cette fin, a importé dans l’île un brave marin de la région pour le transformer en cadavre qui viendra occuper sa place sans que témoins et lecteurs s’avisent de la substitution. Et c’est là ce que le récit désigne comme « la clé invisible » du texte, origine de la lecture incorrecte du roman dans la version que des milliers de lecteurs ont acceptée. À noter encore que l’introduction de ce marin local induisant la bonne lecture participe d’une adhésion du roman étudié à la tradition des romans de la chambre close si bien illustrée par John Dickson Carr. Et c’est l’île qui fait ici office de lieu fermé en ce qu’elle est désertique et accablée par une tempête qui l’isole plus encore.

Le paradoxe ultime du roman m’interpelle. C’est que je tiens Dix petits nègres pour le comble de l’artifice, ce qui est vite exaspérant. Mais Pierre Bayard a le chic qu’il faut pour arranger les choses et donner pas mal d’air à un scénario insulaire par trop « christien ».  Ce qui lui coûte certes de réhabiliter un être brutal et méchant en lui conférant pour seul mérite de vouloir changer d’identité. Or, précisément, notre critique n’aime rien tant que ces passages qui sont au principe de tout romanesque quel qu’en soit le contenu ou la direction. Qu’on nous permette de rappeler ici que Bayard suggéra naguère à ses lecteurs de procéder à des échanges entre des romans connus et leurs auteurs (Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, Minuit, 2010) ou de confondre deux célèbres corpus en un seul (L’Énigme Tolstoïevski, Minuit, 2017). Et l’on peut s’étonner, en effet, que de tels exemples n’inspirent pas davantage auteurs, critiques ou lecteurs et n’induisent pas chez eux la passion fiévreuse de brouiller les pistes dans le grand jeu de la littérature mondiale en proposant de nouvelles versions des plus grands textes.

 

Pierre Bayard, La Vérité sur « Dix petits nègres », Minuit, « Paradoxe », 2018. 

Cet article a été publié pour la première fois le 10 janvier 2019 sur AOC.

 


Jacques Dubois

Critique, Professeur émérite de l’Université de Liège