Rediffusion

Poétique de la disparition – sur Ce qui est nommé reste en vie de Claire Fercak

Journaliste

En partant d’une situation à la fois précise et difficilement racontable – lorsqu’un être aimé est atteint d’une tumeur au cerveau – la romancière et poète Claire Fercak construit un texte choral qui donne à entendre les malades et ceux qui les accompagnent. Elle chronique ainsi, sans lyrisme et avec beaucoup de retenue, la façon dont un être disparaît avant même son décès. Rediffusion du 19 février 2020.

C’est peu de dire que l’entreprise était périlleuse : Claire Fercak nous invitant à parcourir à ses côtés un service hospitalier où les patients sont atteints d’une tumeur au cerveau. Le résultat aurait pu être gênant, sorte de récit tire-larmes plein de voyeurisme et de recettes faciles. L’autrice de Rideau de verre (2007), Chants magnétiques (2010) et Histoires naturelles de l’oubli (2015) a choisi d’en faire une œuvre littéraire.

publicité

Cette qualité littéraire, et cette préoccupation de Fercak de dépasser dès le premier paragraphe la dimension du témoignage, tient dans la forme même du livre. Parce qu’il ou elle a accompagné un être aimé aujourd’hui décédé et ne s’en remet pas, un narrateur ou narratrice décide de retourner sur les lieux de son malheur, d’observer, écouter et écrire.

À aucun moment il ou elle ne dira « je » pour décrire ce qu’il ou elle a vécu. On ne saura rien de cette mystérieuse voix, même si on peut supposer qu’il s’agit de la romancière elle-même. Fercak a choisi l’apostrophe et son texte est tout entier bâti sur le « vous », nous plongeant directement dans une situation qui en effet peut être vécue par chacun de nous. « La vie quotidienne s’est brusquement arrêtée à la lisière d’une journée noire et délétère, à un instant du temps : la déclaration de sa maladie. […] Vous êtes pris, arrimé à ce funeste soir. Vous ne savez pas combien de temps il vous maintiendra hors du monde, loin de vos amis, voisins, collègues, loin des êtres qui vous entourent mais qui, malgré leur présence et leurs efforts, ne font pas partie de ce voyage qui vous pousse, vous et votre famille, dans la profondeur de la nuit ».

De ce fait-là, le livre dépasse immédiatement l’expérience singulière. Pourtant, il n’est pas question de « nous ». Ce « vous » que Fercak nous adresse l’empêche de transformer une expérience privée en aventure collective, il respecte et suppose l’individualité de chaque situation. Par ce vous qu’elle détaille parfois, Fercak traduit l’addition de mille possibilités de vécus différents.  Cette façon d’englober diverses expériences particulières donne à ce livre une forme inédite : « Vous -parents, amis, amants, futurs endeuillés- déambulez dans les couloirs, vous vous croisez, vous échangez quelques mots ou vous vous ignorez. Tout dépend de l’état dans lequel se trouve votre patient à cet instant ».

La structure même du livre est intéressante. Plutôt qu’un récit linéaire d’un seul tenant, Fercak a choisi une forme composite, construite de courts paragraphes comme des notes jetées au jour le jour. Une forme qui traduit parfaitement l’état d’esprit de celui qui accompagne un proche condamné par la maladie, la sensation d’avancer pas à pas dans un territoire inconnu.

Tout au long du livre, Fercak jalonnera ses pages de pures questions littéraires. Car le défi qu’elle relève, en tant qu’écrivaine, est multiple et débute par une difficulté primordiale : comment raconter l’indicible, et comment parler de quelque chose que l’on ne connaît à priori pas ? Elle doit intégrer à son texte des mots généralement tenus hors du champ littéraire, et en faire justement de la littérature.

Fercak intercale les voix des malades eux-mêmes. Leurs paroles sont fascinantes, là encore d’un strict point de vue littéraire.

Le glioblastome, par exemple, soit le nom scientifique de la tumeur cérébrale. « Vous trouvez maintenant son appellation, glioblastome, décevante, bien en dessous du danger qu’elle représente, vous vous adressez à elle avec arrogance, vous lui donnez des surnoms : l’Everest thérapeutique, la Pire des pires, l’Himalaya du cancer, la Faucheuse, la Saloperie ».

En décrivant pourtant fidèlement les découvertes scientifiques et les différentes appellations de la maladie, l’autrice traduit une préoccupation qui agite la création littéraire depuis des lustres et qui n’est pas forcément résolue : comment faire œuvre littéraire d’un vocabulaire qui ne l’est pas ? En romancière, elle va trouver des images, des métaphores, pour avancer littérairement dans l’inconnu. « Une tache noire. Une araignée aux longues pattes. […]. Une bille. Une pieuvre aux tentacules multiples. Une étoile ». Celle qui a également signé des textes en littérature jeunesse s’interroge sur la place de l’étrange dans un texte littéraire, remarquant que dans les contes, « l’invraisemblable est vécu et accepté ». Enfin elle questionne le rôle même de l’écriture, qui arrête le temps quand la maladie avance, inexorable. Car, comme le dit le titre : « Ce qui est nommé reste en vie ».

Aux côtés d’une description des différentes étapes par lesquelles passe celui dont un proche est hospitalisé, Fercak intercale les voix des malades eux-mêmes. Leurs paroles sont fascinantes, là encore d’un strict point de vue littéraire. Parce qu’ils sont atteints d’une tumeur au cerveau, le langage des malades est altéré. Et dans ces phrases en apparence absurdes, Claire Fercak a su déceler de la poésie :

« J’ai sauté du toit cette nuit, je ne me suis pas fait mal heureusement, j’étais sous la voiture. Personne ne s’est rendu compte que j’étais sous la plaque ».

« Le poids mouche est gros comme un œuf. J’aimerais le ramener en barque, mais on risque de chavirer ».

« Va me chercher un commissariat universel, s’il te plaît ».

« Ne vous jetez pas par le balcon avec mon oreiller ».

« Quel beau hasard tu fais ! »

Une nouvelle fonction du langage ? En tous cas une autre façon de l’utiliser, comme le fait la littérature elle-même, et au milieu de ces associations de mots incongrues dignes des poètes surréalistes, Fercak repère aussi les éclairs de lucidité, et les aveux poignants, glissés l’air de rien :

« Est-ce que je peux enfin rentrer chez moi ? Ma maison me manque ».

« Ton frère me regarde parce qu’il a peur que ce soit la dernière fois. Et c’est vrai, on ne sait pas ».

« Ça va s’arrêter là, s’arrêter tôt ».

La beauté du texte de Fercak tient aussi dans sa capacité à chroniquer, sans lyrisme, avec beaucoup de retenue, la façon dont un être disparaît avant même son décès.

Car derrière ces phrases en apparence décousues attrapées à la volée d’une chambre à l’autre, c’est tout ce que le patient ne parvient pas à formuler, tout le non-dit installé autour de la maladie qui est travaillé par Fercak. Réfléchissant à cette incommunicabilité, l’autrice questionne nos certitudes. Que doit-on dire ou ne pas dire à un malade ? Comment trouver les mots ? Comment choisir de ne pas les prononcer ? Jusqu’à quel point accepter de jouer le jeu d’une réalité parallèle dans laquelle nous entraîne la maladie, en particulier lorsque le patient pose des questions absurdes, demandant par exemple à un proche qui n’a pas d’enfant des nouvelles de son fils ?

De nouveau, et à travers différentes situations, c’est de création littéraire qu’il s’agit, et c’est en romancière que Fercak réfléchit à la relation entre fiction et réalité. Dans un chapitre intitulé « Dans sa tête, la fable », elle note que le malade « vit dans une autre vérité » : « Le contredire le blesse. […] Vous composez, vous comptez sur votre imagination, votre empathie. Vous créez ensemble ».

Claire Fercak n’écoute pas seulement les malades mais également ceux que l’on nomme les aidants. Là encore, d’ailleurs, il s’agit comme glioblastome d’un mot nouveau qu’elle soupèse, interroge, triture : « Vous avez découvert l’expression « aidant familial » quelques jours après son décès. C’est ainsi que vous êtes nommé, défini dans le parcours médical. […] On parle également de « proche aidant » ou d’« aidant informel », d’« entraidant ». Vous préférez, vous êtes, l’aidant naturel, familier ».

Ici, dans une grande sobriété, ce sont des vies minuscules, marquées par la douleur, qui surgissent en quelques mots sous la plume de la romancière. Des récits de vies coupées net, magnifiques de pudeur, s’entrecroisent comme mille ébauches de romans possibles.

Il y a cet homme qui raconte avoir perdu un bébé de mort subite, et quelques mois après on découvrait une tumeur dans le cerveau de sa femme. Ces parents qui assistent impuissants à l’agonie de leur fils. Au-delà de la douleur, les aidants racontent souvent la même chose. Le manque de reconnaissance, au sens propre, les fait atrocement souffrir.

C’est à dire le fait de ne pas être reconnu par ce malade qu’ils aiment et qui peut être leur conjoint, leur parent ou leur enfant. Une situation inimaginable, sur laquelle Fercak parvient à mettre des mots. Elle sait incarner chaque voix, donne une tonalité et un rythme à chacune. Elle sait en peu de phrases laisser entrevoir toute une histoire familiale, et le gouffre de la perte. Derrière les témoignages des aidants, apparaît soudain autre chose d’extrêmement émouvant.

Car chacun cherche une raison à la maladie. Un pourquoi. « Moi je crois qu’il a dû se cogner la tête ». « Au fond, moi je pense que c’est à cause de cette pression terrible qu’elle est tombée malade ». « Une fois, il est tombé de vélo et s’est fait une petite entaille au front. Et si tout était parti de là ? ». Chacun cherche une raison, comme si c’était plus rassurant. C’est au fond, en quelques mots maladroits, tout un questionnement philosophique qui surgit, à propos du sens de la vie et du hasard.

Et peu à peu, toutes ces confidences nous conduisent dans une autre dimension. Elle s’illustre dans les relations entre aidants, embarqués dans une même aventure inconnue. Ils établissent au sein de l’hôpital des relations spontanées qui ne ressemblent pas aux conventions sociales en vigueur à l’extérieur.

La beauté du texte de Fercak tient aussi dans sa capacité à chroniquer, sans lyrisme, avec beaucoup de retenue, la façon dont un être disparaît avant même son décès. La romancière décrit très bien, dans un chapitre intitulé « L’agonie », ces longs moments où le malade s’éteint. Au-delà de la peine ou la tristesse, l’autrice sait dire la perte de repères, face à un être aimé qui peu à peu ne se ressemble plus et s’éloigne du monde des vivants. Ce qui lui permet de questionner la notion d’identité.

Quelle est celle de quelqu’un qui n’a même plus de souvenirs ? Et le passage peut-être le plus fort du livre est celui où Claire Fercak parle de cette situation troublante qu’elle appelle le « retournement de maternité », autrement dit l’inversion des rôles. Elle décrit les gestes quotidiens de soins qu’une fille doit apporter à sa mère malade, et conclut : « Votre mère est devenue votre enfant ».

Claire Fercak, Ce qui est nommé reste en vie, Verticales, 160 pages.

Cet article a été publié pour la première fois le 19 février 2020 dans le journal AOC.


Sylvie Tanette

Journaliste, Critique littéraire