Rediffusion

Solitude des abandonnés : les filles vulnérables et le garçon imparfait – à propos de l’Âge de la première passe d’Arno Bertina

écrivaine

Seul homme parmi les femmes, Arno Bertina est invité par une ONG à mener des ateliers d’écriture au Congo. Dans le « Foyer des filles vaillantes », l’écrivain recueille leur vie de prostituée en dehors de tout apitoiement. Il se laisse envoûter par leur parole, et rend compte dans L’âge de la première passe, avec une écriture poignante et poétique, de la solitude parmi le monde. La solitude de Fanette qui dort dans un cimetière avec ses deux enfants. Rediffusion du 17 mars 2020.

C’est d’abord une histoire de langue. Pas d’écriture ou pas seulement. Pas de langage, mais de souffle articulé. La lutte entre l’haleine qui charrie l’intérieur des corps, et la vie qui fuse de son air léger. C’est l’histoire d’un garçon imparfait qui, ayant répondu à l’invitation d’aller conduire les damnés de la terre vers l’écriture, se prend la vie en pleine poire. Et qui, dans un effort constant pour refuser la bonté doucereuse et déplacée qu’il porte en lui, se déplace, lui — déplace son corps, de pays en pays, de lieu en lieu, de maraude en maraude, de bar en foyer. Et surtout, se déplace parce qu’il se métamorphose en « une grande oreille ».

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Car la langue est d’abord ce qui s’entend puis s’écoute, depuis les premiers instants de vie. Et lorsque Arno Bertina part pour le Congo, à l’invitation d’une ONG, pour y mener des ateliers d’écriture, il a tout du chien dans le jeu de quilles. Blanc parmi les Noirs. Français parmi les Congolais. Homme parmi les femmes. Garçon parmi les filles. Écrivain de langue française parmi celles pour qui la langue française, c’est celle de la bureaucratie brutale, de l’autorité. Animateur qui ne parle pas la langue de l’intimité de ces filles et qui, pourtant, a pour devoir, ou pour mission, de les mener à l’exprimer. Et pour ce faire, d’abord, de les faire parler, lui qui est heureux parmi les malheureuses.

Heureux, vraiment ? À force de les écouter, ces filles, et d’écouter la langue qui jaillit dans leurs conversations comme au beau milieu des textes qu’elles ont rédigés (que le livre reproduit fidèlement), quelque chose vibre en lui. Et se fêle. Son livre tient en équilibre sur cette fêlure, qui nappe les mots d’une réverbération ténue, en dehors presque de tout sentiment, ou de tout apitoiement : sa force tient en effet dans son absence totale de complaisance.

Car jamais Bertina n’oublie de soupeser sa névrose de garçon timide, insatisfait, de mâle familier des prostituées françaises, pétri de complexes, à l’aune de l’altérité radicale, absolue, écrasante, des vies de ces très jeunes personnes : mineures, seules, prostituées, mères, pour qui le mac, c’est le « love », et la prostitution, c’est « faire la vie ». Et qui, familières des coups, de la misère et de la mort, portent la charge de la vie dans ce livre, quand l’écrivain, lui, flotte, erre, ne cesse d’en revenir à une réflexivité indispensable et bienvenue pour questionner sa position — s’épuise à leur contact, quand elles, si jeunes, le laissent les regarder.

C’est également une histoire de regard. Les filles du « Foyer des filles vulnérables », ou aussi « Foyer des filles vaillantes », où on les accueille, les nourrit ainsi que leurs enfants, où on leur prodigue des soins dans des programmes de trois ans sans attendre, en contrepartie, qu’elles lâchent la prostitution — ces filles regardent l’écrivain autant qu’il les envisage. Leur regard, à elles, le traverse — blanc, blond, grand, lointain.

Et en retour, il les décrit, les photographie (un livre qui réunit leurs portraits paraît en même temps que ce récit), faisant du regard l’un des personnages principaux de son récit, plus encore que l’écriture. Cette dernière le sature pourtant de références, Bertina s’accrochant à ses écrivains comme à des outils de mesure par lesquels éprouver l’épaississement de la nuit qui l’entoure (et il y en a beaucoup qui le traversent, par éclairs, mais je retiens d’abord et évidemment la figure de « Sartre-le-fulgurant », comme il l’appelle, dont le fantôme sourit à chaque page).

Si ce récit est bien celui d’un témoin, il s’élève par moments comme au-dessus de lui-même. Il se laisse envoûter par la parole de l’autre.

La question du regard pose en effet celle de la séduction (pour lui), et du racolage (pour elles), tout autant que celle de l’éthique du portrait. Elle est donc en plein dans le sujet, et le livre marche toujours sur ces deux jambes : écouter, regarder. Avec, encore, un autre déplacement : il faut éprouver un autre regard, qui ne sera ni séduction (il n’en veut pas), ni racolage (elles n’en veulent pas). Et, surtout, qui ne sera pas celui de l’universaliste qui trouverait dans ces gamines les doubles idéaux de sa propre fille, catapultés au fond d’enfers bien trop chrétiens, pour pouvoir pleurer sur elles.

Cette éthique, sans cesse mise en question, trouve son point d’appui en la personne de Juliana, sur le trottoir en CE1 pour nourrir ses petits frères et qui « cherche à fréquenter des filles intelligentes » parce qu’à leur contact, elle « attrape un peu d’intelligence qui vole ».  Evoquant le portrait photographique de Juliana, à un moment du livre où nous savons déjà tout de sa vie, il a ainsi cette phrase, ou plutôt cette maxime : « Je n’ai pas pris de photos de Juliana ; je n’ai fait que fixer ce qu’elle me donnait ».

On tient ici ce qui fait la trempe de ce récit : le premier, ou la première, qui oserait écrire que le livre « rend leur dignité » à ces filles ne l’aurait pas lu. Et mériterait un châtiment maximal, et sur plusieurs générations. Le grand écueil, le risque ultime est bien évidemment celui-ci (présupposer l’indignité, écrire la main sur le cœur). Bertina le combat ardemment à chaque chapitre et à chaque regard. Et la figure de Juliana incarne ce renversement : ce n’est pas ce que lui aura pu apporter, qui compte. C’est ce qu’elles auront consenti à lui donner.

La rencontre, au sens du point de jonction, de l’écrivain en mission avec la vie des filles dont il rend compte est ainsi un moment de renversement du regard, de questionnement de la langue : une exploration de ce qu’est un sujet, à la fois thème et individu, et de ce que produit le frottement d’un écrivain aux autres (et Bertina replace ce livre dans la continuité de ses déplacements antérieurs, avec les GM&S notamment). En soi, c’est déjà beaucoup.

Mais cela ne suffit pas à éprouver la poignante beauté de certaines pages, qui, à elles seules, catapultent le livre hors du champ où l’honnêteté politique et réflexive de l’auteur menaçait de l’enfermer, et qu’on pourrait qualifier de didactique du reportage.

Si ce récit est bien celui d’un témoin, qui regarde et raconte ces vies que nous ignorons, et qui, ce faisant, met en question la sienne et la nôtre, il s’élève par moments comme au-dessus de lui-même. Il se catapulte hors de la sphère du témoignage (littérature), pour atteindre celle du souvenir (poésie), et il le fait en laissant entrer en lui ce qui est le rigoureux opposé de la didactique, et qu’il appelle sorcellerie. Il se laisse envoûter par la parole de l’autre.

Les textes écrits par les jeunes filles, reproduits en italiques, sont comme des archives que le livre accueille, auxquelles il offre une sorte d’abri, ou de reposoir. Ce faisant il les laisse le contaminer de leur invention (les mots de « souverir » et « souverie » pour « souvenir »), de leur réalité, de leur épaisseur. Ils construisent, à l’intérieur des pages, cette « mezzanine intérieure » que Bertina a vue chez certaines, et dont il se sait dépourvu : cette assise, cette individualité qui foudroie la vie et le malheur en un même élan, sans pour autant les nier. Ils vrillent le cœur du livre jusqu’à en toucher l’os.

Les opératrices de ce sortilège sont ironiquement celles-là mêmes qui, chez elles, se voient condamnées à une mort sociale certaine lorsqu’on les désigne comme sorcières, comme ce fut le cas de Fanette, peut-être le plus beau personnage qui hante ces pages, et qui dort, avec ses deux enfants, dans un cimetière. Fanette qui a cette phrase : « Depuis ce jour, j’ai beau prier tout le temps, on continue de m’abandonner », et qui pousse l’écrivain, pourtant virtuose, à écrire ces simples mots, restés aux portes de la littérature : « Fanette, que deviens-tu ? Je pense souvent à toi… »

C’est dans la reconnaissance de ce qui échappe à l’analyse que réside le cœur en cendres de ce livre, et sa beauté : celle de la solitude parmi le monde. Et si Arno Bertina ne peut oublier Fanette, aucun des lecteurs de ce livre ne le pourra non plus. Ce qui, en somme, suffit à en dire l’importance.

Arno Bertina, L’Âge de la première passe, Verticales, Gallimard, 2020, 272 pages

Cet article a été publié pour la première fois le 17 mars 2020 dans le quotidien AOC.


Emmanuelle Lambert

écrivaine, commissaire d'exposition indépendante