Rediffusion

Tragédie à balle(s) – sur Deux secondes d’air qui brûle de Diaty Diallo

Critique

On n’est pas sérieux quand on a vingt ans. Une bande de potes vit en banlieue une vie « presque chiante » mais soudée par la famille, l’amitié et les premières amours. Le premier roman de Diaty Diallo invente une poésie de l’adolescence tragique et joyeuse, portée par la musique et le besoin de fraternité, paisiblement résistante aux dérives policières. Rediffusion du 29 août

Le jour où commence l’écriture de cet article, 8 août 2022, le ministre Darmanin annonce intensifier la lutte contre les rodéos urbains qui tuent des gens. Il vante sur Twitter une productivité certaine : sur les deux mois précédents, « 1 200 interpellations, 700 engins saisis ». Des pages 103 à 108 de Deux secondes d’air qui brûle, Diaty Diallo raconte un de ces rodéos, organisé en hommage au héros mort de son roman : « Une parade de colère, d’autodidactie et de glow, de Baltimore au Botswana, des maisons vides devant lesquelles passent, en I et en Y, des garçons de midi à minuit aux métalleux noirs, madmaxés de cuir et de clous de la tête jusqu’aux pieds. De Bruxelles à Perpignan, ça lève fort, les poignets en rotation, endorphine et sérotonine plein les crânes, l’évacuation des pensées sombres le long de la bande d’arrêt d’urgence. »

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Une citation assez exemplaire pour introduire à ce premier roman dont le thème est d’actualité : les relations entre « jeunes de banlieue » et « forces de l’ordre », ainsi que certaines balles perdues en plein crâne lors de « délits de fuite ». Les datations sont ironiques : l’action se situe juste après le 14 juillet. Comme on voit, le style de Diallo sait ici se faire épique, fulgurant, concaténation de désirs, images et références en propositions tronquées pour rendre compte de l’adolescence et de ses frustrations. Il sait faire bien d’autres choses encore, on le verra plus loin.

Darmanin a dit que les « rodéos urbains » n’étaient pas « un mot positif, comme si c’était un spectacle, mais [des] actes souvent criminels ». Dans Deux secondes d’air qui brûle, les personnages ne sont pas d’accord non plus avec l’usage du terme « rodéo urbain ». Eux, ils trouvent que c’est juste un prétexte pour confisquer leurs motos, entre autres brimades. Il y en a d’ailleurs un, Demba, musicien, qui a « essayé d’aller parlementer à la casse – gros j’en ai marre de payer des motos tous les mois rolala –, là-bas c’était un film d’horreur, blindé de carcasses des bails saisis toute l’année. On aurait dit un cimetière. » Ça n’a pas marché, les épavistes n’ont pas voulu lui « redonner la moto en scred ».

Certes, si vous avez raté les cinq dernières années de vos ados, il vous manquera peut-être un peu de vocabulaire pour suivre : « bail », « scred », « glow », ailleurs « disquette », « tiekson » et autres « ça dit quoi » (l’autrice n’est pas allée cependant jusqu’à « ça habite où », pour remplacer le « tu »). Au pire, consultez le Dictionnaire de la zone, cela devrait aider. Diallo place son récit dans une banlieue banale, avec son urbanisme défaillant autour d’une pyramide et d’un labyrinthe supposément propres à la sociabilité ; en réalité, comme le dit Astor, le narrateur, une part de ville réduite à ce « qu’on nous laisse. Des mètres de trottoir, quelques bancs, des triangles d’herbe, des bouts de bois morts qu’on transforme en braise pour cuire la viande. Le moindre coffre de voiture est un possible sound system. » Les personnages sont ce qu’on aurait appelé jadis des classes moyennes montantes : « Chérif est dans ses études de droit, moi j’ai lâché les arts appliqués pour faire jardinier, Nil est artisan, Issa va devenir éducateur et Demba écrit et chante. Nos vies sont tranquilles. Presque chiantes. » Ils n’ont aucun vice, boivent de la bière et du fanta, un joint de temps en temps.

Comparé à TikTok (oui, l’idée peut paraître étrange, mais c’est un des rares médias où l’on a accès sinon à la réalité de quoi que ce soit, du moins à des discours de gens qui n’ont habituellement pas « voix à », racisés en particulier, et à la façon dont ils se représentent), aucune discussion sur / autour de la religion : c’est comme si celle-ci n’existait pas, n’intervenait même pas dans l’agenda. En revanche, comme dans TikTok, des débats sur les origines de chacun, entre revendication et autodérision : « t’sais quoi, ça sert à rien de parler avec vous autres et vos gènes de colons colonisés là, d’arroseurs arrosés, avec ta mauvaise foi là, mange ton sandwich au lieu de dire des bêtises », lâche un descendant d’Africains à un descendant d’arabes.

Le plus étudiant de la bande, Chérif, se fait remarquer un jour en arrachant « la plaque d’une énième rue Galliéni. Après ça, il avait hurlé, il faut décoloniser les villes, il faut déboulonner les statues, des trucs comme ça ». Mais, remarque le narrateur, il était « tout bourré » et cette saillie constitue apparemment à ses yeux plutôt « un spectacle » qu’une revendication légitime. Plus loin, Issa, embarqué par les « dépositaires » gueule à bout de nerfs aux passants : « alors les blancs, on aime les loyers pas chers et profiter du spectacle des noirs qu’on ratisse » ?

On danse plus dans Deux secondes d’air qui brûle qu’on ne discute politique.

La question politique n’en semble donc pas vraiment une pour les personnages : « je savais […] qu’on finirait par perdre quelqu’un dans cette bataille qui n’est même pas la nôtre. Une bataille à laquelle on n’a jamais pigé grand-chose. » L’intérêt de Deux secondes d’air qui brûle tient alors plutôt à l’évocation poétique des âmes adolescentes (masculines, mais racontées par une autrice cum grano salis) et à une fine mécanique narrative. Celle-ci tient de la tragédie avec ses lieux réversibles, le « dessus » et le « dessous », les « toits » et les « garages », tragédie dont « le processus semble avoir été écrit à l’avance, à l’image d’un scénario. Ses rôles assignés, d’adjuvants, d’antagonistes ; son élément perturbateur aussi et probablement quelques péripéties; mais avec une fin en queue de poisson ».

D’autre part, on retrouvera pas mal d’éléments du serial, telles les pages techniques pour savants fous guettés par l’explosion, « car les garçons en général aiment deux choses : faire bouger des trucs dans la nature avec des bâtons en bois, faire brûler d’autres trucs et inventorier les substances les plus inflammables. » Après la mort du frère de Chérif sous les balles des policiers, la bande décide en effet d’une action collective pyrotechnique. On ignore jusqu’à la fin quelle en sera la teneur précise, mais on sait que ce sera à l’image du roman lui-même : « On va créer de la fiction éphémère mon gars. On va fractionner le temps, paisiblement », déclare un des apprentis artificiers. Une question de tempo.

Donc, de la musique avant toute chose : « À des mètres au-dessus du lieu de rendez-vous, le sol vibre déjà ». À la première page, Astor se rend à une fête enfouie dans les entrailles de la cité. Tout au long du roman, Diaty Diallo sème des paroles de chansons qui donnent l’humeur des personnages ou son contrepoint, et dont elle recueille les références à la fin du livre, de Billie Eilish à SDM en passant par Jeff Mills (beaucoup) et pas du tout Booba. On danse plus dans Deux secondes d’air qui brûle qu’on ne discute politique, on l’a dit, et ce sont donc essentiellement des « boucles faites avec du son » qui règnent, house et techno, avec telle dispute musicologique : « Nil dit que, pour qui prête une oreille attentive au son de Detroit, il est possible d’entendre des dos se rompre au labeur dans les usines automobiles, des ouvriers perdre toit, femme et descendance, des quartiers devenir fantômes […] dans tous les cas techno music is black music, faut jamais oublier ça. » Ce son est aussi, tout au long du roman, associé à la mort par balles du frère de Chérif et à la mélancolie.

Avec la danse, comme le savent les religieux, vient le désir. C’était la phrase qui précède celle du sol qui vibre : « J’élargis à coups de pied une ouverture dans la clôture puis j’y faufile mon grand corps, adulte depuis quelques étés. » L’a-t-on remarqué, nos ados excellent à expliquer désormais leurs comportements par une connaissance sûre de leur physiologie (exemple vécu en vrai : « j’ai les hormones qui poussent, je ne pourrai donc pas passer les vacances d’été avec vous, chers parents »). Ceux de Deux secondes d’air qui brûle sont très attentifs aux signes de leur libido, mais pas beaucoup plus dégourdis que leurs arrière-grands-parents. Science sans confiance n’est que ruine de larmes.

L’écrivaine excelle à tirer des portraits drôles de gars bousculés par la découverte du deuxième genre, tel celui qui « s’est mis à fonctionner bizarre. Il est devenu attentif à des trucs qu’étaient pas urgents avant comme de savoir s’il pue après le foot ou si son char sur le front se voit encore s’il met sa casquette comme ci ou comme ça. » On aura ici toutes les techniques pour ne pas avoir l’air d’un « charo » tout en étant soin. À ce titre, on n’est pas sûr que le « haut qui moule les pecs » et le célèbre « bas de jogging gris » (on vous laisse chercher le défaut ou l’intérêt de ce vêtement) soient une bonne idée. Le narrateur n’en est plus très sûr non plus, ni de la visite improvisée de « ses plantes qui trempent dans d’anciens pots de mayonnaise » pour la belle Aïssa.

Avec la passion amoureuse, comme le savent les tragiques, vient la raison politique. Celle de Deux secondes d’air qui brûle, on l’a dit, est contondante. Et se présente comme interruption violente des désirs des protagonistes, au moment où leurs vies « presque chiantes » allaient devenir presque intéressantes. Ces vies sont rythmées par le flicage permanent, en particulier des contrôles à répétition, jusqu’à trois fois par jour, la police voulant sans cesse « vérifier [nos] identités qu’à force elle connaissait bien mieux que nous. »

Le roman décrit aussi, à partir de témoignages et de documents, les meilleurs moyens pour susciter des « outrages » chez des gars qui n’ont a priori rien fait : « Une fois au poste ça n’avait pas traîné à s’envenimer. Ils avaient vérifié son identité numériquement, et parmi les dossiers relatifs aux nombreux PV qu’on collectionnait tous ils avaient trouvé le nom de sa mère et fanfaronné des menaces l’impliquant. On va la défoncer, je suis sûr qu’elle aime ça le cul, les noires aiment toutes ça, ils avaient dit. […] Ils avaient cogné tellement fort qu’il en avait perdu connaissance à plusieurs reprises, qu’il en avait eu une côte cassée. »

Faire famille, faire communauté, être « ensemble », c’est la seule chose que demandent les habitants de ce livre.

La politique, ce sera donc aux lecteur·ices de la faire. Pour cela, si les concepts ne suffisent pas, Diaty Diallo possède aussi un sacré talent à poétiser les sensations physiques, à nous partager la douleur, que ce soit l’âcre brûlure des gaz lacrymo dans le fond des poumons ou bien cette interpellation où Chérif « sent des doigts gantés pénétrer dans la chair de son cou, comme s’ils essayaient de lui arracher les os de la nuque, et d’autres lui tirer violemment les poignets vers l’arrière pour refermer dessus des menottes. » Tantôt, la lecture de Deux secondes d’air qui brûle est comme une descente aux enfers, dans la fureur et le grésil des interventions policières, à quoi répond le « chaudron » dans lequel nos héros fabriquent l’explosion qui doit clore le roman ; tantôt c’est au contraire ce que le narrateur nomme la « douceur ». Celle-ci se fait dans un autre chaudron, proprement culinaire cette-fois.

Le chapitre « La place », très pertinemment intitulé pour rendre compte de celle qu’ont ceux qui n’en ont pas, s’attarde sur la préparation du repas de quartier du vendredi soir, juste après la mort du frère de Chérif. Là se déploie la nature « commune » de la vie dans sa dimension la plus nécessaire et la plus simple : préparer à manger ensemble. On s’y réjouit entre voisins, mais aussi entre parents et enfants, même si ceux-ci regimbent parfois – occasion de tirades comiques : « je me suis tapé toutes les missions courses, je suivais sa liste au millimètre et pourtant la daronne que elle m’appelait toutes les vingt minutes pour rajouter un ingrédient ou me dire d’aller à tel endroit plutôt qu’ailleurs parce que moins cher ou je sais pas quoi. […] après la cinquième mission j’ai mis ma sœur sur le coup, j’avais d’autres trucs à faire que courir derrière du chou wesh. »

Faire famille, faire communauté, être « ensemble », c’est la seule chose que demandent les habitants de ce livre. Et c’est tout ce que la politique policière empêche. Ce conflit absurde est au cœur même du récit, de sa motivation et pas seulement de son motif, on le comprend petit à petit : le narrateur et son ami Chérif se sentent responsables de la mort du frère de celui-ci. Ni l’un ni l’autre n’ont su le trouver à temps alors qu’ils en avaient la garde, et Chérif parce qu’il n’a pas su calmer la rencontre avec la police qui a attiré son petit-frère, lui a fait peur et l’a fait fuir à moto. La dernière chose qui restera à construire aux héros, c’est un comité pour essayer de comprendre, faire savoir, réhabiliter : « Ta vie est entremêlée aux leurs maintenant, ton destin est lié à leur impunité. Ce n’est pas un choix que tu as fait, c’est un mauvais coup du sort. […] Je t’enveloppe de mon amour ma vie, mon amour de frère d’immeuble. […] Tu me sauras là pour la suite. Ce combat qu’il t’appartient de mener. Tu me sauras là, hein ? Puisque je ne saurai faire que ça. » Et ce sera encore, et malgré tout, un travail à mener ensemble, pour être ensemble.

Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle, Seuil, « Fiction & Cie », août 2022.

Cet article a été publié pour la première fois le 29 août 2022 dans le quotidien AOC.


Éric Loret

Critique, Journaliste