Rediffusion

8 minutes 46 secondes, #JusticeForGeorgeFloyd – la réponse des artistes américains

Historienne de l'art contemporain

8 minutes 46 secondes : c’est le temps que George Floyd a passé à suffoquer sous le genou du policier Chauvin, le 25 mai 2020, avant d’expirer. Les indignations et manifestations suscitées révèlent, malgré les injonctions à la « distanciation sociale », le besoin de renouer avec la solidarité collective pour lutter pour le respect d’une population déshumanisée par les discriminations. Ces mobilisations s’inscrivent dans une longue tradition qui mêle art et activisme, et la renouvelle. Rediffusion du 9 juin 2020.

Depuis le meurtre à Minneapolis de George Floyd le lundi 25 mai 2020 par un policier, le monde entier réagit au drame incommensurable qui vient ajouter un mort sur la liste des centaines, des milliers, des millions de personnes tuées par la violence aux États-Unis depuis le génocide des Natif·ve·s américain·e·s et l’arrivée des premier·e·s Africain·e·s déporté·e·s par les esclavagistes. Accompagnant le mouvement Black Lives Matter, activistes et artistes qui prennent la parole depuis cette date ne cessent de répéter que ces quatre cents ans d’histoire marquent au fer rouge toute la réalité sociale, économique et politique africaine-américaine.

Le 1er juin, le rappeur LL Cool J rappelle que le « genou est sur le cou » depuis quatre cents ans. Le 4 juin, lors de l’éloge funèbre à l’université North Central de Minneapolis, première des cérémonies organisées en hommage à George Floyd en présence des membres de sa famille, d’hommes politiques, de responsables religieux et de célébrités, le charismatique révérend Al Sharpton évoque aussi cette histoire de l’esclavage. Il affirme avec une éloquence hors du commun que les Africain·e·s-Américain·e·s ont eu un genou sur le cou depuis leur arrivée en Amérique et qu’il est grand temps qu’il soit enlevé.

Tamika Mallory, activiste, principale organisatrice de la fameuse marche des femmes à Washington en janvier 2017 et cofondatrice d’Until Freedom qui œuvre pour la justice sociale, pointe aussi du doigt, dans un discours devenu viral, la rhétorique raciste qui gouverne la violence américaine depuis des siècles. D’une voix vibrante, elle énonce : « Ce pays que l’on appelle le pays de la liberté ne l’a jamais été pour la population noire et nous sommes fatigué·e·s. L’Amérique a pillé les Noir·e·s ; les Américains ont pillé les Natif·ve·s quand ils sont arrivés ici, donc piller est ce que vous nous avez appris ! La violence est ce que vous nous avez appris ! ». Cette phrase fait suite à la nécessité pour elle d’inculper tous les policiers assassins du pays qui restent libres après avoir tué des Noir·e·s.

Les manifestations, rassemblements, prières, révoltes et indignations des derniers jours révèlent, dans un contexte marqué par la pandémie du coronavirus et passant outre confinement, couvre-feu, gestes barrières et distanciation sociale, la nécessité de renouer avec la solidarité collective afin d’accorder à une population déshumanisée par les discriminations raciales, sociales, économiques le respect qui s’impose. L’habituelle résilience active dont les Africain·e·s-Américain·e·s font preuve face au racisme ancestral semble être aujourd’hui le tremplin vers une transformation qui se veut majeure, mais qui n’évite pas la répétition du slogan « No Justice, No Peace » scandé par les manifestant·e·s.

Le mouvement de ce corps est celui d’un Atlas condamné à porter sur ses épaules une maltraitance immémoriale à l’encontre des Noir·e·s.

À l’issue de son éloge funèbre, Al Sharpton a appelé l’assemblée en larmes à un silence de 8 minutes et 46 secondes afin de se recueillir à la mémoire du défunt. Pendant ces longues minutes, on a le temps de revivre mentalement, qu’on les ait vues ou non, les images du meurtre filmé par un téléphone portable où George Floyd au corps robuste et élancé (il mesurait 1.93 mètre), aux poignets menottés dans le dos, agonise sous la torture que lui inflige le policier Chauvin appuyant, imperturbable, glacial, monstrueux de cruauté, son genou sur le cou.

8 minutes et 46 secondes pendant lesquelles George Floyd répète seize fois qu’il ne peut plus respirer. Son corps suffoque et continue à lutter pour la vie. De cet homme de 46 ans, on connaît le visage grâce à un autoportrait qui est diffusé et représenté sur les pancartes portées à bout de bras lors des marches dans toutes les grandes villes des États-Unis et d’ailleurs. Un visage aux traits doux, beaux, graves et marqués, un visage concentré et qui, par le troublant effet du selfie, semble déjà ne plus être là.

Les caméras de surveillance des magasins qui ont filmé l’arrestation dévoilent des images également tragiques où on lit la douleur sur le visage de George Floyd alors qu’il est encore debout et qu’un des policiers au rictus méprisant le pousse vers un mur contre lequel il glisse pour se retrouver accroupi, ses mains déjà ligotées dans le dos. Le mouvement de ce corps, dont la force contraste avec la lassitude qui en découle, est celui d’un Atlas condamné à porter sur ses épaules une maltraitance immémoriale à l’encontre des Noir·e·s. De la plantation à la prison, de la politique à la religion, des arts à l’éducation, humiliation après humiliation, quelle que soit leur classe d’appartenance, leur dignité est bafouée en raison de la couleur de leur peau.

On ne va pas rappeler ici la violence d’une politique répressive légalisée (Fugitive Slave Act de 1850, lois Jim Crow… jusqu’aux lois contre la drogue, le terrorisme et le système de sécurité ultra-militarisé dans lequel les États-Unis se trouvent depuis le 11 septembre 2001) ni les lynchages incessants auxquels les actuelles bavures policières sont logiquement assimilées, mais toute la question porte sur le corps symboliquement et réellement entravé qui peut ou non se défendre et se libérer. Le plaquage ventral et l’asphyxie positionnelle qui en découle n’est pas, comme on le sait, une technique isolée et, avant George Floyd, le triste souvenir d’Eric Garner (mort le 17 juillet 2014) avait déjà créé la déclinaison sur bannières et t-shirts de la phrase « I Can’t Breathe », (« Je ne peux pas respirer ») qu’il avait lui aussi répété avant de décéder.

Ces images qui captent l’événement inhumain en direct deviennent aussi des supports pour les artistes ou les sportif·ve·s (toutes et tous activistes à leur manière) permettant de diffuser leurs opinions politiques ; la mobilisation à cette échelle est inédite. Lors de la cérémonie du jeudi 4 juin à Minneapolis, les témoignages bouleversants du frère cadet et du neveu de George Floyd révèlent son humanité, sa bonté, sa considération pour sa famille et ses proches, on apprend aussi qu’il était un immense fan de LeBron James, qu’il était fou de joie quand son équipe favorite, les Lakers de Los Angeles, gagnait les championnats. Il avait alors sans doute remarqué le t-shirt porté par le célèbre joueur de basket lors de matchs en décembre 2014 sur lequel se distinguaient, blancs sur noir, les mots « I Can’t Breathe ».

George Floyd ne pouvait pourtant savoir que sa destinée rejoindrait celle de son camarade d’infortune sur la liste des personnes africaines-américaines tuées par la police. Ni que la mère d’Eric Garner assisterait à sa cérémonie de Minneapolis. Il ne pouvait pas savoir que lui aussi serait associé à ces mots de détresse transformés en mots de révolte.

I Can’t Breathe est une incarnation de la tragédie, elle rend justice à ces corps en transformant la performance en une mémoire qui continue à exister dans un autre lieu.

I Can’t Breathe est le titre que l’artiste Shaun Leonardo donne à la performance qu’il réalise dès l’automne 2015 dans le cadre de l’exposition Between History and the Body dans l’espace 8th Floor à New York. C’est une performance artistique pensée comme un atelier d’autodéfense auquel participe un public d’hommes et de femmes à qui Leonardo apprend les gestes pouvant permettre de se protéger d’agressions physiques strangulatoires. Les corps s’affrontent en duo, jouant tour à tour le rôle de la victime et de l’agresseur.

Pour l’artiste, cette performance est un hommage à ces hommes morts sous le joug de la violence policière ; il cite les tragédies d’Eric Garner, Michael Brown, Akai Gurley. « La mort de ces êtres humains disséminée partout fait que certain·e·s d’entre nous continuent à la regarder, parce que lorsque nous ne la regardons plus, nous taisons la possibilité du changement. L’intention derrière mon travail est de trouver littéralement l’espace entre les images de ces tragédies. Nous devons continuer à regarder ». Bien sûr, cet impératif du regard est une expérience artistique autant que politique. Son œuvre I Can’t Breathe est une incarnation de la tragédie, elle rend justice à ces corps en transformant la performance en une mémoire qui continue à exister dans un autre lieu. Les gestes d’autodéfense que Shaun Leonardo enseigne lors de cet atelier sont ceux qui permettent de vraiment se défendre mais aussi de ressentir physiquement la violence policière. « Faire l’expérience de ces altercations par les images ou les vivre en direct est différent, dans le second cas, on ne peut pas s’en éloigner aussi facilement » précise l’artiste.

I Can’t Breathe a aussi été performée dans le cadre d’une exposition organisée par le McColl Center for Art + Innovation de Charlotte en Caroline du Nord en janvier 2017 pour dénoncer les répressions policières croissantes et incessantes contre les corps noirs aux États-Unis. Intitulée The World is the Mirror of my Freedom, l’exposition, dans une volonté de faire résonner le passé dans le présent, examine des propositions artistiques et des archives qui remontent au XVIIIème siècle et qui s’enclenchent à la production d’artistes contemporain·e·s. Parmi eux·elles, Dread Scott dont le nom d’artiste reprend celui de Dred Scott, un esclave de Virginie qui fit un procès pour obtenir sa liberté et celle de sa famille. Il lutta en vain pendant dix ans (1846-1857) pour l’obtention de droits qui leur furent déniés sous prétexte que les descendant·e·s d’esclaves africains ne pouvaient être des citoyen·ne·s américain·e·s.

La performance que Dread Scott réalise pour l’exposition réactive les agressions policières de 1963, où les manifestant·e·s pour les droits civiques sont violemment arrosé·e·s de jets d’eau propulsés par les lances d’incendie lors de marches pacifiques à Birmingham en Alabama. L’artiste choisit de se retrouver lui-même sous les jets que deux pompiers pointent sur lui de part et d’autre. Il se bat contre l’eau qui le submerge, il tombe au sol. On the Impossibility of Freedom in a Country Founded on Slavery and Genocide (Sur l’impossibilité de la liberté dans un pays fondé sur l’esclavage et le génocide) (2014) est comme il le souligne une « lutte pour la liberté ». Dread Scott est aussi connu pour la bannière sur laquelle se détache la phrase « A Man Was Lynched by Police Yesterday » (« Un homme a été lynché par la police hier »), également titre de l’œuvre qui date de 2015.

Réalisée après la mort de Walter Scott tué dans le dos par un policier, la bannière reprend à l’identique le célèbre drapeau qui flottait aux fenêtres du bâtiment central de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) à New York dans les années 1920 et 1930 chaque lendemain de lynchage. On pouvait y lire « A Man Was Lynched Yesterday » dans la volonté de mener une campagne anti-lynchage à une époque où les meurtres des Noir·e·s se multipliaient sous la forme de spectacles publics sinistres. Comme pour les cas contemporains, jamais aucun des agresseurs n’était déclaré coupable. Depuis sa réalisation, ce travail de Dread Scott suscite un grand intérêt et les institutions artistiques et muséales l’exposent comme le symbole de leur propre adhésion à la lutte contre la violence policière. En exemple, sa présence dans l’exposition An Incomplete History of Protest : Selections from the Whitney’s Collections (1940-2017) du Whitney Museum à New York.

Ce phénomène se reproduit aujourd’hui avec la participation active des musées sur les réseaux sociaux dans le cadre du meurtre de George Floyd. Ainsi, sur Instagram, le MoMA de New York, proposait il y a quelques jours une œuvre de la série des « body-prints » (empreintes corporelles) créée par le célèbre artiste africain-américain David Hammons en 1969. À cette date, et en pleine guerre du Vietnam, des révoltes d’envergure éclatent dans le pays à la suite de l’assassinat de Martin Luther King. L’œuvre est intitulée Pray for America, on y voit une empreinte d’homme de profil en train de prier, portant sur sa tête et ses épaules le drapeau des États-Unis comme l’emblème de la mort qui vient faucher des vies. Sous l’image postée, on peut lire « En ces temps de tragédie et de violence intolérables, nous devons tous·tes rester uni·e·s en rejetant le racisme et l’injustice et nous engager dans la construction d’un futur sûr, en paix et équitable pour tout le monde ».

Beaucoup d’institutions culturelles du pays tentent de montrer une solidarité avec les événements mais, fermées en raison de la pandémie, elles s’expriment majoritairement en ligne. Elles renforcent par ce biais virtuel la visibilité d’artistes africain·e·s américain·e·s mais se donnent aussi bonne conscience. En effet, ces mêmes musées ont souvent été dans le passé au cœur des critiques d’artistes de couleur qui déploraient leur sous-représentation dans leurs murs.

George Floyd est en quelques jours devenu la figure d’un changement qui se veut irréversible même si le fond de l’air reste encore irrespirable.

En 2001, bien avant que la question de la respiration et de la suffocation ne soit au cœur d’une nouvelle et amère actualité, Dread Scott proposait une drôle de composition pour sa série Boom : sur le visage souriant de Hattie Daniels dans son rôle de « Mammy » dans Autant on emporte le vent, il écrivait en lettres capitales rouges : « If White People Didn’t Invent Air, What Would We Breathe ? » (« Si les Blancs n’avaient pas inventé l’air, que respirerions-nous ? »). L’ironie de cette phrase montre que même l’air que l’on respire ne serait pas de son fait si on est Noir·e aux États-Unis.

Les manifestant·e·s reproduisent dans les Die-In la posture du corps de George Floyd au sol, immobilisé par les menottes et par le genou d’un misérable policier, répétant inlassablement « I Can’t Breathe ! ». Sur le modèle initié par Colin Kaepernick, joueur de football qui signifiait ainsi sa contestation des discriminations et violences raciales, elles·ils posent le genou à terre, appelant leurs camarades à faire de même, répétant « Take a Knee » à l’envi. Comme dans la pratique artistique de Shaun Leonardo, le corps est au cœur d’une performance de la révolte afin de raviver la mémoire de la douleur et du trauma. Ce dernier se joue dans le contexte du Covid-19, où se déclinent les récits effrayants des personnes en réanimation souffrant de poumons affectés par cette maladie qui produit une sévère insuffisance respiratoire pouvant conduire à la mort. Ce moment est aussi celui où les masques marquent visuellement une obstruction de la bouche et du nez. L’air au sens propre et au sens figuré ne peut plus circuler.

Trois jours après la mort brutale de George Floyd, un groupe d’artistes, Xena Goldman, Cadex Herrera et Greta McLain, décident de peindre une fresque murale à l’endroit où il a été tué. Aidé·e·s de Niki Alexander et Pablo Hernandez, elles et ils la terminent en douze heures. De six mètres de long sur deux mètres de haut, la fresque représente le portrait de George Floyd au centre d’une immense fleur de tournesol au cœur de laquelle les noms de toutes les personnes victimes de la brutalité policière de ces dernières années sont inscrits. Celui de Breonna Taylor, jeune soignante tuée par erreur le 13 mars dernier de huit balles dans le corps en pleine nuit à Louisville dans le Kentucky, en fait partie.

Le nom de George Floyd se déploie en d’immenses lettres qui ont fonction de porte-voix. Dans les lettres, des silhouettes représentant celles des activistes complètent la peinture aux tons dominants jaunes et bleus. Elle est datée du 25 mai 2020 et un singulier message est inscrit en bas du portrait : « I Can Breathe Now » (« Je peux respirer à présent ») ; comme si George Floyd n’avait atteint cette liberté tant nécessaire qu’une fois mort. Il est en quelques jours devenu la figure d’un changement qui se veut irréversible même si le fond de l’air reste encore irrespirable. Cette peinture urbaine réalisée à la mémoire de George Floyd était projetée sur un large écran pendant la cérémonie funéraire de Minneapolis. Elle résonnait avec la rue, avec toute la force du symbole que représente à présent cet homme devenu le pivot d’une prise de conscience à jamais nécessaire.

Une autre peinture murale a été réalisée le 2 juin sur un mur de Third Ward, le quartier de Houston où George Floyd, né le 14 octobre 1973, a grandi. « Big Floyd » comme il était amicalement appelé là-bas, et comme le rappelle l’inscription en lettres graffiti, est représenté avec des ailes d’ange sur un fond bleu. Le nimbe au-dessus de sa tête est formé des mots « Forever breathing in our hearts ». Comme le disait LL Cool J, la voix tremblante de colère et de tristesse, sous le poids de ce genou qui l’étouffait, alors qu’il se sentait définitivement expirer, George Floyd a appelé sa mère décédée à l’aide.

Rien ne peut alléger la douleur de cette mort insupportable comme l’ont été toutes celles avant la sienne. Nous sommes en 2020 et la sauvagerie de la haine raciale perdure dans une démocratie qui doit reconquérir ses droits. En 1962, dans La prochaine fois, le feu, James Baldwin écrivait : « Quelqu’un qui continuellement survit à ce que la vie peut lui apporter de pire cesse éventuellement d’être dominé par la peur de ce que la vie peut apporter ». Martyr anonyme du XXIe dont il faut dire le nom (« Say his name »), Floyd réunit aujourd’hui en son sein toutes les violences du monde mais est, dans le même temps, le déclencheur d’un grand mouvement solidaire pour la paix et la justice.

Il faut prendre une grande inspiration, recommencer doucement à respirer, appeler l’unité, lever le poing et continuer à lutter.

 

Cet article a été publié pour la première fois le 9 juin 2020 dans le journal AOC.


Elvan Zabunyan

Historienne de l'art contemporain, Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art

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