Rediffusion

Le dérangement des choses enfouies – sur Vider les lieux d’Olivier Rolin

Ecrivain et essayiste

Adieu le 10, rue de l’Odéon. Ressurgissent les êtres et les événements qu’a connus le lieu habité par l’écrivain pendant 37 années, avant de s’en trouver expulsé. Sans lamentation aucune, Olivier Rolin retrace la « vidange du lieu », avec pour point focal la bibliothèque : le déménagement invite à feuilleter les livres accumulés, certains presque oubliés, et ressuscite les souvenirs de leur lecture. Rediffusion du 4 mars 2022

Comment écrire sereinement sur un livre lorsque la fureur du monde tape à la vitre ? J’avoue que, tandis que je lisais Vider les lieux d’Olivier Rolin le 23 février, j’avais régulièrement un œil sur le fil des chaînes d’actualité en continu. Et le 24, je n’ai pu écrire sur ce texte. J’étais choqué depuis 4 h du matin par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ainsi la littérature, à travers le temps où elle est lue, noue-t-elle des liens inattendus avec le réel ! Surtout lorsqu’elle use, de surcroît, dans ses titres, de verbes à l’infinitif – Vider les lieux (Rolin), mais aussi Anéantir (Houellebecq), ou encore Pas dormir (Darrieussecq)…

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Est-ce le fait de ces journées cauchemardesques et des nuits sans sommeil ? Mais ces titres d’œuvres littéraires, dans leur rusticité de langue réduite à l’infinitif, retentissent, à la manière d’oracles, dans le présent. Est-ce de la pensée magique ? Oui sans doute. Toutefois, à force d’être impersonnel – c’est la caractéristique de ce mode –, l’infinitif accueille non seulement la voix de l’auteur mais aussi les chimères du temps. Vider les lieux ! Cette injonction brutale qui renvoie, pour l’huissier, à l’obligation de faire évacuer ou, pour le locataire, à celle de ficher le camp, bouleverse ainsi la vie de l’écrivain, expulsé par un « requin de l’immobilier » contemporain, de son historique entresol du 10, rue de l’Odéon ; mais elle résonne aujourd’hui drôlement, à quelques milliers de kilomètres de là, pour des populations et un gouvernement, mis en demeure par un ancien maître des lieux, de vider les lieux pour qu’un nouveau propriétaire s’y installe. Même si, comme le dit Umberto Eco, « le titre est le premier commentaire de l’œuvre », je cesse là le parallèle que m’inspire cet infinitif.

Ce récit d’un déménagement contraint raconte beaucoup d’Olivier Rolin, locataire depuis trente-sept ans. Mais disons-le tout de suite : ce livre n’a rien d’une lamentation. C’est juste une vie que son locataire remue, regarde, et met en carton ! Qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on laisse d’une existence quand il s’agit de faire le tri ? Dans tout déménagement, – on le sait – il y a un traumatisme. Une petite mort, où il s’agit de « vider les lieux », avant qu’un jour on ne déménage définitivement et que d’autres ne viennent « vider les lieux » pour vous.

Mais Rolin transforme cette catastrophe domestique, en une méditation dense et parfois amusée (avec pas mal d’autodérision) sur ce que signifie « habiter ». Pas seulement quatre murs, mais une rue à Paris, et plus largement, la littérature, considérée comme maison commune, et jusqu’à sa vie d’écrivain nomade, consumée dans un voyage perpétuel. L’opus a ainsi des allures d’un Temps retrouvé, dans lequel le passé, les personnages rencontrés, l’expérience du monde retrouveraient leur place, décantés à travers un récit pratiquant avec jubilation, la digression. Ainsi Rolin quitte-t-il la rue de l’Odéon. Une adresse chargée. Il suffit à l’écrivain de se pencher à la fenêtre pour apercevoir, à travers les corridors du temps, ce que fut cette rue au début du siècle dernier : une rue mythique pour la littérature.

Rolin fait le vide, dressant l’inventaire d’une vie, vendangeant les histoires qui traversent sa rue, son immeuble, son appart, depuis des siècles – et aussi depuis 37 ans

L’aperçu rétrospectif donne toujours l’illusion de la causalité. Mais comment ne pas être séduit par l’idée qu’un peu du lieu et de son inconscient finissent par conditionner un destin. Au cœur de ce quartier de l’étude, l’écrivain s’installe, à proximité de deux librairies fameuses, la Maison des amis des livres d’Adrienne Monnier et Shakespeare and Company de Sylvia Beach (remplacées aujourd’hui par un salon de coiffure, dirigé par un coiffeur baroque, et par une boutique). Ces femmes d’exception animaient alors une partie de la vie artistique et intellectuelle de la rive gauche. Sylvia Beach y publia en février 1922, en présence de l’auteur, l’Ulysse de James Joyce ! Œuvre, emblématique de la dérive (celle de Bloom dans Dublin, celle d’Ulysse sur son bateau) qui, glisse Rolin (navigateur lui-même), lui donna le désir d’écrire. L’Irlandais l’accompagne depuis longtemps et, jusqu’ici, dans ce dernier remue-ménage (qui s’achève un 16 juin justement, jour du « Bloom’s day »). Lecteur compulsif de Joyce, Rolin donne envie – et ce n’est pas la moindre des qualités de Vider les lieux – de se plonger dans Ulysse dont il parle avec une extrême élégance. Ce n’est donc pas rien, qu’un écrivain, presque jour pour jour cent ans plus tard, soit ainsi obligé de « déguerpir » de cette rue sous la pression. Ultime défaite d’un Paris littéraire, perdu, qui vide les lieux.

C’est cette histoire double, d’un déménagement et d’une disparition, que raconte Vider les lieux. Il y a dans ce texte, pas triste du tout même si mélancolique, et encore moins inspiré par le ressentiment même si sentimental, quelque chose de splendide, d’éclatant comme le manifeste des pouvoirs de la littérature. Oui, l’écriture a le pouvoir de « vider les lieux », mieux que ne le pourraient faire les bras noueux de déménageurs. Perec – l’un des nombreux auteurs avec lesquels dialogue le texte – le savait, avec sa Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Rolin fait le vide, dressant l’inventaire d’une vie, vendangeant les histoires qui traversent sa rue, son immeuble, son appart, depuis des siècles – et aussi depuis 37 ans !

Rolin tient ainsi une comptabilité temporelle en partie double, ménageant des passages, dans l’immeuble, entre les époques. Le 10, rue de l’Odéon voit des personnages divers, hauts en couleur, vivants ou morts, se croiser dans les escaliers ou près des poubelles : c’est Mitterrand qui rencontre, un soir, Thierry, le chanteur-pilote de course insomniaque, tenancier du bar au bas de l’immeuble ; ce sont les squatteurs contestataires, zombies des années quatre-vingt, voisins indélicats qui pourrissent les nuits de l’ancien chef de la Gauche prolétarienne ; ou ce sont encore les spectres d’Aimé Césaire qui logea, dit-on, dans cet entresol, ou celui de l’américain Thomas Paine habitant à la Révolution l’appartement de ces « deux vieilles demoiselles un peu toquées » qui, dans les années quatre-vingt du siècle dernier, ne se signalaient à Rolin, certaines nuits, que « par le tintinnabulement d’espèces de clochettes tibétaines dont elles attendaient je ne sais quel bénéfice spirituel, et peut-être aussi qu’elles éloignent les souris ». À leur mort ou leur déplacement en asile, des « vidangeurs d’appartements » firent disparaître leurs effets. Étaient-elles « syllogomanes », se demande Rolin, du nom de cette pathologie affectant généralement les personnes âgées, et consistant « à accumuler des objets hétéroclites et inutiles » ? Comme les célèbres frères Langley et Homer Collyer, morts, l’un enseveli par des masses de journaux, l’autre de faim, dans leur appartement de Harlem au milieu de cent quarante tonnes de déchets.

Rolin en tire alors une étrange pensée, s’inquiétant de savoir « si je n’ai pas tendance à concevoir de plus en plus l’écriture comme une forme particulière, sans nocivité sociale, de syllogomanie ». L’écrivain est gourmand des mots. Mais il y a davantage. Le texte est truffé, avec légèreté, de ces sortes de fragments d’art poétique, qui font aussi de Vider les lieux, un texte passionnant sur l’écriture. Comment, en se figurant Rolin en syllogomane, ne pas penser à l’énorme tas de journaux, glanés tout autour de la planète, qui occupaient, il y a plusieurs années, une bonne partie de l’appartement et qui ont été déposés, depuis, au département des Manuscrits de la BNF ? Ils avaient alors constitué le socle de papiers de cette entreprise fabuleuse qu’a constituée L’invention du monde (1993) : raconter un seul et même jour sur la Terre – soit le 21 mars 1989.

Comme autrefois ranger/classer la bibliothèque pour Perec, la démanteler, pour Rolin, est une épreuve de vérité.

Ces variations sur le temps, ces grands écarts, à cheval sur les siècles, produisent de merveilleux accidents de mémoire. Car (tout le monde en a fait l’expérience), déménager, c’est d’abord remuer des « élevages de poussière », découvrir des choses enfouies qui paraissaient oubliées et que le grand dérangement fait resurgir. La phrase de Rolin attrape alors, et peut-être sans le vouloir, des accents proustiens : « Il me revient aussi (mais alors vaguement n’est pas le mot qu’il faut, c’est un lambeau, une diaphane pellicule de souvenir que je ne peux saisir, dont je ne puis même deviner la forme, une chose immergée dans une profonde eau noire et dont j’aperçois seulement quelques lueurs aussi indistinctes que ces bribes de rêves qui subsistent un instant au réveil avant de s’évanouir)… » De cette eau noire – obscurcie par l’encre ? – remontent ainsi une note, un cahier, une lettre – et il y en a des milliers, rangées par un Rolin qu’on découvre archiviste du papier, bibliomane, et même un peu maniaque du temps. Comme en témoigne cet épisode. « Sur une carte postale représentant La musique de Matisse, une autre (femme) m’écrit : “Je suis arrivée en retard à notre rendez-vous, place Saint-Sulpice. Peut-être nous sommes-nous manqués. Peut-être n’êtes-vous pas venu”. La signature est illisible, et j’ai beau chercher sur un très vieil agenda (parce que j’ai gardé ça aussi !), je ne vois pas mention d’un rendez-vous ces jours-là, en octobre 1994. »

Mais le souvenir, débarrassé de la poussière, mord toujours un peu le cœur. Et même parfois en profondeur. Comme ce carnet où Rolin relit les mots de son père, médecin militaire en Afrique dont il découvre la vocation littéraire rentrée, s’appropriant des mots « sans titre de propriété », puisqu’ils relèvent d’un bien commun, partagé avec son frère, l’écrivain Jean Rolin. La généalogie pèse ainsi de son poids bien senti dans le parcours des deux frères, auteurs, tous deux, d’une œuvre marquante dans la littérature française contemporaine. De surcroît, Olivier ajoute à cette hérédité, un surmoi militaire, sous la défroque révolutionnaire du chef de la branche armée de la Gauche prolétarienne… Le passé décidément accroche, parfois s’immobilise dans un objet. Dans ces cornes, cette photo prise sur le Tage, cette petite statue du curé d’Ars, ces cartes postales, ces traces calendaires de rencontres avec de grands écrivains – Lobo Antunes, Ken Follett, Borges, etc…

De cette poussière remuée monte en volutes le passé, vécu, sous les trois espèces : comme durée, comme évènement ou encore, comme beauté, échappant au temps : « la part de moi no-sé-que-hacer aime l’idée qu’il y a dans le passé un foyer de beauté perdue ». Ce n’est ainsi pas un hasard de voir l’ombre de Chateaubriand planer sur ces pages. Rolin, lecteur passionné des Mémoires d’outre-tombe, n’est-il pas en train d’en écrire, mais dans un ordre foutraque ? Ce bordel, ce « fatras », ce « fucking bazar » dissimule toutefois une raison poétique.

Et c’est sa bibliothèque qui en donne la clé. La « librairie » des écrivains est toujours un trésor. Celle de Rolin est déjà promise par legs à l’École normale supérieure – juste retour à l’envoyeur de la part d’un ancien élève philosophe, turbulent mao mais fidèle. La bibliothèque et ses quelques 7 000 livres constituent une étape majeure dans le déménagement. Comme autrefois ranger/classer la bibliothèque pour Perec, la démanteler, pour Rolin, est une épreuve de vérité. Avec elle, se met en branle la véritable vidange du lieu, emporté dans un séisme qui disloque l’appartement, la rue, la ville. « Tous ces paysages, ces climats, ces jours anciens, ces visages enfermés dans les livres y demeureraient secrets si au moment de les entasser dans un carton je ne cédais à la tentation de les feuilleter un moment, et alors les murs tombent, j’oublie la rue que je me prépare à quitter, la ville dans le grand texte de laquelle elle inscrit son petit trait, le pays où je suis que paralyse ce poison dont je ne veux pas citer le nom… »

Cette dislocation, physique et mentale, pousse le locataire à plonger dans un « trip » alimenté, en quelque sorte, par les livres. C’est que la bibliothèque récapitule à elle seule, dans ces milliers de pages lues (ou non lues), l’existence voyageuse d’Olivier Rolin. Chaque page de garde porte la mention « du lieu lointain où ils ont été lus », et fait « surgir toute une géographie de souvenirs sur la page ». Ainsi le Contre Sainte-Beuve donne-t-il l’occasion d’une méditation profonde, et extrême-orientale, où se mêlent le rythme du voyage et celui de la lecture. Relu dans le cours d’une longue pérégrination (au même titre que « les trois tomes de la Recherche dans la collection Bouquins »), l’essai hybride de Proust placarde en page de garde : « Paris-Pékin-Hong-Kong-Paris ». Les avions, les salles d’attente, les trains, les rencontres, le souvenir de ce 31 décembre où l’Airbus quitte la piste de l’aéroport Charles de Gaulle, rappellent l’extrême excitation qu’il y a à partir – muni de ce seul viatique qu’est un livre.

Peut-être, à suivre Rolin, n’y-a-t-il pas meilleur endroit que les avions et les trains pour lire. Et il n’y avait peut-être pas de meilleur auteur que Proust, si sédentaire, pour glisser, dans les pages du Contre Sainte-Beuve, ainsi embarqué dans les paysages les plus exotiques, ce petit éloge de la lecture divagante… N’avoir plus alors pour pays que ce petit pavé de papier, de carton et de colle qui nous attache encore, immobiles, à la culture de départ, au lieu d’origine, à la langue, et se projeter, à l’étranger, au bout de la Terre ! Telle est la puissance talismanique de cet objet, qu’il suffit d’ouvrir, comme un Aladin frottant sa lampe, pour partir sans bouger : promesse de l’ubiquité. Et promesse de simultanéité ! « Me fascine l’idée que cette rue de la Mandchourie dont le nom m’avait plu il y a quarante ans, dans une petite ville de Patagonie argentine, existe réellement, en ce moment où j’écris. » Dans une époque qui, depuis deux ans, en a bien rebattu sur le voyage, et qui criminalise, pour certains, le voyage en avion, voilà une expérience délicieusement détonante.

La dislocation, qui préside au voyage et à la lecture, affecte ainsi dans le déménagement et le monde et le moi. C’est la révélation de ce moi disloqué – c’est-à-dire séparé de soi, sorti de sa « location », illocalisable aussi – à laquelle procède la bibliothèque. Elle en vient presque à occuper la structure profonde non seulement de l’œuvre mais de l’existence de l’écrivain. Comme dans cette scène, en 1989, au moment du bicentenaire de la Révolution, où Rolin sort de chez lui, descend dans la rue, pour assister à la pose d’une plaque sous sa propre fenêtre en hommage à l’américain Thomas Paine ! Image parfaite de la dislocation : le locataire sorti de sa location !

Le hasard des temps a voulu que ce déménagement ait eu lieu en pleine pandémie et lui ait donné une dimension involontairement poétique. L’injonction de « partir », venue du gérant immobilier, frappe le locataire au moment où l’État, tout à la nécessité de confiner ses administrés, ordonne au citoyen de « rester ». Ce commandement paradoxal, qui rend fou, se résout au fond non dans le voyage, mais dans l’invitation au voyage. Obéissant à cet appel baudelairien, le moi s’y élance vers l’ailleurs sans quitter toutefois cette toute « petite grotte aux tommettes rouges », habitée depuis si longtemps. Et une fois que tout est accompli, le locataire se vide la tête, comme dans une séance de méditation, pour ne plus percevoir, dans le silence « d’une citerne » que le bruit premier du voyage, celui « des derniers pas que je fais dans l’appartement, le matin de mon départ ».

Olivier Rolin, Vider les lieux, Gallimard, mars 2022, 224 pages.

Cet article a été publié pour la première fois le 4 mars 2022 dans le quotidien AOC.


Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste