Rediffusion

Intelligence artificielle vs. intelligence romanesque – sur Une machine comme moi de Ian McEwan

Professeur de littérature anglaise

L’intelligence romanesque a-t-elle une chance de vaincre l’intelligence artificielle ? C’est le défi que relève Ian McEwan dans son dernier roman Une machine comme moi. Se démarquant de l’angoisse généralisée autour de la question robotique, l’écrivain britannique oriente plutôt sa réflexion au prisme de l’intime, livrant ainsi le récit captivant de la rivalité affective entre un romancier et son androïde fraichement acquis. Rediffusion du 6 février 2020.

Il y a les spéculations de prospectivistes ordinaires, traitant des grandes questions bioéthiques, ou plus largement sociétales, au premier plan desquels figurent le droit des robots, mais aussi les impôts sur les robots, dans les entreprises et ailleurs. Quelle place, plus généralement, l’intelligence artificielle (I.A.) va-t-elle être appelée à prendre dans notre vie de tous les jours ? Sans surprise, les réponses apportées accentuent l’angoisse ambiante.

publicité

Et puis il y a les trouvailles extraordinaires des romanciers de talent – Ian McEwan, en l’espèce, que l’on retrouve, avec Une machine comme moi, au sommet de son art, bien décidé, de façon à au moins remporter la première manche de la partie qui l’oppose à l’I.A., à déplacer les enjeux, à les tirer certes toujours du côté de la morale et de l’éthique, mais plus franchement dans la direction de l’intime. Comment diable peut-on en arriver à se montrer jaloux d’un robot, à lui envier ses performances, notamment sexuelles, à se montrer sensible à ses yeux pailletés de bleu ? Coucher avec un robot, est-ce être infidèle à son/sa partenaire ? Le tuer fait-il de vous un assassin ?

En surplomb de ce roman situé dans le Londres des années 80, mais qui ne fait retour vers un passé improbable que pour mieux envisager un avenir qui semble tracé d’avance, trônent deux cerveaux. Le cerveau du robot Adam, belle mécanique intellectuelle, aux rouages bien huilés, d’une incroyable efficacité énergétique, d’une contenance d’un litre et climatisé, « sans la moindre surchauffe ». « Le tout pour vingt-cinq watts – comme une ampoule de faible luminosité ».

En regard, littéralement, se trouve le cerveau du romancier, méta-cerveau en quelque sorte, d’où est sortie tout armée cette histoire singulière. Cerveau nourri par ses lectures (Philip Larkin, Milton, Shakespeare, Joyce, Virgile…), ses affinités, sa petite musique personnelle (passent dans ce livre de nombreux échos de romans antérieurs, Expiation, Dans une coque de noix, L’Intérêt de l’enfant, etc.), de sa conception de la littérature, infiniment plus « comprehensive » (générale) que l’imagination artificielle du robot. Ce dernier ne sait composer que des haïkus, ce genre « lapidaire » procédant d’une perception et d’une célébration « limpide, calme, des choses telles qu’elles sont » et appelé, si les robots finissaient par obtenir gain de cause, à devenir « l’unique forme littéraire nécessaire ». Horresco referens !

Une intelligence romanesque (I.R.) toujours en éveil, et prompte à s’emparer du motif de l’I.A. : McEwan en avait déjà fait le thème d’une pièce pour la télévision, en 1970, The Imitation Game. Esprit tout autant averti que documenté, il se refuse en effet à en laisser l’exclusivité aux seuls adeptes de la S.F., façon cyberpunk, et autres weirdos à la William Gibson. Son « extension du domaine de la lutte » à lui – Ian McEwan a lu tous les ouvrages de Michel Houellebecq et porte le romancier français aux nues – passe par un approfondissement de la réflexion méta-fictionnelle.

Délaissant la critique de la raison robotique, le romancier anglais choisit plutôt de faire fond sur la puissance d’invention et de recréation qu’autorise le roman.

Qui ne voit en effet qu’Une machine comme moi renvoie d’une part à McEwan lui-même – Charlie, c’est moi, l’entend-on murmurer tout bas, tel Gustave Flaubert et son Emma –, mais aussi à la machine romanesque ? Délaissant la critique de la raison robotique, telle que pratiquée, par exemple, par Isaac Asimov, le romancier anglais choisit plutôt de faire fond sur la puissance d’invention et de recréation qu’autorise le roman.

Pour lui rendre justice, il faudrait convoquer Marcel Proust, au travers de l’argumentaire pour le moins radical développé dans une page restée célèbre de Du côté de chez Swan.[1] Ce dernier y parle du « perfectionnement décisif » que représente la suppression pure et simple des personnes réelles, rappelle le troc implacable auquel se livre l’écrivain, consistant à « remplacer ces parties impénétrables à l’âme [chez les êtres réels où il est censé puiser son inspiration, réalisme oblige] par une quantité égale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler ». Mis dans cet état, le lecteur, poursuit-il, sera appelé à connaître, à la façon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant, « tous les bonheurs et les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns ».

Si Une Machine comme moi intrigue et captive à ce point, sans déranger pour autant, c’est qu’il choisit lui aussi de simplifier, de supprimer, de facto, les personnes réelles, pour les remplacer par des robots, étrangement humains, à la façon de Real Humans, la série télévisée écrite par Lars Lundström, aux fins de continuer à solliciter de plus belle l’imagination morale de ses lecteurs. Et ce de la manière la plus paradoxale qui soit.

De fait, le robot de McEwan est humain trop humain, ou presque. À ce titre, il nous ressemble. Évoluant comme vous et moi dans ce « laboratoire des cas de conscience » que constitue, aux yeux de Frédérique Leichter-Flack, la littérature, Adam, c’est le nom par trop prévisible donné à la machine humaine, première du genre, génère autour de sa « personne » toutes sortes d’interrogations éthiques, traitées non pas à la façon d’une parabole, ou de dilemmes théoriques, mais de manière fictionnellement appliquée. Et le lecteur de se laisser méduser par la puissance analogique, de ressemblance, donc, voire de similitude intellectuelle et affective avec les humains, mise au point par les concepteurs des robots en question, dont ils laissent la responsabilité de la mise en place du logiciel qui les équipe à leurs acheteurs.

Voilà donc ces derniers pris au piège ! C’était là un moyen comme un autre, en tout cas, d’en faire des alter ego tout aussi encombrants que serviables. Le logiciel, ou comment le programmer ? Tout est ici davantage question d’acquis que d’inné. On le voit, ce sont toutes les grandes spéculations philosophiques qui sont passées en revue, depuis le « fantôme dans la machine » conçu par Descartes (revisité par Gilbert Ryle).

L’homme serait-il un robot comme les autres ? La proposition, du reste, est appelée à se renverser : le robot humain trop humain est-il vraiment un homme comme les autres ? Et c’est ainsi que sonne inexorablement l’heure de la quatrième « blessure narcissique », après celles apportées, selon l’inventeur de la psychanalyse, par Copernic (la terre n’est pas ronde), Darwin (l’homme est un animal comme les autres), et Freud (l’homme n’est pas maître dans sa propre maison, i.e. de ses pulsions). Ce dernier démenti à l’anthropocentrisme, à l’illusion narcissique, n’est pas loin d’être le plus dévastateur.

Pas le moindre désenchantement, pourtant, chez le romancier. Au contraire, on le sent se frotter les mains, saliver à l’idée de faire du robot le meilleur ami de l’homme. Nulle déshumanisation en vue, et pour un peu, la robotique serait la continuation de la « comédie humaine », celle dont Balzac fait la matière de ses romans, par d’autres moyens. Robots, encore un effort, si vous voulez être vraiment humains. Encore un effort, romanciers, si nous ne voulons pas que nos existences routinières finissent par ressembler tôt ou tard à « Métro, boulot, robot », remake assez peu glamour de l’expression popularisée en son temps par Pierre Béarn.

Mais c’est aller trop vite en besogne : quand vient le temps de la conclusion, la demande de justice absolue revendiquée par le robot, au nom des idéaux d’équité, de vérité et de transparence des motivations, lui sera fatale. Sa rationalité excessive qui rappelle trop celle des chevaux dotés de raison, les Houyhnhnms, chers à Jonathan Swift, à l’occasion du quatrième et dernier voyage de Gulliver, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Lequel finit toujours par se briser.

À tout prendre, il manque peut-être à ce roman en tout point accompli un grain de folie (furieuse plutôt que douce), pour qu’il se mue en authentique chef-d’œuvre. Lui fait défaut la folie froide et perverse, présente dans Le Jardin de ciment (Paris, Seuil, 2008), et au rendez-vous, également, de Samedi (Paris, Gallimard, 2005), avec la figure du psychopathe terroriste. La démence n’est pas totalement absente de Une Machine comme moi, mais elle figure seulement en pointillés. Elle se voit trop sagement contenue, à l’occasion des passages à l’acte (le viol de Mariam, la jeune Pakistanaise, l’assassinat d’Adam), lesquels ne dégénèrent pas.

Le marteau qui défonce la boîte crânienne du robot – laissant cependant à ce dernier le temps suffisant, quoique blessé à mort, de faire entendre, comme à l’opéra,  ses ultima verba en forme de requête, finalement exaucée à la dernière page du livre – ne dérape jamais, pas plus que le cycle vengeance/contre-vengeance ne sort tout à fait de ses gonds. L’un dans l’autre, la montée aux extrêmes y est battue en brèche, plus rapidement qu’escompté.

Quant à l’escalade de la violence, elle finit par trouver, tant bien que mal, une issue juridique, sinon acceptable du moins acceptée par Miriam, qui s’était rendue coupable, même si c’était pour la bonne cause, d’entrave à la justice. Dans l’Angleterre travailliste de Denis Healey, pourtant en proie au chaos et à un début d’anarchie, l’ordre procédurier règne, du moins dans les prétoires. Ce qu’on regretterait presque.

De même, si le roman s’engage bel et bien sur la pente de la dystopie mise en œuvre par Ian McEwan, il ne la dévale à aucun moment à tombeau ouvert. L’image d’une Angleterre s’enfonçant dans la grève générale, où tout va à vau-l’eau, en un rappel transparent du « Winter of Discontent » (« l’hiver de notre déplaisir », d’inspiration shakespearienne, au cœur de l’hiver 1978-1979) ayant accéléré l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, n’est jamais poussée jusqu’à son terme optimalement dysfonctionnel et entropique. Sur ce chapitre-là, on est loin, par exemple, de l’inspiration apocalyptique d‘un Martin Amis, avec son furieusement déjanté London Fields.

De même, on ne fait que sourire à l’information selon laquelle c’est George Marchais qui présidait la France pendant la même période, ou que Kennedy n’est jamais mort à Dallas, car le procédé est davantage à mettre sur le compte du gag, voire du running gag que d’une authentique fable uchronique – aucune commune mesure, par exemple, avec Le Complot contre l’Amérique (2004), sous la plume autrement plus caustique, et controversée, du romancier Philip Roth, qui fait de l’aviateur Charles Lindbergh un Président des Etats-Unis antisémite.

Un bel exemple de poetic justice, quand le romancier use de ses pleins pouvoirs pour redresser l’un des plateaux d’une balance inévitablement biaisée ou voilée.

Mais c’est faire la fine bouche, alors qu’on est si souvent tenté, par ailleurs, de saluer le tour de force réalisé par McEwan. Un tour de force s’apparentant, en plus d’une occasion, à un tour de passe-passe. Au travailliste Denis Healey, historiquement abonné aux rôles de seconds couteaux, alors qu’il avait en lui l’étoffe d’un Premier Ministre, Ian McEwan fait le don du poste le plus convoité de la vie politique anglaise. Le don, et non pas « l’offrande », pourtant l’un des mots-clef du roman, ainsi qu’on le découvre à la faveur d’un épisode qui compte parmi les plus doux-amers du roman.

Mais il y a mieux. De la figure d’Alan Turing, que le monde libre ne remerciera jamais assez d’avoir décrypté les codes de la machine de guerre nazie, abrégeant ainsi le conflit mondial de près de deux ans, le romancier fait l’inspiration majeure derrière le développement de l’intelligence artificielle, l’artisan résolu, et résolument éclairé, de la révolution cognitive et technologique sans précédent que représente la mise sur le marché d’androïdes semblables à l’Adam du roman (sans oublier leurs compagnes, appelées Eves). Cela passe par la résurrection d’Alan Turing, ou plutôt par son maintien en vie.

De fait, dans l’espace-temps alternatif du roman d’Ian McEwan, Turing n’est pas poussé au suicide par le puritanisme d’une société anglaise qui ne lui pardonne pas son homosexualité. Il fait plus que survivre à l’hypocrisie et à l’ingratitude ambiantes, il s’épanouit, embelli et jouissant à plein des infinies possibilités d’action offertes par une totalement inespérée « Contrevie » (Roth, encore), accordée, comme la grâce, par surcroît. Un bel exemple, ne manquera-t-on pas de faire remarquer, de poetic justice, de justice poétique, quand le romancier use de ses pleins pouvoirs, de son libre arbitre, pour redresser l’un des plateaux d’une balance inévitablement biaisée ou voilée.

Et quand bien même les deux entretiens de Charlie Friend avec son héros, Alan Turing, tournent court dans le roman, il n’en reste pas moins que le projet consistant à « réparer » les morts, et non plus seulement les « vivants », s’inscrit de plain-pied dans l’orientation, ostensiblement thérapeutique, que connaît une certaine littérature contemporaine et dont Alexandre Gefen s’est récemment fait, du moins pour la France, l’exégète accompli, avec son essai, Réparer le monde : La littérature française face au XXIe siècle, José Corti (2017), emboîtant lui-même le pas à la romancière Maylis de Kerangal.

On se gardera toutefois d’aller plus avant dans la direction tracée par l’essayiste, tant il est vrai que la littérature anglaise, à la différence de sa voisine d’outre-Manche, ne passe pas pour donner la préférence aux expérimentations formalistes au détriment de l’investissement du côté de la morale et de l’affect. Pas plus qu’elle n’a jamais trop longuement rompu avec l’inquiétude éthique, l’empathie, le soin (des âmes comme des corps), le care : il y a belle lurette, en effet, que les romans britanniques se nourrissent avec gourmandise et détermination de ce pain-là.

À cet égard, Une machine comme moi, la traduction française (excellente) optant pour un singulier conceptuel, en lieu et place du pluriel, empirique et impliquant fortement ses lecteurs dans l’original anglais (Machines like me and People like you), ne fait pas exception à la règle. L’une des scènes les plus emblématiques du livre voit ainsi le narrateur se pencher sur le cerveau de sa victime robotique, définitivement débranchée. Et d’en scruter longuement l’inquiétante altérité, aux allures de familiarité, regrettant presque de ne pouvoir se glisser sous la « peau » de l’androïde, aux allures de « docker du Bosphore », pour mieux l’ausculter ou en scruter l’intériorité pourtant abolie. Empathie, quand tu nous tiens…

Dans ce geste, comme dans cette attention, transparaît la radicalité du décentrement éthique par excellence, pratiqué de main de maître par George Eliot, l’auteur de Middlemarch, et que McEwan porte ici à un point de magistral non-retour.

 

Ian McEwan, Une machine comme moi, traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, Paris, Gallimard, 2019.

Un extrait de Une machine comme moi a été publié dans AOC, le 29 décembre 2019, en amont de sa publication en librairie.

Cet article a été publié pour la première fois le 6 février 2020 dans le quotidien AOC.

 

 


[1] Je remercie le philosophe Marc Crépon pour m’avoir soufflé cette référence.

Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

À quelle époque vivons-nous ?

Par

Nommer son temps suppose en une assez vive intelligence de l’instant de prendre la mesure des événements que l’on vit, en évaluer la portée, comprendre dans quelle séquence ils s’inscrivent. Or notre temps... lire plus

Notes

[1] Je remercie le philosophe Marc Crépon pour m’avoir soufflé cette référence.