Politique culturelle

Samantha Bailly : « La profession d’artiste-auteur est une profession sous tutelle »

Critique

Parmi les artistes et les auteurs, le rapport remis par Bruno Racine en 2020 sur leurs conditions de vie et de création a suscité beaucoup d’espoirs, aujourd’hui déçus par les dernières annonces du ministère de la Culture. Samantha Bailly, ex-présidente de la Ligue des auteurs professionnels, insiste sur la nécessité que l’État, comme pour les autres professions, dote le secteur de vrais outils de démocratie sociale comme des élections professionnelles et le financement de syndicats — à moins que les artistes ne soient pas des professionnels ? Ou comment en finir avec une certaine infantilisation des artistes face aux pouvoirs publics et aux exploitants des œuvres.

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Le rapport remis par Bruno Racine en janvier 2020 au ministère de la Culture a mis au jour la fragilisation des conditions de vie et de création des artistes-auteurs (écrivains, plasticiens, photographes, illustrateurs, scénaristes, etc.) et a abouti à 23 recommandations visant à les renforcer collectivement, pour une meilleure reconnaissance de leur statut social et professionnel, mais aussi individuellement, pour une meilleure répartition de la valeur entre auteurs et producteurs/diffuseurs. Le rapport a également souligné les manquements des pouvoirs publics dans leur prise en charge du problème.
À sa suite, en mars dernier, Roselyne Bachelot a dévoilé son « Plan auteurs 2021-2022 ». Parmi les 15 dispositions, l’accès des auteurs au Fonds national de solidarité est prolongé, mais plus question d’élections professionnelles (grande nouveauté proposée par Racine) et du Conseil national et paritaire des artistes-auteurs.
Globalement, les organismes de gestion collective ont plutôt salué ce plan qui correspond selon eux aux priorités dans le contexte actuel. À l’opposé, et parmi d’autres organisations, la Ligue des auteurs professionnels a considéré qu’il s’agissait là de l’« enterrement » du rapport Racine. Sa présidente, Samantha Bailly, a marqué le coup en démissionnant de son mandat. La Ligue, association d’auteurs du livre (y compris illustrateurs et auteurs BD, dont Benoît Peeters avec qui AOC s’était entretenu il y a un an) née en 2018 et réorganisée en syndicat le 20 mars, se distingue par la radicalité de ses positions, parfois contestées. Retour sur une affaire multiséculaire, complexe mais centrale, avec le point de vue de l’auteure d’une œuvre nombreuse (romans, romans jeunesse, mangas, fantasy, pratique, scénarios…), qui a même osé s’auto-publier, et résolue dans sa lutte militante. CM

Il y a eu ces dernières années un certain nombre de manifestations d’humeur de la part des écrivains, avec le mouvement #Auteursencolère ou #PayetonAuteur, en 2020 et 2021 les auteurs de BD ont exprimé leur colère et appelé au boycott du festival d’Angoulême. Vous-même, à la suite des annonces de Roselyne Bachelot, avez décidé de démissionner de la présidence de la Ligue en signe de protestation. Vous avez également publié dans Le Monde, le 17 avril, une tribune avec d’autres syndicats et associations d’artistes qui met l’accent sur l’usurpation de la capacité des auteurs à être représentés par eux-mêmes dans les instances interprofessionnelles. Peut-on revenir en arrière pour expliciter les enjeux ?
Le point de départ de ce mouvement de colère remonte à 2014, du côté des auteurs et autrices de BD. Ces derniers découvrent que leur régime de retraite complémentaire va brutalement augmenter leurs cotisations sociales, ce qui représentait du jour au lendemain la perte d’un mois de revenu environ, et ce, sans concertation. C’est pourquoi l’initiative des États généraux de la BD voit le jour, sur l’impulsion de Denis Bajram, Valérie Mangin et Benoît Peeters. L’enjeu était de mettre autour de la table toute la chaîne du livre pour questionner la dégradation des conditions du travail des auteurs et autrices de BD. Alors jeune autrice, je me souviens du jour où j’ai pris connaissance de leur étude. J’ai eu le sentiment qu’enfin, enfin, une étude parlait de nous, de notre réalité sociale et psychologique.

Cela questionne déjà la problématique de la représentativité : on peut se demander pourquoi il a fallu attendre que des auteurs et autrices bénévoles décident eux-mêmes d’étudier statistiquement leur propre corps professionnel. Comme le montre si bien le rapport Racine, l’ensemble des artistes-auteurs se situe dans l’angle mort des pouvoirs publics. Après la publication de cette étude des États généraux, qui dresse un constat très alarmant, aucune mesure n’a réellement été prise. Des campagnes de sensibilisation sur la faiblesse des pourcentage se sont succédé, comme, par exemple, la série de photographies « Dans la peau d’un auteur jeunesse »… Par la suite, en 2017-2018, deux changements profonds se télescopent. D’abord, des réformes transversales qui concernent tous les Français : hausse de la CSG (non compensable pour les auteurs, contrairement aux salariés), retraite, etc., qui, on le constate, n’ont pas été anticipées pour les artistes-auteurs, qui sont des travailleurs non salariés rattachés au régime général. Mais aussi une réforme en attente depuis 2014, celle de notre régime de sécurité sociale, qui se trouve sans pilotage depuis des années. L’absence de concertation et ces « oublis » génèrent des mobilisations fortes.

C’est vrai qu’on peut mal se rendre compte du hiatus entre l’image de l’auteur ou de l’artiste consacrée par l’histoire de l’art, valorisée socialement, et le fait qu’il s’agit de personnes qui ont des préoccupations quotidiennes de sécurité sociale. Mais peut-on aussi saluer des avancées récemment, ou promesses d’avancées, avant de se pencher sur les blocages ? Par exemple, a été élargi ce qui est comptabilisé comme des revenus artistiques (droits d’auteur) et des revenus accessoires (ateliers, rencontres publiques…), sur la base desquels les artistes-auteurs cotisent, pour prendre en compte une plus grande diversité des activités professionnelles et donc ouvrir des droits à une couverture sociale y compris à ceux qui ont de faibles revenus.
Pour commencer, il faudrait savoir qui a besoin de prestations sociales parmi les artistes-auteurs, puisqu’il y a trois cas de figure. Si vous êtes artiste-auteur, peu importe votre situation, vous disposez déjà de la protection universelle maladie comme n’importe quel citoyen. Si vous êtes artiste-auteur et avez un autre métier à côté, vous bénéficiez des prestations sociales via cet autre métier. Donc il faudrait savoir très concrètement de quelle population on parle, et être capable d’identifier précisément les artistes-auteurs en activité professionnelle.

C’est censé être la mission d’un observatoire promis. Mais dans les faits, on sait qu’on ne pourra pas avoir de données exploitables avant au minimum deux ans si, et seulement si, le ministère de la Culture rectifie maintenant sa méthodologie de travail. Récolter des données exploitables sur nos métiers demande une révolution copernicienne : sortir de la structuration du régime de sécurité sociale qui est pensé par circuits de diffusion, pour partir des individus et considérer la multiplicité de leurs activités. Car, en outre, nous sommes souvent multi-métiers, ce qui demande un travail rigoureux d’identification des métiers.

De plus, désormais c’est l’Urssaf qui est en charge du recouvrement de nos cotisations, et non plus l’Agessa qui a échoué dans sa mission depuis 40 ans. Or, aujourd’hui encore, le site de l’Urssaf comporte des dysfonctionnements très inquiétants et pénalisants. Les bricolages de notre régime sont une catastrophe, en particulier pour ceux qui vont partir à la retraite prochainement.

Concernant le fait d’étendre le type de revenus intégrés au régime artistes-auteurs, c’est une bonne nouvelle. Pour autant, on ne règle pas le problème majeur des non-recours aux droits sociaux : même si en principe vous y avez accès, dans les faits, les artistes-auteurs éprouvent de grandes difficultés à toucher leurs indemnités. Me concernant par exemple, alors que ça fait 10 ans que j’exerce ce métier dont 8 à titre principal, j’ai reçu mes indemnités maternité quand mon bébé avait 5 mois, au prix d’un combat désespérant avec l’administration.

Par ailleurs, je dirais qu’il y a un progrès au sens large dans la médiatisation et la visibilisation. C’est l’un des bienfaits du rapport Racine – même si c’est source de frictions et que c’est compliqué –, je pense qu’on a maintenant une forme de reconnaissance d’un ensemble, peut-être pas encore de professionnels, mais d’un statut à améliorer. Et on assiste à une convergence entre de nombreux syndicats et militants de secteurs différents qui ont commencé à faire émerger des positions communes.

Les artistes-auteurs sont donc reconnus comme une catégorie, mais pas encore de manière complètement professionnelle. Or, cette définition de l’artiste-auteur professionnel est très difficile à établir. Peut-on retenir un ou des critères de professionnalité qui fassent l’unanimité ? L’auteur est-il vraiment un travailleur comme les autres ?
Si cette question resurgit c’est parce qu’elle a été très invisibilisée. Alors que la revendication de professionnalité est vieille comme le monde. J’ai appris, à travers l’ouvrage de Titiou Lecoq sur Balzac, Honoré et moi, qu’à l’époque il avait voulu créer une « épicerie des monstres », une épicerie où les écrivains travailleraient pour dénoncer le fait qu’ils gagneraient plus d’argent en vendant des denrées alimentaires qu’en écrivant. Jean Zay, sous le Front populaire, veut faire reconnaître que l’auteur est un travailleur, peut-être pas exactement comme les autres, mais en tout cas il ne peut pas échapper à des règles fondamentales de droit social.

Le droit d’auteur du code de la propriété intellectuelle (CPI) de 1957 est un droit tourné vers les œuvres : il protège les œuvres, ce qui est fort bien, mais il ne protège pas vraiment les individus. Sauf que dans la réalité, cela fait longtemps qu’on nous donne des définitions de professionnalité puisque les pouvoirs publics limitent justement leur intervention auprès de ceux qu’ils qualifient de professionnels. Des exemples très simples : il faut gagner environ 9 000€ de revenus artistiques par an pour obtenir les prestations sociales dont on parlait tout à l’heure, ce qui dans des études du ministère de la Culture ou dans certains bilans du Centre national du livre (CNL) est considéré comme le critère de « professionnalité ». La retraite complémentaire également ne s’adresse qu’aux professionnels selon leur propre définition, puisque pour bénéficier d’une prise en charge de la SOFIA (société de gestion collective du secteur du livre qui reçoit et redistribue le droit de prêt en bibliothèque), il faut avoir au moins 50 % de ses revenus issus du livre.

Autre exemple : quand la crise sanitaire arrive, on se dit qu’il faut aider les artistes-auteurs, mais la réaction de certains membres des pouvoirs publics était de dire en substance : « Attendez, on ne peut pas payer tous les artistes-auteurs. Il faut aider ceux pour lesquels c’est une activité significative. » Et parfois, on aura même un petit jugement de valeur derrière : « … ceux qui sont les vrais auteurs, qui créent des œuvres de qualité. » Or, le CPI ne s’intéresse pas à la qualité d’une œuvre. Est une œuvre ce qui est une création originale de l’esprit. Alors qu’on ne reconnaît pas les droits afférents à la professionnalité, un dialogue social structuré et conforme à la Convention européenne des droits de l’homme, le droit de s’organiser syndicalement, d’élire des représentants, le droit à une négociation collective contraignante. Nous sommes ainsi, pour l’État, des professionnels à géométrie variable, parfois oui, parfois non, selon les circonstances. Cette notion de professionnalité n’est pas cohérente et suffisante. Nous avons les devoirs des professionnels, mais pas les droits : c’est comme si on n’était pas allés au bout d’un processus.

Au Québec, la professionnalité est reconnue à partir du moment où on adhère à un syndicat représentatif. C’est une autre législation mais cela montre que ce problème a été réglé dans d’autres pays. En France, le seul critère qui existe aujourd’hui, c’est celui du revenu. Et la force du rapport Racine, c’était de dire que ce n’était pas un critère suffisant parce qu’en l’occurrence les revenus sont fluctuants, morcelés, d’où un nécessaire ajustement dans la définition de la professionnalité. Or une activité professionnelle, d’un point de vue fiscal, est définie par sa régularité. D’où le fait que la Ligue a proposé un système qui ferait converger plusieurs faisceaux de critères, calculés en points, pour établir le caractère professionnel – de manière à ne retirer de droits sociaux à personne, et à donner la possibilité d’accéder à des droits pour ceux qui n’en ont pas.

Mais la difficulté, c’est d’arriver à mesurer notre activité professionnelle, et c’est ce que pointait le rapport : l’absence de corrélation entre temps de travail et argent, le fait qu’on ne fasse pas la distinction – alors que c’est une distinction qui existe dans notre pratique – entre le niveau de revenus quand on est en train de créer (par exemple en cas de commandes d’œuvre) et les revenus d’exploitation de l’œuvre qui courent sur 5, 10, 20 ans.

Il y a pourtant aussi des écrivains, pour prendre l’exemple des écrivains, pour qui la notion de métier n’a pas forcément de sens, ou qui sont d’abord attentifs à une reconnaissance symbolique – laquelle provient d’un tiers, les pairs, l’éditeur, le public. Comment ne pas faire l’impasse sur cette question de la valeur symbolique ?
On a intégré un certain nombre de choses qui sont parfois un peu irrationnelles, du type « il est impossible de mesurer le temps de travail », du fait justement de la sacralisation de l’acte de création. Pourtant, un auteur de BD peut vous dire à peu près combien de temps ça va lui prendre de dessiner une planche. Moi par exemple, je travaille dans le jeu vidéo. Dans le jeu vidéo, quand je fais de la facturation, je le fais en journées. Je ne dis pas que le vocationnel n’a pas sa place, mais néanmoins le vocationnel efface de l’équation le rationnel, et même le professionnel, parce qu’on est des citoyens et citoyennes comme tout le monde pour ce qui concerne les devoirs. Comme on a un peu cassé l’image de la posture sacrée, maintenant on ose parler publiquement de la galère, de faire sa déclaration Urssaf, des choses pragmatiques pas très glamour… mais qui sont la vraie vie. C’est libérateur de dire que ce métier, c’est aussi ça, et c’est comme tout le monde. C’est finalement un mouvement de désingularisation de nos métiers, forcément vue comme inquiétante, parce que tout le droit d’auteur et toute l’histoire, toute la mythologie de l’auteur, c’est une histoire de singularisation extrême.

De fait il y a schématiquement une différence entre les auteurs de littérature générale d’un côté et les auteurs jeunesse et BD, qui d’ailleurs ont pu faire avancer les choses de manière concrète, peut-être du fait que, chez certains, il y a un rapport à l’œuvre qui est différent ?
Tatiana de Rosnay, membre de la Ligue, est une des rares autrices de littérature générale à parler très concrètement du social, par exemple, quand elle raconte que, jeune maman, et alors qu’elle cherchait un moyen de garde, on lui aurait répondu : « Mais pour vous, ça va être compliqué, vous ne travaillez pas », sous-entendu vous pouvez vous occuper de votre enfant à la maison. Il est vrai qu’il y a peut-être un rapport à l’œuvre différent mais il y a aussi un paramètre économique à prendre en compte. La jeunesse et la BD sont des segments économiquement forts, dans le marché du livre, alors que ça devient de plus en plus difficile pour un auteur ou une autrice de littérature générale d’en faire son métier ou de ne pas avoir un autre métier… pour maintes raisons qu’il serait intéressant d’approfondir.

Si l’on revient à la question du statut de l’artiste-auteur, Roselyne Bachelot a évoqué dans son plan le fait que certains auteurs revendiquaient un modèle salarial.
Je ne sais pas d’où vient cette histoire de revendication du salariat, parce que ça n’a jamais été évoqué de la part des organisations impliquées. Je vois beaucoup de gens associer systématiquement « reconnaissance du travail » et « salariat », ce qui n’est pas forcément le cas ! Dans le rapport Racine, il n’est pas fait mention de salariat. De toute façon, d’un point de vue statutaire, le régime artistes-auteurs concerne des travailleurs non-salariés, pas d’ambiguïté. En revanche, ce n’est pas une raison pour ne pas demander la protection du droit du travail. Par exemple, les travailleurs de plateformes (Uber, Deliveroo) ne veulent pas être salariés. Néanmoins, on est dans un lien d’asymétrie dans les relations de travail. Et il y a aujourd’hui un mouvement général de structuration des travailleurs indépendants pour obtenir une régulation.

Souvent on entend dire aussi que le contrat de travail signerait la fin du droit d’auteur. Et pourtant, les réalisateurs sont bien des auteurs au sens du CPI et des intermittents du spectacle ! Et puis il y aussi dans la pratique des artistes-auteurs salariés, comme dans le jeu vidéo. Le statut de l’auteur salarié pose des questions par ailleurs, mais c’est une réalité maintenant. De très grosses entreprises ont besoin de professionnels de la création le temps d’un CDD, parfois en CDI, c’est normal.

J’ai également entendu des déformations des revendications de la Ligue qui font à minima la démonstration de profondes lacunes en matière de droit social. Quand, en 1975, le législateur rattache le régime des auteurs au régime général de la sécurité sociale, la philosophie est qu’il y a une forme de lien de subordination avec les exploitants des œuvres – pas un lien de subordination aussi clair que salariés/employeurs, mais un lien de co-dépendance. En fait, non seulement on cède nos droits pour 70 ans post-mortem, ce qui est un sacré engagement sur la durée, mais en plus on a très peu de garde-fous pendant la période où on est en train de créer.

Ces critiques étaient peut-être une allusion à la tribune d’écrivains « Pour une intermittence des arts et des lettres » publiée dans Libération il y a un an ?
Oui, peut-être. Mais cette tribune ne demande pas explicitement une rémunération en cachets, elle demande un statut similaire. Ceci étant posé, la particularité de l’intermittence est d’être un régime qui protège une profession durant les temps de non-activité conjoncturels. Mais, non, nous ne demandons pas de contrat de travail. D’ailleurs, le rapport Racine a proposé autre chose : un contrat indépendant, un contrat de commande – ce qui est l’inverse du salariat : un contrat pour mieux baliser les relations professionnelles dans le cadre d’une activité indépendante.

En l’occurrence, il s’agissait de rémunérer justement le temps de la création, dont vous avez parlé, et pas seulement le résultat de la création. Après la recommandation du rapport Racine, le rapport Sirinelli a pris le relais de la question et a conclu que le contrat de commande n’était pas une solution à retenir, qu’il fallait plutôt encourager des négociations d’accords collectifs.
Le rapport Sirinelli n’est pas une analyse strictement juridique de la commande littéraire et artistique, qui par ailleurs est la pratique quotidienne pour des photographes, graphistes, plasticiens, réalisateurs, architectes, sans que cela ne pose aucun problème juridique. En revanche, ce rapport conclut que ce n’est pas la meilleure solution politique compte tenu des fortes oppositions de certains et de la crainte d’une intervention législative « transversale », ce qui est une nuance de taille. Notamment, il estime, et à juste titre, que l’objet du code de la propriété intellectuelle n’est pas d’encadrer la commande : il concerne l’exploitation des œuvres et pas la phase amont de travail de création.

La commande a existé de tout temps ; c’est l’un des cadres des activités de création même avant le droit d’auteur de 1957. Le rapport Racine proposait, lui, cette solution d’un contrat qui viendrait opérer une distinction entre la cession des droits et l’activité de création. Il y a un moment où on est en train de travailler et puis, il y a le moment, ensuite, du résultat de l’exploitation. Au Québec, il savent faire cette distinction et pendant la crise sanitaire cela a permis de mettre en place des aides Covid efficaces et adaptées.

Travail de création et propriété intellectuelle ne sont pas antinomiques. Le problème réside dans l’encadrement contractuel. En effet, du fait de l’industrialisation du secteur culturel, les contrats de cession de droits ont muté ces dernières décennies. Pour répondre à la professionnalisation de ces industries, les contrats se sont étoffés, jusqu’à mêler des impératifs qui sont en réalité de l’ordre du travail et non de la simple cession d’une propriété intellectuelle : dates de rendu, obligations de déplacements, travaux supplémentaires à fournir… Ces contrats de cession sont en fait mixtes. Il y a une incohérence frappante du droit qui protège l’auteur parce qu’il est la partie faible du contrat d’exploitation sans toutefois prévoir un cadre juridique pour le protéger davantage en amont.

En fait, tout le monde s’en prend aux pouvoirs publics pour dire qu’ils ne sont pas à la hauteur, mais le fond du problème, n’est-ce pas le déséquilibre entre les auteurs et les diffuseurs/producteurs ?
Justement c’est ce que disait le rapport Racine : c’est à l’État d’assumer son rôle de régulateur. Cela implique d’intervenir en amont – sur les conditions de travail – et en aval en effet, sur un taux minimum touché durant l’exploitation, comme le préconisait aussi le rapport. Mais c’est quand on règle la représentativité d’une profession, qu’on admet l’existence d’une profession par des élections professionnelles – que le rapport recommandait également –, qu’on peut alors entrer dans un champ contraignant de la négociation collective légitime.

C’est pour cela qu’il faut doter les syndicats de financements garantissant leur fonctionnement et leur indépendance. Si un syndicat n’a même pas les moyens de payer un conseil juridique, je ne vois pas comment il peut peser face aux exploitants des œuvres. Certes on est dans un État libéral où règne la liberté de négociation : il n’empêche qu’il y a quand même un droit du travail en France. Même les stagiaires ont des minimums. On peut quand même se mettre d’accord sur un minimum, que ce soit en termes de rémunération ou de bonnes pratiques professionnellement acceptables pour les uns et pour les autres.

La représentativité est donc un point central. Pouvez-vous détailler cette revendication de représentativité et brosser le paysage interprofessionnel ?
Le secteur de la création n’a jamais interrogé cette question. La notion de représentation se réfère à une technique juridique qui permet à une personne de charger une autre personne d’accomplir des actes pour son compte, tandis que la notion de représentativité est la capacité et la légitimité reconnue à une organisation de représenter une profession. Le rapport Racine pointe un morcellement, qu’on connaît : le manque de poids des nombreuses organisations existantes.

Le paysage se structure entre diverses organisations dont les objets sont très divers, comme des organismes de gestion collective (OGC) qui sont des sociétés privées sous tutelle du ministère de la Culture qui collectent et répartissent les droits d’auteurs. On a aussi des associations culturelles ou encore des syndicats. Il y a peu de temps encore, le Syndicat national de l’édition se disait aussi représentatif des auteurs en englobant dans ses missions « tous les professionnels de l’édition ». Derrière cette phrase un peu toute faite de la « défense du droit d’auteur », on masque la question de la structuration des intérêts défendus réellement. Mais quels intérêts économiques défend telle ou telle structure ? Quelles structures aujourd’hui – c’est la question qui doit être posée – défendent les conditions de travail des artistes-auteurs ?

Certaines organisations existent depuis 200 ans, comme la SACD, qui est un organisme de gestion collective. Sauf qu’en fait, il y a 200 ans, la France n’avait pas le même droit social et qu’entre-temps pour toutes les autres professions la représentativité a été questionnée, encadrée et structurée. Nous, ce n’est pas le cas. Le rapport Racine préconisait, on l’a dit, une structuration par des élections professionnelles. Ces élections engendreraient l’identification d’un corps professionnel, puis l’établissement de syndicats représentatifs – une vingtaine qui, une fois établis comme légitimes, pourraient voir leur représentativité remise en jeu les années suivantes (c’est le jeu des élections). Ces syndicats auraient accès à un financement à travers un fonds. La proposition était d’utiliser le financement via les irrépartissables des OGC, ces sommes qui, faute d’identification des auteurs, ne sont pas reversées à ces derniers.

En réalité, non seulement il y a une asymétrie économique des organisations d’auteurs face à celles des exploitants, mais en plus il y a un vrai travail de clarification à faire sur ce qu’est un syndicat : cela peut être une association, peu importe, mais son objet doit être exclusivement la défense des intérêts de la profession. C’est ce qui évite les conflits d’intérêts.

La représentativité, c’est donc un préalable avant tout dialogue social. Par exemple, concernant la crise sanitaire, il y a clairement eu une forme d’opposition entre deux types de solutions pour les artistes-auteurs : des syndicats, comme la Ligue, demandaient un plan de soutien massif, le plus automatique possible, comme pour les autres professionnels. C’est ainsi que nous avons remué ciel et terre et obtenu l’accès au Fonds de solidarité national. À l’inverse, le positionnement d’autres organisations a été de défendre des systèmes d’aides individuelles qu’ils allaient eux-mêmes gérer selon des critères très variables. Si le Fonds a posé des difficultés pour les artistes-auteurs non identifiés depuis des décennies, cela a été la solution la plus massive.

À chaque fois c’est la même chose : l’État estime qu’il n’est pas capable de gérer la situation des artistes-auteurs, donc la délègue à des entités qui elles-mêmes peuvent procéder avec leurs propres critères. Alors que si l’État avait identifié au préalable les artistes-auteurs et pris ses responsabilités de longue date, on n’aurait pas eu affaire à de tels dysfonctionnements.

Dans la tribune du Monde, les signataires dénoncent la place prépondérante accordée aux OGC et autres institutions dans l’organisation du dialogue social, en évoquant le fait que ce serait comme « demander de confier à nos banquiers ou à nos assureurs notre carte d’électeur, sous prétexte que “c’est plus simple comme ça” et qu’ils “savent mieux que nous ce qu’il nous faut” ». C’est une image très forte. Pourtant, ces institutions ont mené et gagné des luttes au bénéfice des auteurs. Qu’est-ce que ça signifie concrètement et pourquoi cette discordance ?
Personne ne dit que des institutions anciennes n’ont pas leur rôle à jouer dans l’écosystème. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : de périmètre des intérêts défendus. Nous avons besoin d’organismes de gestion collectives qui collectent et répartissent des droits. Nous avons besoin d’associations qui mettent en place certains mécanismes de soutien individuel. Pour autant, donner mandat pour représenter les intérêts de sa profession, c’est encore autre chose. Nous avons aussi besoin de défendre nos intérêts professionnels. Que les artistes-auteurs puissent choisir leurs organisations représentatives, cela porte un nom : la démocratie sociale.

Par ailleurs, il est important de cesser de confondre les œuvres avec les artistes-auteurs vivants et en activité. C’est fondamental. Pour que nous puissions, nous, rendre compte de la réalité de notre vécu, de nos problématiques. Ce n’est pas pour rien si le mouvement est si fort depuis des années : des auteurs et autrices eux-mêmes investis dans des organisations professionnelles en connexion directe avec le terrain se sont aussi retrouvés à la table des négociations…

Et selon vous seul un syndicat peut légitimement défendre les intérêts de la profession, d’où le fait que la Ligue se soit très récemment transformée en syndicat ? D’ailleurs, où est-il question de siéger ?
Je ne suis plus au conseil d’administration de la Ligue, donc il faut poser la question à la Ligue ! Mais en l’état, il n’y a pas d’élections professionnelles. Cela signifie que ce sont les ministères qui vont désigner quelles organisations sont à leurs yeux représentatives des artistes-auteurs. C’est très mal vécu par beaucoup d’artistes-auteurs, et pour cause.

Ce qui fait un syndicat sont ses statuts qui ont comme objet exclusif la défense des intérêts d’une profession. C’est ce qui fait que les syndicats sont les seuls en capacité à ester en justice collectivement. Or, on est dans une culture où le syndicat est très déprécié. Comme il n’y a jamais eu de reconnaissance de la profession, notre défense s’est organisée dans des organisations hybrides, qui ne se revendiquent pas comme syndicats, et qui doivent lutter chaque jour pour chercher des financements à défaut de financement du dialogue social par les pouvoirs publics.

Par exemple : la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse est une association, mais elle agit comme un syndicat en défendant des tarifs minimums pour les interventions des auteurs en classe, en atelier, etc., et qui sont devenus une référence dans le secteur à tel point que le CNL conditionne maintenant l’obtention de subventions à l’application de ces tarifs.

Concernant la Ligue, on a pris conscience que l’on était responsable de laisser le flou perdurer : si on veut une structuration sociale claire, il faut que la Ligue elle-même se transforme pour disposer d’une entité qui soit dans son rôle. La représentativité que permet un syndicat rend possible que les artistes-auteurs eux-mêmes aient voix au chapitre, parce que le fait d’avoir un tel décalage entre le terrain et la réalité, c’est aussi ce qui crée cette situation de malaise social. C’est quand même fou, par exemple, de se dire aujourd’hui qu’il n’y a aucun observatoire des contrats d’édition, aucun moyen de savoir vraiment quelles sont les pratiques d’une profession. Alors que si vous parlez à n’importe quel auteur ou autrice un minimum professionnalisés, vous seriez surpris de leur degré de compétence. Ils sont capables, mieux qu’un certain nombre d’experts, de vous expliquer le mécanisme de leurs cotisations, ce qu’est une provision sur retour sur les ventes. On est face à une population qui a tellement dû s’auto-organiser qu’elle a acquis une compétence très forte.

Aujourd’hui le Fonds national de solidarité a été prolongé en faveur des artistes-auteurs. Mais comment voyez-vous les choses quand les aides vont cesser ? Est-ce que ces aides n’ont pas créé un précédent dont il s’agirait de profiter ?
Il faut absolument les pérenniser d’une façon ou d’une autre. Les aides d’urgence sectorielles, les organisations professionnelles ne disent pas que c’est inutile en soi, le problème est que c’est un bis repetita du mécanisme du Fonds, et en plus ça crée une rupture devant l’impôt puisque les aides sectorielles sont imposables, contrairement au Fonds. Dont le mécanisme de compensation d’un mois sur l’autre ne permet pas toujours de corriger les fluctuations propres aux revenus artistiques, et donc de couvrir des spécificités de métiers. Sans parler du fait que les critères posent question. C’est pour cela que les organisations ont demandé d’avoir un vrai fonds mutualisé collectivement qui permettrait, sur le long terme, de venir en aide avec des critères harmonisés pour éviter toute rupture d’égalité. C’était aussi l’idée d’un Centre national des artistes-auteurs, un opérateur public qui aurait la force, notamment, de mettre en place des fonds publics, transparents, sans opacité, dédiés à ça. En fait on nous a refusé toutes les solutions de pérennité.

Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? Dans ce genre de situation, il faut aider massivement une profession, c’est-à-dire plus que les 700 auteurs aidés via le fonds du Centre national du livre administré par la Société des gens de lettres lors de la première vague, et sans morcellisation. Car beaucoup d’artistes-auteurs sont multi-métiers. Vous êtes écrivain et auteur de théâtre et scénariste de cinéma : vers quel fonds se tourner ? La multiplicité des dispositifs créé un sentiment de labyrinthe.

Pour moi, il y a un avant et un après rapport Racine. S’il y a une boussole à avoir, c’est ce rapport. Le progrès va malgré tout aller dans le sens de la reconnaissance de la profession, de manière inévitable. Par contre, ce que je crains, c’est que là, ce qu’on nous propose, c’est un chantier qui n’a même pas de fondations, c’est-à-dire qu’on bricole encore. On est exactement dans les mêmes problèmes qu’on a toujours eus. On bricole parce que de fait, c’est un écosystème enlisé depuis trop longtemps dans une structuration floue, où se sont accumulés des conflits d’intérêt non réglés et l’on nie encore l’existence d’une profession. Il faut régler cette question de la professionnalité et de la représentativité pour repartir sur des bases saines. Il faut aujourd’hui qu’on puisse défendre nos propres intérêts professionnels et avoir les moyens de les défendre. De la reconnaissance de la profession découle l’émergence de synergies entre les différents acteurs – syndicats d’exploitants d’œuvres, OGC, associations, etc.

En fait, vous savez ce que la situation me donne comme impression ? On a l’impression d’une profession sous tutelle, comme si elle n’était pas capable de prendre ses décisions par elle-même. C’est-à-dire qu’il y a toujours quelqu’un pour décider pour nous. Non, vous n’allez pas voter, trop compliqué, vous ne ferez pas les bons choix si vous votez. C’est quasiment ça. C’est infantilisant, mais surtout nous sommes nombreux à le vivre comme une usurpation. Je pense que la seule piste maintenant pour les pouvoirs publics, c’est de nous accorder des élections professionnelles. Ça devrait être le pré-requis. Qui a peur des élections professionnelles ? Pourquoi est-ce si dérangeant ?


Cécile Moscovitz

Critique, Secrétaire générale de la rédaction d'AOC