Rediffusion

Une fenêtre sur Tel Aviv – à propos de Diary de David Perlov

Écrivaine

Dix années d’existence condensées en six heures de film, qui nous donnent à voir, comme au travers des vitres d’un tank, la permanence de la guerre – nous entrons dans le Diary de David Perlov. Des seuls points de vue de sa fenêtre donnant sur les immeubles de Tel Aviv et de la lucarne, télévisuelle, qui ouvre sur le monde, il saisit du présent, patiné d’histoire, l’ondulation, avec délicatesse et retenue. Rediffusion du 3 avril 2020.

Dans le prologue de son journal filmé, David Perlov évoque un temps et une terre où ceux qui ne savaient lire ni écrire traçaient une croix pour figurer leur prénom et leur nom sous une photo qui les représentait. Une fois, j’ai été intriguée par ce prologue parce qu’il s’associait à mes lectures d’alors, Giorgio Agamben et José Bergamín. Il y était question des analphabètes, majoritaires autrefois, et d’écrire pour celui qui ne peut pas. Chaque visionnage du Diary de Perlov se combine avec ce qui est là, alors, avec l’ondulation mentale. Avec le présent, disons.

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La première image du film est un texte. Ou, pour celui qui ne sait pas lire, des signes graphiques sur fond noir. Ou, pour celui qui ne voit pas, c’est une voix. Dès la première image, c’est-à-dire, cette chose écrite, il y a une voix. C’est David Perlov qui parle et qui regarde par la fenêtre. Il ne décrit pas ce qu’il voit mais ce qu’il pense de ce qu’il voit. Comme on le fait, tous et toutes.

Il a acheté une caméra légère. Il a décidé de filmer lui-même dorénavant et de filmer pour lui-même. Il ne s’agit pas, toutefois, d’enregistrer tout ce qui se présente. David Perlov se détourne du cinéma professionnel et des films qui lui sont commandés par la chaîne de télévision nationale israélienne. Car ce sont des films dont personne n’a besoin, même s’ils ont un objet, une visée sociale. L’art intéressant est celui qui obéit à une pulsion intérieure. En faisant du cinéma libre, David Perlov s’engage dans une sorte de cinéma politique dont le terrain principal est son appartement.

Le cadre qui lui permet d’embrasser l’extérieur, c’est la fenêtre. C’est la fenêtre et c’est la télévision. Au tout début, le rectangle clair qui contraste avec l’obscurité, on croirait un pastel, un dessin vite fait. Mais c’est la fenêtre de l’appartement et c’est le vrai dehors. L’homme qui filme porte d’abord son attention sur son vis-à-vis : des immeubles pauvres, des habitations ordinaires. Il montre d’où il filme : son logis est à Tel Aviv, situé au troisième étage d’un immeuble. À partir de là, il alterne les visions domestiques et les visions du monde. Elles sont cadrées par la fenêtre ou la lucarne télévisuelle.

Dix années d’existence ont été condensées en six heures. Perlov est concis. Il filme peu.

David Perlov veut approcher le quotidien. En même temps, il livre un témoignage des années 1973 à 1983 en Israël. De la guerre de Kippour à l’invasion du Liban en 1982. Ses images ont une certaine retenue. Mais ce n’est pas froid. Le sentiment s’y ajoute par la voix de Perlov. Sa diction lente, d’une autorité douce, rappelle Roland Barthes. Le commentaire qui accompagne les images a été enregistré après le tournage. L’agencement des fragments et la voix off font la richesse de ce journal filmé. L’effet de présence est intensifié par la voix off qui donne une qualité intime à ces plans. Mais pas seulement ça. La voix ajoute une légende à ces situations prélevées à la rue. C’est un moyen de donner des informations sur le contexte tout en produisant un discours sur soi et des réflexions sur notamment le cinéma, l’industrie culturelle, la politique, la guerre, les surprises-parties.

Il y a six chapitres, cela fait six heures de film. Dix années d’existence ont été condensées en six heures. Perlov est concis. Il filme peu. Il parle, certes, tout au long des six heures. Mais il discoure peu. Et à certains moments, au cimetière de Sao Paulo en particulier, devant la tombe de sa mère, il se tait. Le silence vient alors parachever l’image. Une tombe foncée, de l’alphabet, deux pierres.

Il a présenté son environnement : ce qu’il voit de sa fenêtre et sa famille. Mira, l’épouse. Et leurs jumelles, Yael et Naomi. Peu à peu, des personnes s’invitent dans cet espace, amenant d’autres espaces. Les prises de parole se diversifient, les sujets aussi. Et l’on part vers d’autres endroits, d’autres pays. Ce sont des villes surtout. Sao Paulo et Paris où Perlov a vécu avant de se fixer à Tel Aviv. S’il retourne sur les lieux de son passé, il n’y est pas poussé par la nostalgie. Sa passion, c’est le présent. Le présent est une fenêtre vers le passé. Une chose vue dans la rue, une attitude repérée lui ramène une femme fréquentée dans sa jeunesse, un paysage. Mais la démarche de Perlov n’est pas comparable à celle de Proust. Il le dit lui-même : « Entre Proust et Dickens, je me sens plus proche de Dickens. Je ne suis pas à la recherche du temps perdu. »

Le journal de Perlov est un déploiement vibrant. Pourtant sans lyrisme. C’est un film palpitant. Pourtant sans intrigue.

Il y a des citations dans le Diary. Ce ne sont pas des citations littéraires ni cinématographiques. Ce sont des citations télévisuelles, puisque Perlov se concentre sur ce qui est là. Ce qui se passe sous les fenêtres, ce qui passe à la télé. En octobre 1973, il règle sa caméra sur la lumière du crépuscule, se préparant ainsi à filmer de chez lui la célébration de Kippour et la guerre de Kippour. On voit des groupes de gens qui se parlent sur le trottoir, les signes religieux qui les accompagnent. Et l’instant qui suit Golda Meir, accablée, au regard baissé. C’est une prise de parole que Perlov cadre au plus près sur l’écran de télé. Il montre une femme préoccupée, qui paraît fautive ; son regard se dérobe. C’est précisément ce regard-là, insaisissable, qui capte l’attention. Avant que Golda Meir ait fini sa phrase, avant qu’elle ait dit ce qu’elle a à dire, Perlov envoie le plan suivant. La réalité prend de vitesse l’annonce politique. C’est la guerre.

Regardant la guerre à la télévision, le cinéaste sent qu’il est plus reporter que metteur en scène. Même si, fils d’un magicien, il aime le spectacle, la duperie. Ce qu’il dit du combattant dont il observe les actions s’applique à sa démarche : de la précision et de l’endurance. En octobre 1973, la guerre a fait son entrée chez les gens. Devant leur téléviseur, les Israéliens pouvaient voir leur enfant sur le champ de bataille. La couleur passée, c’est presque du noir et blanc.

Le Diary donne à l’image d’actualité une patine historique. C’est la permanence de la guerre que l’on perçoit dans cette espèce de noir et blanc verdâtre. Le reportage cité est celui de Ron Ben Ishai qui a participé aux combats avec les soldats ; en danger de mort comme eux. Le versant opposé de ces opérations clôt le premier chapitre, Perlov filme le marathon vers Jérusalem. Il découvre qu’il aime filmer les sportifs quand ils courent ensemble et non quand ils s’affrontent. Son journal est un déploiement vibrant. Pourtant sans lyrisme. C’est un film palpitant. Pourtant sans intrigue. C’est un documentaire captivant. Mais sans sujet. Juste un point de vue. Et une économie à l’œuvre.

Perlov souffre d’un excès de temps. Il en découle un présent qui miroite, qui ne finit pas, qui revient.

Le reportage de guerre dont Perlov a inséré des parties dans son journal – en le filmant au moment même où il le regarde à la télé – joue un rôle déterminant dans son esthétique. Puisqu’il décide de documenter la réalité en filmant comme à travers les vitres d’un tank. À cette époque, Perlov n’a plus de travail, sinon des commandes stupides de la part de la télé, en vue de commémorer ceci ou cela. Il préfère ne rien faire. Un artiste doit savoir végéter. Mais l’université lui propose d’enseigner le cinéma. Il accepte le poste. Et cela va nourrir aussi son projet, lui apporter du nouveau. Car enseigner est pour lui l’occasion de recommencer à zéro. Il se forme en cherchant sa forme. Il faut du temps pour appréhender le regard intérieur et lui donner forme. Le Diary nous entraîne dans une progression vers la dernière image à partir de laquelle tout peut recommencer.

L’économie du temps est une des origines de son journal. Alors que Jonas Mekas, filme des bribes par manque de temps, Perlov, lui, souffre d’un excès de temps. Il en découle un présent qui miroite, qui ne finit pas, qui revient. Un présent animé de gens qui s’invitent, d’amis du lointain qui débarquent, de souvenirs qui surgissent, de cogitations. Il y a une surprise-partie dans l’appartement. Les âges se mélangent, dansent ensemble. David Perlov ne danse pas. Il filme. C’est-à-dire il les regarde. Et ce qui lui apparaît nous apparaît : que chacun, dans sa danse, se relie à un moment particulier de sa vie. Je ne sais plus dans quel chapitre se trouve cette séquence. Souvent, je pense à ces personnes qui dansent autour de la table basse. Ils me sont familiers, incorporés à des souvenirs. On piétine en musique, on a le sourire dans cet ondoiement de corps. On sourit pour soi. Mais ce sont les autres qui le voient, ton sourire. Capter la vie banale avec des moyens minimaux aboutit à une communication infinie avec nombre de sujets, de chambres et de jours.

David Perlov, Diary, 1983. Visionnable ici.

Cet article a été publié pour la première fois le 3 avril 2020 dans le journal AOC.


Gaëlle Obiégly

Écrivaine

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