Rediffusion

Dans la spirale – sur Quelque chose à te dire de Carole Fives

Critique Littéraire

Une jeune écrivaine qui admire une auteure reconnue récemment disparue et qui s’invite de manière intrépide dans son univers tant intime que littéraire. C’est dans un décor hitchcockien qu’avec Quelque chose à te dire Carole Fives entraîne ses lecteurs à repenser, et partager, la temporalité de l’écrivain : « L’écriture était un processus, il ne fallait pas trop le précipiter. » Rediffusion du 4 septembre

«Attendez la fin et vous comprendrez », conseille Thomas Blandy à Elsa Feuillet, alors qu’ils regardent ensemble Sueurs froides, d’Hitchcock. Elsa estime que Kim Novak mène James Stewart par le bout du nez ; il se pourrait que ce soit le contraire. Thomas et Elsa sont les héros de ce roman qui compte un troisième protagoniste, Béatrice Blandy, écrivaine célèbre et tout juste décédée.

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Elle a beau être morte, Béatrice est omniprésente dans Quelque chose à te dire. À cette expression, « quelque chose à te dire », on associe aussitôt une image : quelqu’un qui se tortille, sur le point de révéler une information embarrassante.

Le nouveau roman de Carole Fives est de ceux que l’on a envie de reprendre depuis le début, une fois qu’on les a terminés. À la seconde lecture, les indices d’une entourloupe apparaissent. Carole Fives les a glissés ici et là, sans nous mettre la puce à l’oreille.

D’une écriture aussi limpide que l’est le physique des héroïnes hitchcockiennes, elle a écrit un thriller avec les qualités du genre : bref, tendu, sec, il brouille les cartes. On sent que l’autrice se joue de nous mais on ne trouve pas les trucs et astuces. Le roman est ironique à plus d’un endroit. D’ailleurs, Quelque chose à te dire donne de l’importance à un lieu, comme le font Fenêtre sur cour ou La Maison du Docteur Edwardes.

Au tout début du roman, Elsa Feuillet n’a jamais entendu parler de Thomas Blandy. Ils évoluent dans deux mondes sociaux différents, bien qu’ils soient tous deux des artistes à leur manière. Elsa Feuillet, comme son nom l’indique, est écrivaine. Avec un tel patronyme elle pourrait aussi être pigiste. D’une certaine façon, elle l’est, puisqu’elle est très loin de rouler sur l’or. Elle n’a qu’une quarantaine d’années, le best-seller et l’adaptation cinématographique peuvent encore se présenter.

Quelque chose à te dire décrit de façon concise et piquante ces acteurs huppés de la culture au sens large ; le gratin, quoi.

La vie d’Elsa est faite de bric et de broc : elle a divorcé du père de son fils de sept ans, dont elle a la garde une semaine sur deux, à Lyon. Autour d’Elsa, il y a quelques amies, et une mère. Comme souvent dans l’univers de Carole Fives, et comme fréquemment dans la vie aussi, la mère est davantage un poison qu’un soutien. C’est une machine à critiquer sa fille.

Nous sommes en 2018 quand s’ouvre le roman et voici que l’autrice contemporaine préférée d’Elsa meurt d’un cancer « foudroyant ». Elle s’appelait Béatrice Blandy, Thomas Blandy est son mari — désormais, il est son veuf. Béatrice était une « grande écrivaine » qui avait peu publié, cinq romans en trente ans, mais « elle n’était pas de ces écrivains qui tiennent le crachoir coûte que coûte et monopolisent les plateaux télévisés. »

Béatrice était discrète mais très reconnue. Pour lui rendre hommage, Elsa, dont le nouveau roman est sur le point de paraître, y place en exergue un court extrait d’un livre de Béatrice Blandy. Elsa a caressé l’idée d’écrire quelque chose de plus personnel, quelque chose de son cru, qui traduirait plus explicitement son émotion, mais elle s’est ravisée. Personne ne s’épanche dans Quelque chose à te dire. Le style et les apparences sont mesurés. Ça bouillonne par en-dessous.

La citation mise en exergue conduit le veuf de l’écrivaine à se manifester auprès d’Elsa. D’emblée, Thomas Blandy est un gentleman qui arrive comme par magie au bon moment : il remercie Elsa d’une missive de quelques lignes et qui se clôt par : « J’ai appris que vous ne viviez pas à Paris, mais contactez-moi lorsque vous y passez, j’aimerais vous rencontrer. » Comment refuser ? À partir de là, Elsa pénètre l’univers des Blandy. Les portes s’ouvrent sur le grand monde qui est en réalité un tout petit monde, une élite intellectuelle et financière qui ne fréquente qu’elle-même et ne voit qu’elle-même.

Quelque chose à te dire décrit de façon concise et piquante ces acteurs huppés de la culture au sens large ; le gratin, quoi. Arrivant de Lyon « mal fagotée » et « définitivement provinciale », traînant une valise (pas en carton, mais presque), Elsa découvre le superbe appartement des Blandy. Il se trouve près des Tuileries au 350, rue Saint-Honoré.

Il occupe dernier étage d’un « hôtel particulier, rien que ça ». Lorsque s’ouvrent les grilles en fer forgé de l’ascenseur, elle découvre le palier baigné de lumière. Le reste est à l’avenant : au mur sont accrochées des toiles monumentales de Matisse, Braque, et Léger : « Un véritable échantillon du Centre Pompidou, qui se trouve seulement à quelques kilomètres à pied. » Dans la cuisine un Picasso rivalise avec un rutilant réfrigérateur producteur de glaçons.

Thomas ne cache rien à Elsa : Béatrice Blandy était la fille d’un riche collectionneur d’art, de là vient cette prospérité. Lui-même est producteur de films, des films d’auteurs, bien sûr. Il est à tu et à toi avec Isabelle Huppert. Quelques jours plus tard, Thomas embrasse Elsa, qui a eu le temps de faire un aller et retour à Lyon. Encore quelques jours et ils font l’amour, puis Thomas remet à Elsa une clé de l’immense appartement. C’est dire s’il a confiance en elle.

Bref, il n’y a pas de place pour le naturel. Avec ces gens-là, on est loin de l’ambiance de Husbands, de Cassavetes. N’oublions pas le titre du roman : tant qu’on retient quelque chose à dire, on manque de naturel.

Il y a un délicieux côté Pretty Woman dans Quelque chose à te dire, que Carole Fives assume et dont elle joue. Le lecteur jouit de ce luxe par procuration. Merci Elsa, ça fait rêver : « Au milieu de la salle de bain trône une baignoire en marbre à la robinetterie dorée. »  Tout est parfait, propre, tracé au cordeau, rien ne traîne, une femme de ménage vient tous les jours : gageons que pas une seule trace de calcaire n’entache la robinetterie.

Dans l’immense bibliothèque, les livres sont en excellent état et classés par ordre alphabétique. « Beatrice avait la classe et l’aisance de la classe dominante, elle était partout à son aise, partout chez elle » remarque Elsa, de plus en plus fascinée par la grande écrivaine dont les photos décorent chaque pièce. Le regard bleu de Béatrice fixe Elsa, laquelle est gênée de se glisser dans ses draps, mais tout de même pas au point de mettre un terme à tout ce cinéma. Tant qu’il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir.

Béatrice se faisait photographier par Cartier-Bresson : « Ma femme aimait se faire photographier par les plus grands, c’était son côté un peu star… », explique Thomas, pas peu fier de feu sa femme mais toujours élégant, même dans la prétention. « Disons que Béatrice avait de la classe », surenchérit-il, devant une Elsa admiratrice.

Carole Fives nous installe le cul entre deux chaises face à ce paon. Thomas Blandy a le dessus socialement sur Elsa, mais la petite Elsa a des atouts et plus d’un tour dans sa poche.

Elle a d’abord pour elle sa jeunesse, vingt-cinq ans de moins que Thomas. Quand ils s’apprêtent à faire l’amour pour la première fois, Elsa se pose des questions qui respirent la distance, pas la fièvre du désir : « Habillé, Thomas était encore un très bel homme, mais comment serait son corps nu ? À quoi ressembleraient son torse, sa chair, son sexe ? Serait-il capable de bander ? Quelle était la sexualité d’un homme de son âge ? Elle ne pouvait s’empêcher de penser au corps de son père. Flasque, blanc, un corps qui semblait avoir renoncé à l’amour. » Elsa a un plan : elle est en panne d’inspiration, elle n’a rien écrit depuis un an.

En habitant cet appartement, l’intelligence de la défunte écrivaine infusera la sienne : « Et si le processus pour une fois s‘inversait ? S’il ne s’agissait plus d’écrire sur son passé ou sur sa vie qu’Elsa avait fini par vider de tous ses sujets, mais au contraire de susciter les événements qui pourraient l’inspirer ? » Mieux encore : en fouillant le disque dur l’ordinateur de Béatrice, elle trouve un début de livre, « des bribes, des phrases inachevées ». Il lui reste à rendre sien ce texte ébauché, les autres n’y verront que du feu.

Quand l’inspiration manque, est-ce utile de se mettre à écrire tout ce qui passe par la tête ? Peut-être pas : « L’écriture était un processus, il ne fallait pas trop le précipiter. »

Carole Fives maintient très habilement une unité de ton dans son roman : dans la description du lieu, dans celles de Thomas, de la femme de ménage, d’Elsa, ou des quelques amis du couple Blandy, rien ni personne ne se donne totalement ; chacun se retient.

Elsa et Thomas se voussoient, Thomas préfère autant. Il a des « relations de longue date », des amis « du même cercle » que lui. Même avec ceux-là, Elsa remarque qu’il est « hors de question de se disputer ou de s’emporter. Les discussions sont toujours intéressantes, rythmées par les lectures qu’on a faites, les expositions qu’il faut absolument voir, les sorties de film.

Il n’y a pas de place pour les pauses gênantes ou l’ennui ». Bref, il n’y a pas de place pour le naturel. Avec ces gens-là, on est loin de l’ambiance de Husbands, de Cassavetes. N’oublions pas le titre du roman : tant qu’on retient quelque chose à dire, on manque de naturel. Conscient de la curiosité croissante d’Elsa pour Béatrice, Thomas lui dit : « Dans le fond, ce qui vous plaît chez moi, c’est ma femme », et rien de plus.

Carole Fives compte sur le talent d’enquêteur de son lecteur : à lui de tiquer devant les bizarreries, de retenir les sarcasmes qu’envoie Thomas. Notons-les et réfléchissons-y plus tard. À ses amis qui lui demandent ce qu’Elsa fait dans la vie, Thomas répond : « Oh, pas grand-chose, avant que je ne la sorte du ruisseau. » Tout le monde rit. Un amoureux transi dirait mieux.

Une autre fois, il lance à Elsa : « Vous n’êtes pas un peu frustrée ? » Elsa entend, elle encaisse. Elle s’en moque, elle compense en s’appropriant les mots de Béatrice Blandy. Au bout de quelques semaines le livre est terminé. Elsa y a mis 50 % d’elle-même. Le succès est au rendez-vous, jamais elle n’a récolté de tels éloges ni vendu autant d’exemplaires.

Arrêtons-nous là pour ne pas gâcher la révélation finale. Ah, reste quelque chose à vous dire : ce roman est également une réflexion sur le métier d’écrivain. Quand l’inspiration manque, est-ce utile de se mettre à écrire tout ce qui passe par la tête ? Peut-être pas : « L’écriture était un processus, il ne fallait pas trop le précipiter. »

Il y a les romanciers prolixes en aphorismes (Louis-Ferdinand Céline) et les autres : « Beatrice n’était plus une écrivaine à petites phrases. » Quoi qu’il en soit, il semblait à Elsa « que dans les livres, les écrivains mettaient le meilleur d’eux-mêmes. »

Cet article a été publié pour la première fois le 4 septembre 2022 dans le quotidien AOC.

Carole Fives, Quelque chose à te dire, Gallimard, 176 pp., 18 €


Virginie Bloch-Lainé

Critique Littéraire