Rediffusion

Retour sur Game of Thrones, une expérience personnelle augmentée

Philosophe

Pendant huit ans, à raison d’une saison par année et d’un épisode par semaine, la série Game of Thrones s’est déployée laissant s’affronter neuf familles nobles pour le trône de fer. Cette inscription dans le temps et la construction de personnages complexes ont profondément attaché les spectateurs à la série. En témoignent les nombreuses pétitions pour un changement scénaristique qui ont suivi le dernier épisode de la dernière saison. Preuve absolue de l’immense réussite de la série. Appréciation. Rediffusion du 10 juin 2019.

Demandes collectives de réécriture de la dernière saison, multiples protestations en ligne contre la trajectoire psychologique de certains personnages, faux épisodes 7 et dénouements alternatifs… Les fans et critiques de la série culte Game of Thrones qui vient de s’achever après huit saisons sur HBO continuent à y réagir tous les jours, comme pour prolonger leur lien intense à la série. Au delà de l’absurdité qui consiste à s’en prendre aux auteurs d’une série – qui vous ont précisément attachés aux personnages dont on déplore ensuite l’évolution – il est surtout remarquable que ces héros de fiction, et l’histoire qui les porte, soient ainsi appropriés par leur public, au point qu’il considère mieux les connaître que leurs créateurs. C’est bien la réussite suprême de GoT, et son pouvoir de démocratisation ; par laquelle tant de spectateurs auront eu accès à la série, en ont fait l’expérience singulière, et se tient pour compétent pour en juger.

GoT aura été un événement dans la façon d’inclure son public, individuellement et collectivement, dans sa production. Et dans sa façon particulière de rompre ce lien, en créant – comme toujours – de la surprise et de la frustration. Car l’attachement à la série est appropriation des personnages et de leurs trajectoires, qui font à ce point partie de la vie des fans qu’ils considèrent les connaître mieux que les créateurs. En ce sens, les multiples critiques qui ont émaillé cette dernière saison sont une des grandes réussites de la série.

Game of Thrones est une série construite sur l’attente (et qu’est-ce qu’on a attendu ces derniers épisodes) comme pour faire ressentir le passage du temps, en une époque où se multiplient les mini-séries de 6 épisodes vues en 2 jours — parfois excellentes, mais qui ne laissent guère l’occasion de voir mûrir leurs protagonistes ou de s’installer dans leur univers. En ce sens, et c’est peut-être une raison de son succès qui n’aurait rien à voir avec sa démesure et ses records habituels, ni même avec sa singularité, GoT est une série classique et peut-être une des dernières du genre : avec son histoire et ses histoires, ses saisons, ses familles – grand sujet des séries – ses personnages cultes même si on en perd beaucoup en route ; ses épisodes que l’on attend d’une semaine l’autre : ses acteurs qu’on voit changer et vieillir – surtout ceux qui ont commencé petits comme Bran ; chose plus difficile ou moins naturelle pour les paquets d’épisodes à enchaîner sur Netflix, qui ne peuvent de la même façon faire ressentir le passage du temps, que ce soit celui de la narration ou de la vie du spectateur. Tous traits qui font qu’elle prend une place exceptionnelle dans nos vies et que la séparation est une vraie question. L’astuce des showrunners est de faire de la séparation et de la solitude le thème même des derniers épisodes, plus encore que pour The Americans récemment conclue aussi.

Le début de la dernière saison à Winterfell, le fief de la famille Stark, nous rappelait aussi que GoT, qui a une réputation méritée de série d’action – et de fait, elle aura promu le genre série de l’intime, du familial, au grand spectacle – est essentiellement constituée de conversations (parfois même de monologues) ce qui est en réalité le cas de la plupart des grandes séries classiques (de Buffy à The Wire). C’est cette expressivité individuelle et interactionnelle qui construit les personnages de GoT, leur manière d’être mais aussi les liens qui peu à peu constituent, comme écrit Wittgenstein, « l’arrière plan sur lequel on perçoit l’action », collective et conjointe. L’arrière plan, historique et politique, est ce qui permet de voir, ce tourbillon de la vie que GoT a su créer et qui donne sens à toute action ou échange ordinaire.

La qualité de l’écriture et des dialogues, le génie des acteurs et actrices pour les « délivrer » dans la juste tonalité, c’est cela d’abord la richesse de GoT et qui est à l’œuvre par exemple dans l’épisode E2S8, entièrement constitué et tissé de ces échanges, contextualisés par l’épaisseur temporelle des huit années passées avec eux. La parole, c’est l’action, en effet. C’est la parole qui a depuis le début porté l’intrigue et l’histoire. Centré sur les échanges entre les personnes, et l’évocation et la confirmation des liens forts et faibles qui les unissent, l’épisode de la nuit d’attente de la bataille contre les Morts est certainement un des plus beaux, quand il s’agit de liens antagoniques qui se résolvent en vue de la fin — Clegane et Arya qui ont régulièrement tenté chacun de massacrer l’autre, ou le gros lourd Tormund avec ses avances à Brienne, ou encore Bran et Jaime Lannister, dont la rencontre fortuite au E1S1 a scellé le sort de tant de personnages et créé le premier trauma.

Ce tout premier épisode de GoT, que nous sommes nombreux à revoir avec nostalgie ces jours-ci – si impressionnante est la quantité des éléments qui s’y trouvent et se révèlent cruciaux ensuite – donnait déjà une méthode de lecture : cette série inventera une éthique différente, des personnages extrêmes et donc réels, et n’importe quoi peut y arriver.

Retrouvailles

Dans l’épisode E2S8 entièrement situé à Winterfell, ce sont les premières retrouvailles de Bran et Jaime depuis ce jour où le cruel bellâtre d’alors a jeté le petit Bran par la fenêtre d’une tour – coupable d’avoir surpris Cersei et Jaime en intense activité sexuelle-incestueuse-entre-adultes-consentants. Les mignons petits Stark de la saison 1 dont maintenant grands, et Bran et Arya pourraient demander des comptes à Jaime, fraîchement débarqué à Winterfell pour se joindre au juste combat des vivants contre les morts. Mais dans une belle scène polyphonique qui rappelle d’autres procès moins équitables (celui du nain Tyrion condamné prestement par sa propre famille, E6S4), la grande Brienne de Thorth certainement parmi les plus beaux personnages de GoT, convainc toutes les présentes (on est désormais en quasi matriarcat si on en croit le générique) de la loyauté de son ami, qui a protégé les filles Stark à la suite de son engagement envers Catlyn Stark, et l’a sauvée elle-même, Brienne, d’un massacre par ses agresseurs, y laissant sa main.

Bran se contente de reprendre de façon désopilante les mots prononcés par Jaime après l’avoir balancé : « The things I do for love » (Qu’est-ce que je ferais pas par amour). Cela vaut pour nous. Comment pouvons nous pardonner à Jaime et l’aimer ? Jaime est un vrai héros de série TV. Parce qu’on s’attache à lui à cause de ses défauts et de ses changements successifs de coiffure. Parce qu’il a muté au fil du temps, physiquement (la perte de sa main) et moralement – comme dit dans une récente interview l’actrice incroyable Gwendoline Christie (qu’on a pu retrouver dans la saison 2 de la féministe Top of the Lake), Brienne « a déconstruit ce mâle stéréo-typique et patriarcal ». La relation entre Brienne et Jaime est la plus remarquable et subversive de GoT, d’abord fondée sur le plaisir intense d’être ensemble, l’appréciation mutuelle, avant d’être sexuelle (et pas totalement convaincante en tant que telle, faut dire).

Les femmes de Westeros sont souvent des stars (au sens anglais que propose Cavell : on les contemple, de loin, on est éclairé par elles). Ce sont souvent aussi des femmes fortes, de pouvoir – que ce soit Catlyn qui n’est pas une mère de famille traditionnelle, ou Daenerys qui devient, de marchandise soumise, redoutable guerrière puis leader à tendance nazie. Game of Thrones est vraiment une série qui met les femmes à l’honneur ; il ne reste d’ailleurs presque plus qu’elles au générique de la saison 8. Toutefois, Arya et Brienne ont une singularité car elles refusent en principe la séduction hétérosexuelle (quoique l’une et l’autre fassent des exceptions sans lendemain dans la dernière saison) et, surtout le rôle de reproductrices. L’une et l’autre ont perdu leur mère, comme les héroïnes des comédies du remariage que décrit Stanley Cavell dans À la recherche du bonheur. Elles doivent en quelque sorte se re-créer, re-naître d’elles-mêmes.

Ce qui fait aussi la force et la singularité de Brienne, c’est une conjugaison de loyauté et aussi d’une grande sensibilité et humanité, paradoxe que l’actrice Gwendoline Christie incarne magnifiquement. Ce rôle est subversif car il permet d’associer dans un personnage (certes un peu atypique) des qualités féminines et masculines, et de créer une forte individualité dans une façon féminine d’incarner la chevalerie. Brienne réunit le courage physique et le « care ». Il y a, comme elle le dit à Catlyn dans une conversation mémorable, un « courage de femme » (E5S2), un style féminin de courage. Brienne l’assume tout en ayant aussi une séduisante dimension virile. Elle ne lâche aucune de ses qualités.

Dès la première saison, lors d’une séance d’escrime, Arya Stark explique à son père, qui la voyait à la tête d’une lignée de petits princes et princesses : « ce n’est pas moi » (E4S1). Arya a décidé dès le départ qu’elle n’était pas intéressée par la séduction, et son destin est individualiste. Arya est une véritable héroïne, singulière, surdouée et mystérieuse. Arya est depuis le début une véritable héroïne au sens classique ; et son départ romantique vers l’Ouest, à la fin, en fait un personnage à suivre au delà de la série. On ne la comprend pas et on la suit dans les dernières saisons avec une curiosité croissante. Comme dans les tragédies de Shakespeare, elle doit pour se trouver et se « produire », passer par une mort et une renaissance, la mort ici étant figurée par la perte du visage et de la vue — forme radicale de marginalisation et d’anonymat. C’est en surmontant cette perte qu’elle retrouve son identité — ou plutôt en crée une nouvelle. Lorsqu’elle quitte les Sans-visage, lançant à Jaqen H’ghar : « Une fille est Arya Stark de Winterfell. Et je rentre chez moi » (E8S6). Elle retrouve le « je » et revendique son identité et c’est pour moi, dans sa gratuité, l’un des plus beaux moments de la série, qui boucle sur la première saison — et engage vers la conclusion et bien sûr le destin d’Arya, qui va sauver l’humanité en explosant le Roi de la nuit (événement rapidement passé sous le tapis) dans ce qui se révélera un l’ultime total-morceau-de-bravoure de la série.

Arya, lors de la Longue Nuit, va chercher Gendry pour ne pas risquer de mourir sans expérience sexuelle, Sansa flirte avec Theon, ou Tyrion suivant les moments… Tous les couples vulnérables de cette nuit d’attente d’une mort quasi certaine ont plus de charme que le duo vedette, flamboyant en fin de saison passée, de Daenerys et Jon, en pleine décomposition — mollesse de l’un, mégalo de l’autre.

Séparations

En réactivant les liens divers qui les unissent et nous lient à eux , l’épisode E2S8 nous permet à nous aussi de nous préparer à ce qui est déjà certain – la séparation inéluctable d’avec ces personnages et cette série. L’ambiance si reconnaissable – on s’y voit, vautré sur une chaise – de la veillée orchestrée par les frères Lannister – de fin de soirée sentimentale et fataliste, avec l’acceptation de la mortalité humaine… permet à chacun de faire ses adieux, déjà, à des personnages qui durant ce moment fragile cherchent chacun à être à son meilleur.

Ce perfectionnisme est ce qui définit entièrement Jaime, sans doute le héros le plus touchant de la série et frère de Tyrion : la scène de leurs adieux au pénultième épisode est certainement une des plus émouvantes des 8 saisons. Que Jaime, tout à la fin, retourne à Cersei, n’est pas – ou pas seulement – céder fatalement à son « côté obscur ». Cela fait partie de façon complexe, dans sa trajectoire morale, qui le conduit à protéger autrui, de son frère tout petit à « sa reine ». Comme l’écrira au dernier épisode, dans un moment particulièrement émouvant, Brienne dans une sorte d’encyclopédie des preux chevaliers : « Mort en protégeant sa reine ». Loin d’être un retournement, l’itinéraire de Jaime vers Port-Réal et Cersei est encore teinté de cette morale singulière, comme l’exprime aussi l’aide que lui apporte en dernière minute son frère Tyrion dont la peine est communicative lorsqu’il découvre les cadavres des jumeaux Lannister ; pour beaucoup, la dernière larme versée sur GoT (j’ai pour ma part été inexplicablement bouleversée par le retour de Jon au Mur).

Et qui eût cru il y a quelques années qu’un jour nous spectateurs de GoT aurions le cœur tout serré de la mort de Cersei et Jaime Lannister, écrasés dans l’effondrement de Port-Réal ? D’accord peut-être pour Jaime, dont on a vécu la réhabilitation morale au fil des saisons ; mais la terrible Cersei, l’ennemie à abattre de toujours, qu’Arya avait en tête de liste ? Il en est toujours ainsi de GoT, et de sa capacité à retourner ses fans, y compris contre la série elle-même. Ce génie n’est pas tant dans les fameuses surprises qu’ils imaginent se ménager que dans des transformations longuement préparées : Jaime moralement éduqué et anobli par la rencontre avec Catlyn, puis Brienne ; la jeune Arya en tueuse furtive et redoutable ; la petite chouchoute Daenerys en monstre… Tout cela est là depuis le début, dans les détails auxquels la série nous aura aussi éduqués à voir. Le plaisir de GoT se fonde sur son exploitation des capacités d’attention des spectateurs, qu’elle aura mobilisées et développées toutes ces années. Dans la tristesse de voir se clore le show, une compensation est qu’on en finisse avec la phobie collective du spoiler (et qu’on ne me dise pas qu’il faudra maintenant éviter de spoiler à ceux qui n’ont pas encore vu la série). On peut espérer aussi que le plaisir – qui sera bien évidemment inentamé pour les spectateurs – à revoir GoT sera une leçon de plus.

GoT, expérience personnelle augmentée

La caractéristique de GoT depuis le début est certes qu’on peut s’y attendre à tout, dans la narration et… de soi-même et de ses propres réactions, et qu’on s’y surprend soi-même dans la variété des personnes et des situations qui est offerte. Cela fait de la vision d’une série une expérience personnelle augmentée. GoT a permis d’en finir avec la conception dévalorisante de la série comme « miroir » d’une société, tout en étant profondément réaliste par son humanité et ses personnages.

Il n’est jamais facile de se séparer d’une série, on l’a constaté récemment et de façon plus inattendue avec The Americans ; pour GoT c’est particulièrement impossible, étant donnée l’attente structurelle à la série et l’attachement profond des spectateurs aux personnages de la saga. Paradoxalement c’est cet attachement qui a suscité l’idée que tous ou presque allaient mourir dans un bain de sang digne de la saison 3 de GoT. Comme si, psychopathe imaginaire, on préférait perdre ses héros préférés dans un massacre que de les imaginer continuer à vivre sans nous. Winter is coming a pris un sens nouveau et concret ; et non ce n’est pas le changement climatique, c’est ma vie sans GoT qui se profile ! Et c’est l’anxiété de la perte qui s’est exprimée ces dernières semaines dans les vitupérations des fans contre les derniers tournants.

Ces derniers épisodes, apparemment bâclés par endroits dans l’accélération très cinématographique vers la conclusion, ont de fait pris leur temps ; ils ont été constamment l’occasion de méditations et de dialogues et n’ont certes jamais manqué de réflexivité, la série revenant sur elle-même de façon très claire au dernier épisode : le nain Tyrion, dans un moment tout shakespearien, faisant l’éloge devant son auditoire scotché de chefs de Westeros de ce qui rassemble et fait vivre les humains : les grands récits. Les adieux répétés durant la saison et au cours du dernier épisode, figurant les nôtres. Le grimoire qui retrace prétendument toute l’histoire — présenté lors d’une hilarante scène de conseil où on voit que celui qui est sur le trône, c’est bien Tyrion, et rien ne saurait nous faire plus plaisir. Le grand livre des chevaliers, où Brienne récemment promue complète la page Wikipedia de Jaime. Tyrion, notant qu’on l’a beaucoup entendu, nous rappelle aussi que GoT est une série tissée de conversations, qui demeurent sa véritable forme de vie.

Mais il rappelle aussi, et réflexivement encore, remettant le spectateur frustré à sa place, que le dénouement se passe dans une writer’s room : car c’est bien ce qui est figuré dans le rassemblement des huiles de Westeros, vers la fin, se demandant comment tout cela va se terminer. On croit voir les showrunners Benioff et Weiss mettant leur équipe au travail sur les compromis acceptables par le public. Finalement, les huiles/scénaristes nomment Bran Stark, certes pour en finir avec le pouvoir héréditaire, mais surtout parce qu’il aurait la plus extraordinaire « histoire ». Comme GoT, tiens. Dans bien des films de genre, c’est le genre qui décide à lui seul la conclusion. Dans le genre de série qu’est devenu GoT à soi seul, c’est la série qui produit sa conclusion et se donne sa propre fin, telle Buffy décidant à la 7e saison de mettre fin à la prophétie qui désigne une Tueuse par génération ; et par là à la série.

En l’occurrence c’est Drogon, le dernier bébé survivant de Daenerys, qui met fin à la série, en liquéfiant LE trône de fer (après avoir vitrifié toute la ville et ses habitants à l’épisode précédent, sans plus d’explication). La fonte contre la fondation. Et c’est aussi la politique qui reprend le dessus à la fin. C’est sa dérive fasciste qui va sceller le sort de Daenerys, mais aussi le destin de Jon, contraint de l’éliminer et ensuite marginalisé. Il était donc approprié que le climax de la série, la vraie conclusion du jeu des trônes par destruction de son objet même, ne revienne à aucun humain — mais à Drogon, que Bran aura l’obsession ensuite de retrouver.

Après la destruction par le feu du mythique trône, au singulier dans le titre de l’ultime épisode, il va falloir trouver une issue, politique. On a beaucoup épilogué sur le choix de Bran, personnage assez vague surtout dans cette saison. Il est logique, et éthique après l’évolution terrifiante de Danaerys, qu’on donne le pouvoir à celui qui non seulement suivant un thème philosophique connu (c’était le cas de Jon) n’en veut pas, mais surtout ne souhaite pas l’exercer, comme cela apparaît clairement à la fin ; et surtout pas pour le bien de l’humanité. Clairement le mal de Daenerys est de se considérer du côté du bien, au point qu’elle se donne pour tâche de « libérer » (= de nettoyer) toute la terre. Partout où elle va, dit Tyrion, chargé dans l’épisode de redonner du sens à tout et notamment d’expliquer au public l’évolution de Daenerys ou plutôt pourquoi elle était inscrite dans le personnage, « des hommes mauvais meurent, et nous nous en réjouissons. Et elle en devient plus puissante et plus certaine d’être bonne et juste ». La politique nouvelle prônée par Tyrion sera minimalement de reconnaître que celui qui croit être du côté du bien n’y est jamais. Se croire bon, dans le juste et le bien, tel est le crime, dont Dany sera punie ; c’est le moralisme et c’est la leçon de GoT. Pour le spectateur qui lui aussi s’est excité des victoires de la Khaleesi, justifiant sa mégalo.

La magnifique conclusion paraît bouclée, traçant les destins de chacun, couronnement de Sansa, départ d’Arya vers l’Amérique, retour de Jon au Mur, et au-delà. Mais ces destins sont une séparation. Réunis sur une dernière image pour leurs adieux, ils sont ensuite filmés en strict mouvement parallèle, sur des lignes qui ne se rencontreront plus. C’est bien une image de la séparation, non comme événement ponctuel mais comme état essentiel. Avec le retour de Jon Snow à son – notre – point de départ, chacun de nous est ramené à soi, comme à l’individualité mystérieuse de ces héros finalement opaques.

Il y aura eu des moments comiques dans les 8 saisons de GoT. Mais guère dans cette dernière saison, toute préoccupée du bouclage ; sauf dans le E2S8 où les auteurs ont pris leur temps pour laisser les héros rigoler un peu dans ce qui aurait été en principe leur dernière nuit. Il aura fallu attendre le dernier épisode pour un gros rire, le moment où les leaders de Westeros réfléchissent à leur gouvernement et où le brave Samwell Tarly va jusqu’à proposer que le peuple puisse choisir ses chefs, étant également concerné par les actions des grands : comme le montre le massacre des habitants ordinaires de Port Réal un épisode avant. Tout le monde après un moment de perplexité est mdr, même les féministes dames Stark y vont de leur sourire gêné. On a appelé cela sur internet le moment démocratie « directe », ce qui rappelle à quel point on oublie en ce moment ce qu’est la démocratie tout court. Mais la scène exprime aussi le désir démocratique suscité et porté par Game of Thrones, qui a su à la fois unifier et représenter des publics divers et produire une éducation morale à grande échelle ; à l’ancienne en quelque sorte, sur la longue durée de nos existences de spectateurs. Il y a bien un avant et un après GoT.

Cet article a été publié pour la première fois le 10 juin 2019 sur AOC.


Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Alep, Syrie 1975/2019

Par

L’été 1975, Eric Marty avait tout juste 20 ans. Avec un ami, disparu depuis, ils ont décidé sur un coup de tête de partir pour la Syrie. Ils ne savaient rien, ou si peu, du pays où ils se rendaient. Ils y ont... lire plus