Rediffusion

L’image manquante du Globe – sur Le Théâtre du Monde de Frances Yates

Historienne des sciences

Avec Le Théâtre du Monde, hommage au fantomatique Théâtre du Globe paru en 1969, Frances Yates est venue bouleverser les études shakespeariennes, l’histoire du théâtre mais aussi celle de l’architecture et des sciences… Ce grand livre paraît enfin en français et c’est un événement éditorial. Rediffusion du 30 septembre 2019.

« Voyez les ruines du monde ! », s’exclama le dramaturge Ben Jonson en découvrant les débris calcinés du premier Théâtre du Globe après son incendie en 1613. À quoi ressemblait le fameux théâtre de Shakespeare ? On possède des gravures et des plans de théâtres voisins, mais rien de précis sur le Globe lui-même. Marqué par des destructions et reconstructions successives, le légendaire théâtre n’a laissé aucune image. Tel est le point de départ de l’enquête qu’entreprend l’historienne Frances Yates (1899-1981) à la recherche des sources architecturales, scientifiques et philosophiques du mythique théâtre. Car ce qui peut sembler une simple question technique d’histoire du théâtre ou d’histoire de l’architecture est en réalité une énigme philosophique et historique qui plonge ses racines dans la magie naturelle et l’hermétisme renaissants.

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Le Théâtre du Monde, paru en 1969 et publié pour la première fois en français chez Allia en cette rentrée, n’est pas un ouvrage d’histoire du théâtre, mais la dernière pierre du grand édifice de Frances Yates, le dernier opus d’un triptyque comprenant Giordano Bruno et la Tradition hermétique (1964) et L’art de la mémoire (1966). Les trois livres composent une magistrale fresque sur l’origine et l’influence de la pensée hermétique-cabalistique et hermétique-alchimique de la Renaissance.

L’histoire du Théâtre du Globe est bien connue : construit en 1599 à partir des matériaux d’un théâtre plus ancien (The Theatre), il appartient à six acteurs de la troupe des Chamberlain’s men (les frères Burbage, William Shakespeare lui-même, et trois autres acteurs de sa troupe). Il est reconstruit après l’incendie de 1613 puis fermé et démantelé au moment de l’interdiction des théâtres par les Puritains en 1642.

La forme exacte du Globe reste, en revanche, un mystère. Les chapitres centraux du livre sont consacrés à la reconstitution du plan du Globe à partir de sources rares, hétérogènes, incertaines : quelques contrats de menuisier, le plan d’un théâtre voisin, des vues de Londres contradictoires, représentant des théâtres tantôt ronds, tantôt octogonaux, le récit d’une voisine ayant observé les ruines des fondations au siècle suivant… Pourquoi donc personne ne s’est donné la peine de faire un croquis de ce lieu qui représente pour nous le cœur mythique du théâtre élisabéthain ? Comment a-t-on pu perdre le plan d’un des bâtiments les plus importants de l’histoire du théâtre occidental, qui a passionné des générations d’historiens du théâtre et de l’architecture ? Image perdue, enfouie, du lieu où Shakespeare créa et joua ses plus grandes pièces.

Dans ces pages qui témoignent de la passion des historiens, non démentie depuis deux siècles, pour ce lieu disparu, on voit se construire le lent travail de la conjecture historique, qui se nourrit, dans le cas de Yates, moins des traces (elles sont presque inexistantes, même si l’on a retrouvé après la disparition de Yates, en 1989, quelques pierres des fondations), que d’une connaissance profonde du contexte intellectuel d’une époque.

Ainsi s’explique l’étonnante structure du livre, qui accorde une place considérable au portrait haut en couleur d’un mage mathématicien à la réputation de sorcier : John Dee, sorte de Dr Faust anglais. Yates le dépeint en homme universel de la Renaissance, à la tête d’une des bibliothèques les plus extraordinaires de son époque (plus de 4000 ouvrages, allant de l’astronomie au théâtre, de l’occultisme aux mathématiques) et entreprend de le faire sortir des limbes de l’histoire où il avait été longtemps relégué, au motif qu’il fréquentait Edward Kelly, alchimiste autoproclamé et charlatan notoire (qui affirmait avoir trouvé le secret de la pierre philosophale, de la transmutation du plomb en or et de la vie éternelle).

Ces pages sont parmi les plus passionnantes du livre, qui font surgir cette figure méconnue (mais plus importante que Bacon, soutient Yates), et tout un monde intellectuel dans lequel les mathématiques, la magie naturelle (l’art de maîtriser les phénomènes de la nature par les mathématiques), la religion, la philosophie, la technique et les arts sont indissociables. En 1570, John Dee rédige une préface à la traduction des « Éléments » d’Euclide.

Dans ce lieu issu de la tradition vitruvienne sont réunies la géométrie, la magie, la musique, la mécanique, les mathématiques et l’architecture.

Cette préface, qui inclut de longs passages de Vitruve et d’Alberti, est un texte central pour comprendre l’évolution des arts mécaniques et techniques de la fin du XVIe siècle anglais. Car c’est par la préface de Dee que se transmettent et se diffusent les théories de l’architecte Vitruve chez les artisans et ingénieurs de l’Angleterre élisabéthaine. Relue et réinterprétée par Yates et resituée dans le contexte de l’atmosphère intellectuelle des dernières décennies du XVIe siècle, la tradition magique et hermétique apparaît alors comme un maillon essentiel entre la Renaissance et ce qu’on appelle la révolution scientifique du XVIIe siècle.

Ceux qui s’intéressent aux mathématiques et à l’architecture dans l’Angleterre de la fin du XVIe siècle sont des mages comme John Dee : des philosophes hermétiques férus de machines, d’automates, de vols aériens et autres phénomènes extraordinaires. C’est là que se noue le lien originel entre renouveau vitruvien, philosophie hermétique, et technique.  John Dee, également constructeur de machines de théâtre, se passionne pour la « thaumaturgique », ou science des miracles. « La Thaumaturgique », écrit Dee, « est l’art mathématique qui prescrit un certain ordre pour accomplir des choses étranges, appréhendées par les sens, et qui font s’émerveiller grandement ceux qui en sont témoin. » Cet art consiste en dispositifs mécaniques produisant des effets qui semblent magiques. Dee l’apprend à ses dépens : il construit une machine volante pour la représentation d’une pièce à Trinity College, Cambridge, parvient à la faire s’envoler, chargée d’un acteur, jusqu’au plafond du grand Hall… et traînera ensuite toute sa vie une réputation de sorcier.

Les mages, ces connaisseurs des phénomènes prodigieux de la nature et des moyens de les reproduire, sont d’ailleurs les principaux fournisseurs d’« effets spéciaux », comme on ne dit pas encore,  dont les théâtres et les spectateurs sont friands à la fin du XVIe siècle. Comprendre et reproduire les prodiges, telle est le désir commun des savants et des ingénieurs-scénographes de la fin du 16e siècle : « La magie théâtrale, autrement dit l’illusion, et la magie scientifique, autrement dit la technologie, étaient des activités liées entre elles jusqu’à se confondre. » En démontrant l’origine commune, vitruvienne, de la magie théâtrale et de la magie scientifique, de l’illusion et de la technique, Yates renouvelle profondément la compréhension des débuts de la science moderne.

Après avoir démontré l’importance de Dee et avoir établi son lien étroit avec le vitruvianisme, la philosophie hermétique et le monde du théâtre, l’historienne avance un argument en forme de coup de théâtre : ce vitruvianisme anglais s’est probablement matérialisé dans un bâtiment nouveau, le premier théâtre en bois construit à Shoreditch par James Burbage en 1576, modèle du Théâtre du Globe de Shakespeare.

C’est donc en donnant toute sa place à la tradition vitruvienne anglaise, teintée d’hermétisme et de savoir-faire artisans, que Yates parvient à reconstituer l’image disparue : « Le Globe est l’un des théâtres apparus à Londres dans l’atmosphère de vitruvianisme populaire impulsée par Dee ; il est quasi certain qu’il a dû ambitionner d’exprimer en termes de géométrie symbolique les rapports à l’homme, au cosmos et à Dieu qui sous-tendaient l’architecture de la Renaissance. C’est en suivant ces courants de pensée que l’on a le plus de chance d’aboutir à un plan plausible du Globe, plutôt qu’en brodant des détails techniques imaginaires à partir d’indices insuffisants. » Le coup de force du livre (et sans doute la raison pour laquelle il a été tant boudé) est de proposer des images là où elles manquent : Yates reconstitue un plan conjectural du théâtre du Globe à partir de la théorie vitruvienne des proportions et de sa connaissance du corpus hermétique.

Le Globe, « ce théâtre du monde qui exprimait l’univers dans son plan même » réunissait dans son architecture les proportions harmonieuses du macroscosme et du microcosme : « Un théâtre exprimant dans son plan, par un symbolisme géométrique simple, les proportions du cosmos et celles du corps humain, la musique des sphères et l’harmonie de l’homme : voilà certes un théâtre qui eût été un véhicule digne du génie de Shakespeare. » Dans ce lieu issu de la tradition vitruvienne sont réunies la géométrie, la magie, la musique, la mécanique, les mathématiques et l’architecture – les « arts vitruviens », comme les appelle Yates. On conçoit qu’un tel lieu devait posséder des propriétés singulières, permettant de se transporter par l’imagination dans n’importe quel temps ou espace. Un théâtre du Globe, littéralement, parce qu’il permettait de convoquer, par la parole, le jeu des comédiens et le rituel du théâtre, le monde tout entier. Mais Frances Yates ne s’arrête pas là.

Yates redonne une place centrale au théâtre comme lieu à la fois symbolique et matériel.

Dans le chapitre suivant, elle comble un autre blanc, une autre énigme historique : la scène et le mur de fond du théâtre de Shakespeare, en faisant l’hypothèse que Robert Fludd (autre mathématicien et alchimiste à la réputation sulfureuse) s’en était servi comme modèle de scène de théâtre dans son Histoire du Macrocosme & du Microcosme. Un plan conjectural du Globe, une image possible de sa scène : tel est le cœur du livre, tout entier construit autour de ces documents manquants.

En éclairant le Théâtre du Globe à la lumière du renouveau vitruvien, Yates en offre une interprétation totalement renouvelée : celle d’une « adaptation originale, audacieuse du théâtre antique », plutôt que le résultat de pratiques médiévales coupées de toute la réflexion architecturale de l’époque.

C’est aussi à une profonde relecture de Shakespeare qu’elle invite : une œuvre qui ne peut se comprendre, d’après Yates, qu’au sein de ce Théâtre du monde associant Microcosme et Macrocosme : « Shakespeare devait voir dans son théâtre la forme même de l’univers, l’idée du Macrocosme, la scène du monde sur laquelle le Microcosme, l’homme, jouait ses différents rôles (…) Le Théâtre du Globe était un théâtre magique, un théâtre cosmique, un théâtre religieux, et un théâtre d’acteurs, conçu pour exalter la voix et les gestes des acteurs lorsqu’ils jouaient le drame de la vie de l’Homme dans le Théâtre du Monde ».

Publié en 1969, le livre reçoit un accueil mitigé. Sans doute parce qu’il bouleverse à la fois les études shakespeariennes, l’histoire du théâtre, l’histoire de l’architecture et l’histoire des sciences. Dans le domaine de l’histoire du théâtre notamment, Le Théâtre du Monde retrace une généalogie antique, magique et vitruvienne du théâtre élisabéthain, qui n’avait jamais été repérée.

Embrassant l’idéal encyclopédique de l’Institut Warburg qu’elle rejoint dans les années 40, elle fait partie des chercheurs qui ont donné aux sources visuelles la même importance qu’aux sources textuelles, renouvelant ainsi les méthodes et les objets de l’historiographie. Sa méthode, ses sujets, son envergure disciplinaire expliquent son influence durable sur les études consacrées à la Renaissance européenne.

Mais c’est surtout son écriture, riche en rebondissements, en coups de théâtre et en libido sciendi, qui rend la lecture de Yates si passionnante. Il faut saluer la belle traduction de Boris Donné qui fait parfaitement justice au travail de la conjecture, aux rebondissements de l’enquête, aux interrogations et aux doutes de l’historienne qui recompose patiemment les images manquantes à travers un tissage de plus en plus fin de documents et de preuves.

Si certaines de ces hypothèses ont été contestées, ou sont encore discutées par les historiens du théâtre, Yates accomplit dans ce livre un geste majeur : elle éclaire les liens entre les idées et les formes matérielles et spatiales, dont témoigne la naissance des théâtres modernes ; elle redonne une place centrale au théâtre comme lieu à la fois symbolique et matériel, idée du monde et artefact ; elle rappelle que les théâtres sont l’un des lieux où se construit et se rejoue sans cesse notre rapport au monde humain et plus qu’humain.

Frances Yates, Le théâtre du monde, traduit de l’anglais par Boris Donné, Editions Allia, 2019., 320 pages.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 30 septembre 2019 dans AOC.

 


Frédérique Aït-Touati

Historienne des sciences, Chargée de recherche au CNRS

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