Rediffusion

Une langue en flammes – à propos de La vie n’est pas une biographie de Pascal Quignard

Critique et universitaire

Ouvrir La vie n’est pas une biographie, nouvel opus de Pascal Quignard, c’est éprouver l’étrange sensation d’être immédiatement plongés dans la même écriture, au milieu d’une séquence qui a déjà commencé depuis longtemps et qui, pourtant, sans cesse recommence. C’est une nouvelle fois la chance de se retrouver face à l’une de ces rares œuvres qui se laissent contempler à marée haute. Rediffusion du 23 avril 2019.

Ouvrir un livre de Pascal Quignard, fût-il nouveau, c’est toujours entrer dans une œuvre qui est déjà là, qui nous précède autant qu’elle se précède elle-même. Chacun de ses thèmes, de ses motifs ou de ses arguments, s’inscrit désormais dans une écriture au long cours qui déborde largement les cadres qu’elle semble s’imposer et les nouveaux titres qu’elle feint – encore – de décliner.

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Qu’y a-t-il, en effet, de si différent entre L’Enfant d’Ingolstadt (Grasset), Angoisse et beauté (Seuil) ou encore Bubbelee (Galilée), tous trois parus l’année dernière et qui évoquent, a priori, des objets éloignés ? Peu de choses, à vrai dire. L’œuvre se reprend sans cesse dans un même geste continué, redéploie ses obsessions structurantes et mise sur un élan créatif, libre de toute frontière générique, qui tâche de rendre sensible le mouvement erratique de la pensée, à travers ses enchaînements imprévus, ses brisures et ses bifurcations. Ainsi, plus le temps passe, plus il semble difficile de vraiment isoler un « nouveau » livre de Pascal Quignard : de tomaison en tomaison, de chapitre en chapitre, de page en page, nous avons l’étrange sensation d’être immédiatement plongés dans la même écriture – à chaque entame de livre, nous sommes toujours, comme à l’ouverture des grandes épopées, in medias res : sans préalable, nous nous retrouvons au milieu d’une séquence qui a déjà commencé depuis longtemps et qui, pourtant, sans cesse recommence.

Ce temps presque immobile de l’œuvre, devenu étale comme une pleine mer, est peut-être ce qui caractérise au mieux l’écriture d’un écrivain, quand celle-ci atteint toute sa mesure. Et quand, à la dynamique évolutive, progressive, elle préfère l’involution en se choisissant pour seul art poétique l’enroulement sur elle-même. C’est là certainement ce qu’il faut comprendre par l’écriture intransitive dont parle Roland Barthes et qui qualifie l’activité d’écrire lorsqu’elle est à soi-même son propre objet. L’œuvre devenue intransitive, c’est l’œuvre curieusement désœuvrée : c’est l’œuvre sans but, sans destination avouée, indifférente au temps éditorial et médiatique, affrontée à elle-même, soustraite aux mots de la tribu et à leur étrange injonction. Elles sont peu nombreuses ces œuvres qui se laissent contempler à marée haute. Mais leur beauté sans remous est alors extrême.

De cette poussée sans cesse active de l’origine en nous – de ce qu’il appelle le Jadis – Quignard se veut le cartographe, l’arpenteur et le poète.

La juste appréhension du dernier livre de Pascal Quignard, La vie n’est pas une biographie (Galilée), devra donc tenir compte de ce temps si singulier qu’on vient d’évoquer. Elle composera avec lui pour mieux mesurer ce qui s’y continue, et ce malgré l’inscription d’un nouveau titre et les rabats d’une nouvelle couverture. Car, ce qui d’abord s’y poursuit, obstinément, c’est cette volonté farouche qu’a l’auteur de se « jeter amont », comme il l’annonce, encore une fois, dès l’ouverture de son livre : « Il s’agit ici, dans ces pages, d’un étrange jeter “amont”. L’expression “se jeter amont” signifie, chez les rapaces, se “soutenir en l’air”, au plus haut de l’air, parfaitement immobile, contre le vent. » (14) L’image – qui convoque les motifs croisés du surplomb (l’à-pic du rapace) et de l’antécédence (l’origine de la source) – caractérise en profondeur un projet d’écriture qui, depuis près de vingt ans, n’a plus qu’un seul et même thème revendiqué : la mémoire, en l’homme, de tout ce qui demeure en amont de sa vie consciente et qui échappe à son effort de nomination (le désir, la sexualité, l’empreinte animale, le rêve, le traumatisme, l’effroi, la nostalgie, la prédation, la fascination).

De cette poussée sans cesse active de l’origine en nous – de ce qu’il appelle le Jadis – Quignard se veut le cartographe, l’arpenteur et le poète. Cartographe, il en dessine les zones frontières, les états particuliers par lesquels il se manifeste sous quelque rémanence que ce soit ; arpenteur, il en mesure, à l’échelle des arts, des langues et de la littérature mondiale, les ondes de résonance ; poète, il en tente une approche consciemment déceptive, à l’instar d’Orphée qui ne peut se retourner sur ce qui revient qu’au risque de le perdre : le Jadis, de la même manière, comme il est d’essence anté-linguistique, ne trouve à se dire que dans le sentiment de sa propre déprise ; ce caractère innommable, souverain en regard de la raison, est ce qui donne aussi à l’œuvre en cours son mouvement d’éternel retour, de reprise infinie.

Si donc, encore une fois, Pascal Quignard se propose de parcourir ces petites dépressions originaires qui jalonnent de part en part le cours de nos existences, il le fait cette fois-ci depuis la région la plus reculée qui soit, depuis cette « jetée » – pourrait-on dire – qui pénètre loin en amont de la vie consciente et qui a trait à la nuit, aux rêves et à la pulsion hallucinatoire. « L’existence nocturne – nuit, sommeil, rêve, songe – est de plus en plus, dans l’existence que je mène, la grande vie influente », confesse-t-il (103). Et l’ouvrage, dans son entier, est logiquement placé sous le patronage tutélaire de toutes ces divinités, grecques ou latines, qui veillent sur le royaume des nuits, en le recouvrant de leurs grandes ailes bleues (Hypnos, bien sûr, mais aussi Morpheus, Oneiros ou Nyx). C’est que, pour Quignard, il existe dans le lieu, un autre lieu, un ailleurs, une trappe ouverte sous la vie sociale et linguistique, dans lequel, chaque nuit, l’homme fait sécession et refusionne avec un autre temps, plus ancien, où se meuvent les phantasmes, les revenants, les peurs et les désirs les plus archaïques, les formes et les visions les plus honteuses aussi. Ces images involontaires, qui chaque nuit reviennent visiter le dormeur, sont le témoignage direct de l’appartenance de l’homme au régime animal, étant donné que, comme la plupart des mammifères, il lui est impossible de réfréner cette activité nocturne, totalement déconnectée et incohérente au regard de la pensée articulée.

Le mot de « rêve » – patiemment détissé à l’occasion d’une analyse étymologique mi-savante et mi-poétique – est alors la porte d’entrée pour une défense de la vie errante, pierre d’angle du livre, et credo sans cesse réaffirmé de l’écrivain : « Rêver a longtemps signifié dans notre langue errer. La forme esver, puis êver, condense exvagari, exvaguer, et renvoie dans sa formation aux formes concurrentes et plus anciennes : divaguer, vagabonder. Il y eut aussi un “endêver” au sens de délirer, de quitter le sens, qui, lui, ne s’est pas affirmé. » (37) Errer, c’est rester fidèle à cet instant source où rien ne s’oriente encore et où tout rebondit de façon désordonnée ; c’est défendre le droit au vagabondage et à l’inconséquence quand tout appelle au droit chemin ; c’est savoir écouter le faux qui gît au fond de toutes les constructions rationnelles et qui ne sont que des mises en ordre rassurantes, opérées après coup par le langage.

Dans Sur le Jadis (Grasset, 2002), déjà, Pascal Quignard faisait du chevalier errant la figure centrale qui était censée le guider dans sa volonté farouche d’avancer un peu plus profondément « les yeux fermés à sa propre nuit » ; dans La vie n’est pas une biographie, c’est l’errance d’Ulysse qui lui tient lieu de modèle dans sa recherche de la vie vague. On comprend alors un peu mieux le titre de ce nouveau livre : toujours écrite dans la visée de l’aval (selon le schéma téléologique qui trouve, dans la mort, l’occasion de récapituler un destin, en lui donnant une forme cohérente sous l’aspect d’un récit linéaire), toute biographie tourne le dos à cette dimension non médiatisable qui est précisément située en amont de toutes nos actions (la vie comme imprévisibilité pure, comme succession désordonnée de désirs, comme héritage involontaire d’empreintes qui viennent de plus loin que soi). La vie détachée de l’illusion biographique, c’est la vie rendue à tout ce qui en elle n’est pas récitable.

La « bibliothèque » de Pascal Quignard vaut pour un immense palimpseste : sous les mots, sous les mythes, sous les langues, sous les arts, il s’agit toujours de retrouver la page blanche de l’origine.

Vivre sa vie, pour Pascal Quignard, c’est donc choisir Hypnos contre Mythos. Cela suppose un art de la rupture qui a peu d’équivalents dans notre littérature. Trop souvent, par paresse intellectuelle, on classe cet écrivain dans la catégorie des écrivains lettrés, parmi ceux qui font œuvre depuis une vaste érudition, au mépris de toute forme de compromission ou d’engagement dans le monde. Cela exonère à peu de frais d’affronter cette écriture pour ce qu’elle est : on la juge élitiste, rhétoricienne, herméneute et souvent inconséquente dans les connaissances qu’elle déploie. Mais ce qu’on ne répète jamais assez, ou qu’on mesure trop peu, c’est que toute l’entreprise de savoir qu’elle échafaude – savoirs philologique, mythologique, étymologique, philosophique, grammatical – est, dans le même temps, obsédée par les formes de son vide. Rien de ce qu’elle construit n’est motivé par un vœu de capitalisation, bien au contraire : il s’agit, à travers l’exercice le plus aigu de la pensée, de ruiner sa place forte, de retrouver son envers.

Ainsi, la « bibliothèque » de Pascal Quignard vaut pour un immense palimpseste : sous les mots, sous les mythes, sous les langues, sous les arts, il s’agit toujours de retrouver la page blanche de l’origine, la part la moins cultivée et la moins culturelle qui soit. Dans un geste paradoxal, c’est donc par un effort d’inscription continue – certes de plus en plus fragmentaire, de plus en plus démembrée, de plus en plus erratique –  que l’auteur cherche à effacer l’empreinte, celle-là même qu’il associe à la langue imposée, aux croyances en tous genres, à l’identité sociale, à la dépendance communautaire. En ce sens, l’œuvre de Pascal Quignard est une grande œuvre politique : elle est un appel permanent à la reconquête de la partie la plus émancipée de soi ; elle est une arme mythographique retournée contre toutes les formes d’aliénation mythologique. Ce n’est pas une langue flamboyante que la sienne – langue drapée du grand écrivain, langue éclatante des salons littéraires –, c’est une langue en flammes, jetant au bûcher chacune de ses racines pour en libérer un grand feu de joie.

« Hypnos devint feu », écrit René Char en ouverture de ses Feuillets d’Hypnos. Dans cet éloge singulier de la vie ensommeillée, de la vie vague et vagabonde, Pascal Quignard nous rappelle à cette évidence : le sommeil de la raison est la grande puissance vigilante. C’est elle qui veille, tandis que nous dormons, à noircir le récit que nous nous inventons chaque jour à nous-mêmes.

Pascal Quignard, La vie n’est pas une biographie, Galilée, 192 pages.

Cet article a été publié pour la première fois le 23 avril 2019 sur AOC.


Mathieu Messager

Critique et universitaire, Maître de conférences à l'université de Nantes