Rediffusion

Saint Ambroise remix – sur La trace et l’aura de Patrick Boucheron

Écrivain

Loin d’être cette amulette figée qui danse sous les rétroviseurs ou prend la poussière dans des salons de nos grands-parents, le saint est une figure ductile, un récit sans cesse échantillonné, reprisé, ravaudé, que ce soit pour étayer des discours, consolider un pouvoir ou polariser les foules. Pour dire les vies posthumes d’Ambroise, l’historien Patrick Boucheron n’avait d’autre solution que se faire DJ. Rediffusion du 5 mars 2019.

Officiellement, Patrick Boucheron est historien, professeur au Collège de France, intellectuel engagé, etc. Bref, un personnage public. En réalité, comme l’illustre son dernier livre, il est DJ. Lire ses  « Vies posthumes d’Ambroise de Milan » procure en effet le même plaisir que de pénétrer dans un local encombré de bac de disques et d’écouter le maître des lieux enchaîner à toute vitesse sur sa platine de vieux 33 tours de soul, puis les maxi de rap qui les samplent et, enfin, les beats d’électro créé à partir de ce double amalgame. La sainteté est un grand mix qui enchaîne les auréoles comme autant de galette vinyle.

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Car loin d’être ces amulettes figées qui dansent sous les rétroviseurs ou bien prennent la poussière dans des salons de nos grands-parents, le saint est une figure ductile, un récit sans cesse échantillonné, reprisé, ravaudé, que ce soit pour étayer des discours, consolider un pouvoir ou polariser les foules. Star en puissance, chaque saint se vit comme l’héritier, presque la réincarnation, d’une figure établie. Ainsi chez les Thérèse, Lisieux copie Avila, tandis que les Jacques, qui sont tout de même vingt-six en tout, les bienheureux se décalquent à la chaîne. Tout ceci sans plagiat : chez les saints, l’emprunt, la reproduction, est complètement assumée, explicitement mis en avant. A Milan, après Ambroise (340-397), évêque et docteur de l’Église, viendront Aribert d’Intimiano et Charles Borromée qui, comme l’écrit Patrick Boucheron, ne se contenteront pas d’imiter le saint Patron de la ville : chacun d’entre eux sera Ambroise, et convoquera les gestes et les dires du saint évêque pour faire face aux défis de leurs temps. La sainteté est une scène, et un répertoire.

Mais c’est aussi un registre : durant tout le Moyen Âge, montre Boucheron, on ne cesse d’improviser Ambroise comme si le personnage était un clavier d’orgue compliqué de pédale et d’appel pour permettre de multiplier les jeux. Sous-titré  « la trace et l’aura », son livre piste les harmoniques d’Ambroise, ces notes spectrales qu’émet le saint milanais par-dessus les fondamentales de chaque époque, et ce pendant plus de dix siècles. Car avant d’être un personnage historique, le saint est un récit. L’existence réelle de François, Martin et, donc, Ambroise, importent bien moins que la narration de leurs hauts faits (j’assume l’entière responsabilité de cette généralisation sans doute hâtive, qui ne figure pas dans le livre de Patrick Boucheron mais que je crois néanmoins juste). Et c’est cette histoire, et elle seule, qui est agissante : François, Martin et Ambroise n’existent que parce que Thomas de Celano, Sulpice Sévère et Paulin de Milan ont écrit leurs vies et fixé leur mythe.

L’auréole est d’abord une couronne de mot, le corps saint un corps de lettres et de papier. Suivre le cours de l’interminable florilège de la mémoire ambroisienne, c’est étudier les milles inventions, au sens à la fois musical et fictionnel, de son histoire, c’est montrer comment une légende se dore et se pique, se déforme et s’anamorphose. Au gré des alliances qui chahutent Milan et des régimes qui se succèdent dans la capitale lombarde, la geste d’Ambroise ne cessera de s’enrichir d’épisode nouveau, d’apparition venant opportunément renforcer un clan milanais contre un autre, de symboles destinés à devenir des bannières mais également de digression qui, privée de référents par le passage des siècles, prennent l’arbitraire des contes. C’est notamment le cas d’un épisode aussi absurde que merveilleux que rappelle Boucheron, celui de l’apparition de Saint Ambroise à l’enterrement de son homologue tourangeau, Martin, séquence particulièrement invraisemblable puisque les deux évêques sont morts la même année, en 397.

Pour entendre les échos parfois imperceptibles d’Ambroise sur la très longue durée, Boucheron emprunte plus à la théorie littéraire qu’à la pensée historique. Il cite abondamment Roland Barthes, Carlo Ginsburg, Giorgio Agamben et jusqu’à Umberto Eco, auteur d’une irrésistible étude sur les techniques de citation au Moyen Âge, assimilée aux méthodes de tissage (in « Écrit sur la pensée au Moyen Âge »). Car les documents qu’il étudie sont moins des archives que des textes, des récits, des tableaux, des sculptures et des plans. Si le saint polarise la vie publique, il ordonne également la cité, et pas seulement parce qu’il donne son nom aux rues et fait proliférer sa figure au coin des maisons. Non : les artères du saint sont celles de la ville. Ambroise sauve la basilique de Milan en y exhumant deux corps saints, ceux de Gervais et Protais, assurant ainsi l’inviolabilité du lieu. Enterré à leur côté, Ambroise continuera à agir sur la ville par en-dessous, intervenant dans la distribution des place et la clôture de l’espace au rythme des intercessions que lui adresse les vivants.

Mais surtout, et nous voilà revenu sur les platines du grand mix des auréoles, Ambroise agit par la musique. Inventeur de ce que l’on appelle le rite ambroisien, qui est à la fois une manière de séquencer le rite et chanter les hymnes, le saint patron de Milan inaugure rien moins que l’antiphonie, c’est-à-dire le chant à plusieurs chœurs (par opposition à l’alternance récitant/fidèle, qui avait cours jusque là). Et cette spécificité ambroisienne perdurera durant tout le Moyen Âge au côté du rite grégorien alors que, dans le même temps, les liturgies espagnoles, par exemple, seront totalement éclipsées. Situé tout la fin du livre, le chapitre sur les hymnes est, pour les non historiens,  l’un des plus stimulant car on y voit très clairement, sans doute de manière plus nette que dans les passages consacré à l’utilisation du saint dans la vie politique milanaise, comment agit le ferment ambroisien dans l’enceinte d’un corpus. Il faut lire ce chapitre en écoutant le disque que l’ensemble Organum de Marcel Pérès à consacré aux chants de l’Église Milanaise (éditions Harmonia Mundi) puis poser le livre et écouter l’écho de ces hymnes se réverbérer sous la voûte des siècles jusqu’aux ornementations de l’Ars Nova et aux motets délicieusement surchargés de Josquin Desprez.

Cet article a été publié pour la première fois le 5 mars 2019 sur AOC.


Philippe Vasset

Écrivain