Essai

En attendant Kafka, en attendant la décolonisation – sur K comme Kolonie de Marie-José Mondzain

Professeur de littérature anglaise

Dans K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, Marie-José Mondzain s’est intéressée à La Colonie pénitentiaire de Kafka, cette nouvelle où l’on découvre le monstrueux système judiciaire d’une colonie. Empruntant à la littérature, au cinéma, à l’histoire, la philosophe signe un essai « primesautier » et « jubilatoire », qui décolonise l’imaginaire du lecteur, et qui plaide pour toutes les décolonisations.

La Colonie pénitentiaire est un texte souvent commenté de Kafka, écrit en 1914 et publié en 1919. Dans un essai aussi percutant qu’original, K comme Kolonie, Marie-José Mondzain en renouvelle la lecture, au prisme non pas du « décolonial », terme qu’elle goûte fort peu, mais de la « décolonisation ».

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Petit par la taille, mais grand par l’ambition, son livre donne les clefs d’une libération des imaginaires, notamment « impériaux », par la grâce d’une déambulation critique, qui, une fois n’est pas coutume, fait la part belle au croisement entre le fictionnel et le fugitif. À l’heure du post-confinement, un pareil hymne à l’esprit de fuite ne pouvait pas mieux tomber.

Si la lettre « K » était une couleur, elle serait « marron », à l’image du marronnage des esclaves fugitifs, que Mondzain érige en modèles de la pensée buissonnière qu’elle appelle de ses vœux. Elle ne serait pas écarlate, comme l’est la lettre « A » qu’Esther Prynne est condamnée à porter sur sa poitrine, pour cause d’adultère, dans le roman éponyme de Nathaniel Hawthorne. Le « A » de la flétrissure morale, du stigmate honteux, qu’Esther refuse d’endosser du reste, et transforme fièrement à son avantage, en brodant artistiquement la lettre – en en faisant le signe de l’Art.

Elle n’aurait pas davantage de valeur topographique, comme c’est le cas de la lettre « W », dans le roman à coloration autobiographique de Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance (1975). Dans l’un des deux textes qu’imbrique le récit perécien, « W » est le nom d’une colonie olympique, installée sur une île difficile d’accès, que tout désigne, au départ, comme une île impeccablement utopique, et qui révèle, chemin faisant, sa parenté profonde avec l’idéologie nazie et l’horreur concentrationnaire qu’elle aura secrétée.

Et pourtant, « K » tiendrait des deux. K est rouge du crime, de la faute, commise par les condamnés que les aiguilles effilées de la froide machine à punir vident de leur sang jusqu’à les laisser pantelants. Mais une faute, à la différence du roman de Hawthorne, que les condamnés ignorent très largement, et une punition à laquelle ils se soumettent sans broncher.

K, enfin, signe le lieu archétypique où la punition trouve à s’exercer selon des modalités chimiquement pures et de surcroît, superlativement règlementaires. Ce lieu idéalement pénitentiaire, hors le bagne, c’est la colonie, archétype du carcéral. Colonisation allemande, dont l’histoire factuelle et idéologique est ici reconstituée, dans son rôle de propédeutique aux thèses racialistes et esclavagistes, ainsi qu’aux visées capitalistiques appelées à se fondre dans le national-socialisme, quelque temps plus tard.

C’est même ce qui fonde Marie-José Mondzain à grossir le trait, quitte pour cela à rendre ultra-visible le K contenu en filigrane dans la Colonie. Pour parler cette fois comme Henry James, K serait la « figure dans le tapis » compliqué de la colonisation : motif caché mais que tout expose – à condition de savoir ce qu’on cherche. En Kapitalisant (?) la Kolonie, Mondzain fait d’une pierre deux coups : elle règle son compte à l’imaginaire colonial, lequel nous tient encore sous sa loi, tout en faisant de sa lecture de Kafka un plaidoyer en acte pour la « décolonisation. »

Le résultat, bigarré, d’apparence décousue, se lit de façon assez jubilatoire.

Reprenons cela dans le détail. K comme Kolonie, c’est d’abord un double corpus. Corpus de sources primaires. Textes de Kafka, essentiellement en date de la période pendant laquelle s’écrivait La Colonie pénitentiaire, avec la prise en compte de l’amont (L’Amérique) et de l’aval (Le Procès). Mais également le Journal, et autres textes autobiographiques, comme Les Recherches d’un chien, de 1922, « autobiographie canine de Kafka qui pourrait s’intituler Portrait de l’Artiste en jeune chien ». De fil en aiguille, tout le corpus kafkaïen finit par passer dans la machinerie critique, mais ô miracle, « sans être déchiré par mille couteaux et semé à tous les vents » (Journal, 21 novembre 1913). Sans doute un effet de ce que l’auteur du Journal nommait la « main enchantée », et que Marie-José Mandzain n’est pas loin de posséder, tant son habileté de lectrice est consommée.

Corpus de sources secondaires, ensuite. Édouard Glissant et sa Poétique de la Relation donne le ton et imprime son mouvement. Fort de sa caution, Mondzain glisse de Fanon à Achille Mmembe, en passant par Anne Stoler, dont elle s’est beaucoup nourrie, de La Chair de L’Empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial (2013), en particulier. Un livre en appelle un autre, y compris quand il se porte au-devant d’un ouvrage majeur, L’Esprit impérial. Passé colonial et politiques du présent, de l’historien britannique Robert Gildea, qui vient à peine d’être traduit en français. Capitalisme, esclavagisme et racisme constituent aujourd’hui encore la matrice imaginaire de nos façons de penser.

Là-dessus se greffe un double enjeu, biographique et théorique. La théorie, ce sont les études postcoloniales, que Mondzain, en spécialiste reconnue de la genèse « iconocratique » du capitalisme à partir de la culture chrétienne, cultive, mais du bout des lèvres, au profit d’un retour indispensable à la « décolonisation » de base, celle qui n’a pas encore été faite dans les têtes, rappelle-t-elle. La biographie la renvoie à l’Algérie de sa jeunesse, tentée par la désobéissance et s’imaginant menant sa propre guerre d’Indépendance. Une jeunesse algéroise qui rejoint celle qui défile, aujourd’hui, dans les rues, réclamant liberté et démocratie. Mais ceci n’est rien, au regard de la méthode, nourrie de l’énergie fictionnelle de Kafka et attachée à en suivre à la lettre le moindre « saut » « hors du rang des assassins ».

D’où cet essai primesautier – ce n’est pas un hasard si le Montaigne des « Cannibales » y est cité – , attaché à décoloniser le livre, la littérature. En vingt-cinq brefs chapitres enlevés, K comme Kolonie se veut rhapsodique, en ce qu’il procède selon l’esprit du patchwork, tramant une suite de quilts, une mosaïque d’étoffes. Le résultat, bigarré, d’apparence décousue, se lit de façon assez jubilatoire. Esprit de maraude dans les textes et les sources, esprit de marronnage, aussi, quand les lignes de force s’affirment lignes de fuite, « lignes de sorcière », le mot n’est pas prononcé, mais c’est tout comme.

En cela, fuyant les sentiers battus, K comme Kolonie s’inscrit dans la même veine que l’ouvrage, également récent, de l’historienne du cinéma Nicole Brenez, Manifestations. Cette dernière y soutient l’idée que le cinéma n’est pas seulement la « machine à hypnose » qu’on connaît, mais se nourrit de propositions, dont beaucoup restent méconnues, consistant à filmer les révolutions politiques que les cinéastes dont les noms ne nous disent rien ont soutenues. Et de plaider pour que le cinéma révolutionnaire constitue non plus la marge, mais le cœur battant du cinéma tout court. Décolonisation du regard et de la caméra, là aussi.

Pour sa part, Marie-José Mondzain, dont la spécialité, pour le dire une dernière fois, est en lien avec la construction des images, enrôle dans son propre essai cinéastes (Altman, Godard, Pasolini) et films par dizaines.

Kafka, drôle d’insecte monstrueux, sans queue ni tête mais avec deux K à son nom, aura été pour l’auteure comme pour son lecteur, un « phasme ».

En 1998, George Didi-Huberman consacrait un drôle d’ouvrage, censément à de drôles de créatures, des insectes néoptères ressemblant à une feuille, une branche, une écorce, appelés phasmes, mais en fait à toutes sortes de sujets, tirés de l’histoire de l’art, son domaine de prédilection, d’apparence mineure, incongrus et sans queue ni tête les uns par rapport aux autres. De ces phasmes, il faisait le symbole de toutes ces choses hétéroclites « du bord de la route », découvertes à l’improviste, mais qui, en apparaissant, font apparaître soudain le sens de ce que nous n’avons jamais cessé de chercher par ailleurs.

Double temporalité de la recherche, concluait-il, partagée entre la patience de la méthode, l’idée fixe, le sillon qu’on creuse avec persévérance, voire obstination, la rigueur des « choses prédominantes », d’un côté, et de l’autre, l’impatience, quand ce n’est pas l’impertinence des choses saugrenues et fortuites, dans lesquelles on s’engage dans un moment de distraction, en suivant une piste dont on pensait qu’elle ne mènerait nulle part – celles-là qui font le contenu aventureux de Phasmes. Essais sur l’apparition. 1, et dont l’orientation s’avère si profondément dans le droit fil de ses recherches, disons plus classiques.

À l’évidence, le très singulier ouvrage de Marie-José Mondzain relève de la deuxième catégorie, illustrant à merveille ce « genre accidentel de connaissance », non moins fructueux ou éclairant que l’autre. Kafka, drôle d’insecte monstrueux, sans queue ni tête mais avec deux K à son nom, aura été pour l’auteure comme pour son lecteur, un « phasme ». À la puissance n, est-il besoin de le préciser ? Connaissance par les phasmes, comme on dit connaissance par les gouffres. Assurément, Kafka n’a rien d’une « menue chose apparaissante », et son appel n’est pas de ceux qu’on entend sur un « bas-côté ». Ou alors, le bas-côté où meurt le Joseph du Procès, assassiné comme un chien. On ne s’intéresse jamais à Kafka par hasard.

Reste qu’en donnant l’apparence de faire un pas de côté par rapport au cœur de sa recherche de toujours, en assumant un risque pas toujours calculé, Mondzain a mis, paradoxalement, en plein dans le mille. Vagabonde, procédant « à sauts et à gambades », sa manière associationniste n’en file pas moins droit dans la cible. En réapparaissant, par écriture fictionnelle interposée, Kafka – mais Joseph Conrad, autre K, ne fut nullement en reste, écrivant, lui, dans les parages du Congo belge – a mis en lumière le K de la « Kolonie » : Afrique, Algérie, sur les cinq continents et dans plus d’un domaine – toutes les colonies, à dire vrai, tous les confinements d’ordre mental et imaginaire, en attente de toutes les décolonisations.

Marie-José Mondzain, K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, La Fabrique, 2020. 


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

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