Rediffusion

Alain Guiraudie : « Adapter son désir à la marche du monde »

Critique

Alain Guiraudie revient pour AOC sur sa trajectoire dans le cinéma et la littérature, lui qui s’est mis en quête de retrouver dans la fiction quelque chose de la dimension tragi-comique de la vie, maniant le burlesque sur fond de drames collectifs et s’efforçant de trouver une lueur dans l’inquiétude des périodes sombres que nous traversons. Rediffusion du 26 février

«Je suis en train de vous draguer » : Médéric, quadragénaire qui travaille dans les nouvelles technologies, voudrait jouer la carte du romantisme en s’adressant ainsi à Isadora, la prostituée avec laquelle il veut faire l’amour, mais sans payer. « On peut aller bien plus vite », lui répond celle-ci surprise. Comme les cinq précédents longs métrages d’Alain Guiraudie, Viens je t’emmène parle de cet inévitable contretemps des désirs. Avec cette ouverture, c’est sans doute aussi au spectateur que s’adresse le cinéaste : avons-nous besoin que le film nous livre une parade de séduction, ou sommes-nous prêts à passer directement au vif du sujet ? Éros sera pourtant bientôt entravé par Thanatos : un attentat perpétré dans les rues du centre de Clermont-Ferrand renvoie bien vite chacun chez soi. Le cinéaste quitte avec ce nouveau film les espaces naturels qu’il avait arpentés jusqu’alors pour établir le camp dans cette ville moyenne que ses personnages ne quittent jamais. Tout au plus, Médéric en encercle-t-il les contours, à petites foulées, dans ses joggings quotidiens qui tiennent plus du surplace que de la transhumance, comme c’était le cas chez les protagonistes du Roi de l’évasion ou de Pas de repos pour les braves.

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En 1969, c’est aussi Clermont-Ferrand que Marcel Ophuls avait choisi pour enquêter, avec Le Chagrin et la pitié, sur la légende glorieuse d’un pays majoritairement résistant à l’ennemi allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. Chronique d’une ville dans la paranoïa du terrorisme, Viens je t’emmène observe, comme jadis le documentariste, les contorsions intellectuelles auxquelles se livrent des habitants sans histoires confrontés à l’irruption de la peur de la violence. Dans une atmosphère urbaine et nocturne, Médéric rêve souvent. Bien éloignés des songes extravagants qui conduisaient jadis les personnages de Guiraudie dans des mondes parallèles fantastiques, les cauchemars de cet homme tranquille s’ancrent dans des peurs sociales réalistes pour les accentuer jusqu’à l’absurde.

Nous nous sommes entretenus avec le cinéaste quelques jours avant qu’il ne présente Viens je t’emmène en ouverture de la section Panaroma de la dernière Berlinale, lui qui a également publié à l’automne Rabalaïre, un copieux roman de plus mille pages dans lequel un chômeur adepte du vélo croise la route d’Isadora la prostituée. Ce passionnant effet de spin-off était déjà à l’œuvre dans Ici commence la nuit, son premier roman, qui synthétisait les frustrations du Roi de l’évasion et de L’Inconnu du lac en perpétuant ce goût que Guiraudie a toujours donné à ses personnages de mêler la parole à la traversée du territoire et d’utiliser la langue comme un sentier sur lequel on peut se perdre, s’ouvrant aux digressions, aux repentirs, aux hypothèses les plus tarabiscotées. Du 28 février au 6 mars, la Cinémathèque française programme tous les films du cinéaste. Comme l’écrit Joachim Lepastier dans le beau texte de présentation de cette rétrospective, Alain Guiraudie s’affirme, depuis Les Héros sont immortels, son premier court métrage réalisé en 1990, autant comme conteur que comme topographe. R.P.

Le sous-titre de Viens je t’emmène aurait pu être coitus interruptus : Médéric, un homme d’une quarantaine d’années, essaie de jouir mais est interrompu par le vacarme du monde. Sa lutte contre les empêchements de toute sorte me fait penser à la phrase de Jacques Lacan : « Il ne faut pas céder sur son désir. »
C’est marrant parce que c’est une chose qui m’interroge beaucoup en ce moment et dont j’ai même parlé avec ma psy récemment : comment, dans ces temps troubles, on pense à son petit plaisir. Toute ma vie, j’ai essayé de ne pas céder sur mon désir et aujourd’hui, je me demande si c’est le bon truc à faire. Si personne ne cède, où est-ce qu’on va ? Je pense de plus en plus qu’il faut adapter son désir à la marche du monde.

Ce conflit entre recherche individuelle du plaisir et surgissement du drame collectif donne deux tonalités au film : la comédie de boulevard et le polar burlesque.
Cela fait très longtemps que j’essaie d’équilibrer ces deux registres dans mes films. C’était l’enjeu dans Le Roi de l’évasion, dont le propos est sombre, mais traité de façon légère. Je veux reproduire la dimension tragi-comique de la vie. Avec Viens je t’emmène, j’ai voulu me faire violence, retrouver non pas de la joie, mais quelque chose de positif dans l’inquiétude des périodes sombres que l’on traversait. Les attentats nous ont tous beaucoup marqués. Collectivement, un autre regard a été porté sur les Arabes. L’idée était que le film soit entre désir et paranoïa : est-ce que l’Autre est un objet d’attirance ou de crainte ? La comédie m’a semblé être un bon angle pour aborder ces sujets difficiles. Je ne voulais pas me marrer des attentats, mais regarder ça par le prisme d’un mec qui cherche à mener sa petite vie à travers tout ce bordel mais que sa paranoïa conduit à une attitude limite.

La suspicion de Médéric fait de lui une sorte d’enquêteur du dimanche avec sa cigarette électronique, ses filatures en courant. Il est comme un Inspecteur Clouseau de l’ère numérique…
Oui, il est même un super-héros de pacotille avec son survêtement coloré qui devient son costume.

Tous les personnages du film épient derrière les portes ou à l’aide d’outils de surveillance numérique, plus ou moins sophistiqués, de l’historique internet au tracker. J’ai pensé à Henri-Georges Clouzot par moments, à la façon dont la suspicion se propage dans la petite ville du Corbeau.
J’ai vu ce film récemment et je dois reconnaître que je déteste assez Clouzot. Il y a chez lui une vision de l’homme, du citoyen qui me déplaît. Il aime voir la crasse chez les gens, là où je cherche plutôt la beauté. Je cherche à retrouver ce qui nous rapproche plus que ce qui nous divise. J’ai pioché dans tout le cinéma qui m’a fait aimer le cinéma, comme celui de John Ford. Quand les jeunes à capuche attaquent l’immeuble, je pense forcément au western. Cela permet de mythifier et magnifier ces petites vies assez banales à Clermont-Ferrand. J’ai aussi pensé aux comédies d’immeuble d’Almodovar, comme Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ou Femmes au bord de la crise de nerf, où l’on retrouve les grands enjeux sociaux répartis dans quelques appartements mitoyens. La Règle du jeu de Renoir, que je tiens pour l’un des plus grands films de l’histoire, a plané là-dessus : dans sa façon de mélanger quelque chose de très boulevardier, une espèce de légèreté ambiante d’où surgit le drame. Sauf que j’ai fonctionné plutôt à l’inverse : partir du drame, mais le teinter de légèreté.

Nous ne voyons rien du drame de l’attentat qui nous arrive par le son.
Dès que le couple entre dans la chambre d’hôtel, on entend beaucoup d’ambulances. J’avais très envie de musique pour ce film, ce qui va avec le côté « genre », le côté « grand cinéma ». Xavier Boussiron a commencé à composer des choses dès le tournage. Pour les cris d’Isadora, je voulais trouver quelque chose de plus lyrique et animal. J’ai essayé de mêler ses cris avec des bêlements de chèvre et de la vocalise de soprano, mais on n’a pas réussi à malaxer tout ça. Ce qui marchait le mieux c’était le cri brut de l’actrice. J’aurais aimé tirer plus vers le fantastique, comme je l’avais fait pour le cri de l’ounaye dans Du soleil pour les gueux, où j’avais mélangé un cri de chèvre et un hululement de chouette. Pour les ambiances sonores, j’ai enregistré des choses dans ma cage d’immeuble à Albi, et ça reste ce qui marche le mieux. Le film dont je suis le plus fier au son c’est L’Inconnu du lac, qui n’a été fait qu’avec des éléments enregistrés sur place, sans musique, simplement avec les clapotis de l’eau.

Contrairement à L’Inconnu du lac qui se passe dans un unique décor dans le Vercors, Viens je t’emmène est totalement urbain. Dans Rester vertical, vous aviez filmé Brest dans certaines séquences. Pourquoi avoir choisi de tourner cette fois à Clermont-Ferrand ?
C’est une ville ingrate, noire, jugée froide, que les gens connaissent peu mais que j’aime beaucoup, que je trouve très cinématographique. C’est aussi le centre de la France, considéré comme une France profonde, et pour moi, même, une France historique. Tout un pan de l’histoire s’est déroulé dans ce qui a été le centre de la Gaule. Je voulais un centre-ville très paisible. J’y ai cherché des endroits stratégiques : autour de l’immeuble, la place de Jaude, le viaduc St-Jacques qui fait la liaison entre le centre-ville et la cité.

C’est la première fois que vous filmez une cité.
Ce n’est pas la première fois que ça se trouve dans un scénario, mais ça avait toujours sauté au tournage sans que je sache pourquoi. En fait, on est tellement toujours en train de resserrer les boulons quand on écrit un scénario qu’on renonce à plein de choses. Au montage, de très belles séquences disparaissent aussi parce qu’il faut que le film se tienne. Cette fois, j’ai dû me séparer d’une séquence à laquelle je tenais beaucoup mais qui était trop mauvaise pour qu’on puisse la garder. La vraie question est sans doute : pourquoi je me troue précisément sur cette séquence que je trouvais tellement importante ? Certains de mes films tournaient complètement autour de la réalité sociale de la cité, et je ne les ai pas faits. Comme plusieurs films que je voulais réaliser sur le travail et qui ne sont jamais allés au bout. Ce qui fait que dans toute ma filmographie, les personnages ne font rien, ou quand ils travaillent, c’est hors champ. Donc je me questionne sur ça : ai-je moins envie que je ne le croie de parler du travail, ou de la vie de couple par exemple… ça fait partie de l’inconscient des films.

Quelles indications avez-vous données Hélène Louvart pour la photographie de ce film très nocturne ?
C’est très simple : à part les scènes de studio, on s’appuie sur la lumière telle qu’elle existe. J’aime de plus en plus travailler comme ça. Je trouve les lumières ocres, orangées de l’éclairage au sodium assez moches. Dans mes premiers films, je voulais toujours utiliser des gélatines de couleur pour agir sur la lumière. De plus en plus, je me rends à l’acceptation du monde tel qu’il est. Ce qui fait la richesse du cinéma, c’est le télescopage du film idéal qu’on a en tête et du réel. Bresson disait que le film venait de deux morts et de trois naissances. Il meurt une première fois sur le papier : il en prend un sacré coup à l’écriture. Il revit avec les comédiens dans les lieux, mais est tué sur la pellicule. Quand on voit les rushes, c’est assez déprimant. Pour mes premiers films, je ne les regardais pas, je voyais directement un premier montage. Avec le temps, j’ai appris à me faire violence. Maintenant, je sais que le rush en tant que tel ne représente rien. Ça n’importe qu’une fois monté. Alors c’est la troisième naissance du film. À chaque fois, je suis surpris de la force avec laquelle je rééprouve ces étapes. Mais le début du montage… c’est douloureux pour moi…

Encore aujourd’hui ?
Oui, chaque fois. Même si cela s’atténue un peu avec le temps et depuis que je regarde les rushes sur le tournage. Pour Rester vertical, il m’a fallu deux jours pour me remettre de la découverte de la séquence des loups. Je n’étais pas sûr qu’on avait ce qu’il fallait et qu’on arriverait à en faire quelque chose. Je sentais que Jean-Christophe Hym, le monteur, doutait lui aussi. C’est le jour de tournage le plus dur de ma vie : c’est du tournage animalier et ce n’est pas une mince affaire de ramener huit loups sur le Causse de Sauveterre. Sur certains plans, on est vraiment plus que limite, on a pile la durée qu’il faut. Sur Viens je t’emmène, le tournage a été arrêté début mars 2020 par le premier confinement, après sept semaines. Je ne devrais pas le dire, mais le confinement a été une chance pour moi. On a dérushé juste après, ce qui était un grand luxe. À la reprise du tournage en juin, cela m’a permis de modifier certaines choses. La seule difficulté a été de composer un plan de travail avec des nuits bien plus courtes en juin qu’elles ne l’étaient en mars. À 5 heures du matin, les journées de tournages étaient terminées. Ce serait confortable d’intégrer d’entrée de jeu la possibilité de faire comme ça des retakes. Ce serait assez efficace, même si le problème reste la disponibilité des acteurs.

Vous avez souvent choisi pour premier rôle des acteurs qui avaient jusque-là des emplois plus modestes et qui ont explosé après votre collaboration, comme Pierre Deladonchamps ou Damien Bonnard. Comment avez-vous découvert et choisi Jean-Charles Clichet ?
J’avais Jean-Charles dans le viseur depuis un moment. Je l’avais casté pour L’Inconnu du lac parce qu’un ami m’en avait parlé. Ça ne s’est pas fait, mais j’ai continué à l’avoir en tête, à aller le voir jouer au théâtre. Pour Médéric, j’ai fait un gros casting, j’ai vu énormément de comédiens sans penser à lui. Je commence toujours le casting avec un fantasme de personnage en tête. Il me faut quinze jours de casting pour me rendre compte que celui que je cherche n’existe pas. Une fois que mon idéal a pris le réel en pleine gueule, le casting peut réellement commencer. Les comédiens que je rencontre viennent nourrir le personnage fantasmé. Cette rencontre entre les deux se fait dans ma tête. J’ai repensé à Jean-Charles, je l’ai revu, et c’est devenu évidemment qu’il était Médéric. Pour ce personnage, je cherchais une banalité singulière. Évidemment, une fois qu’on a dit ça au directeur de casting, il est bien avancé…

Doria Tillier est une actrice qui excite une grande partie du cinéma français, et dans Viens je t’emmène, Médéric la rejette, pour lui préférer Isadora, la prostituée jouée par Noémie Lvovsky. Hafsia Herzi occupait sensiblement le même rôle dans Le Roi de l’évasion que Doria Tillier ici : le héros aimerait ou devrait la désirer, mais il n’y arrive pas. Cette façon d’utiliser à contre-emploi des actrices que l’on connaît et d’agencer votre famille d’acteurs a quelque chose de très politique.
Je pensais à cette connerie qu’avait dite Yann Moix : qu’il ne pourrait pas coucher avec une femme de plus de 50 ans, et cette déclaration se télescope avec le fantasme très actuel de la MILF, des cougars. Il existe une vraie attirance chez les jeunes pour la figure de la maman et de la putain. C’est vrai que j’ai fait un enjeu politique de rechercher des physiques singuliers et de l’inversion entre ce qui est désirable et ce qui ne l’est pas. Sexualiser et érotiser des corps qui ne le sont pas habituellement, c’est un enjeu cinématographique qui m’intéresse. De qui est-on censé avoir envie ? Le désir n’obéit pas à la loi du marché ou de l’offre et de la demande. Je constate une tentative de façonnement du désir depuis les années 1980 : il serait l’apanage des gens riches, beaux et urbains. Mais les beaux avec les beaux, les riches avec les riches… on ne voit pas trop ça quand même dans la vie, non ?

Il n’empêche que la ronde des désirs est sans cesse contrariée dans Viens je t’emmène. Doria Tillier court après Médéric, qui sent Isadora lui échapper pour Selim, qui rejette Charlène et convoite Médéric…
C’est très présent chez moi, cette idée que ce qu’on veut ne veut pas forcément de nous. C’était déjà là dans Le Roi de l’évasion. J’ai voulu que le film soit très joueur et renverse les choses auxquelles on pourrait s’attendre, qu’il s’amuse à déstabiliser les personnages mais aussi les spectateurs. Je me suis tenu à aller vers les conneries que se racontent les gens jusqu’aux clichés. Je me suis plu à penser le film dans le confusionnisme et le complotisme ambiant. Ça me plaisait qu’un personnage de maquereau critique le rapport des islamistes aux femmes, dans un moment où la vieille droite défend la laïcité…

Très tôt dans le film survient une scène de sexe entre Médéric et Isadora. Lui aimerait aller boire un café, jouer la comédie de la séduction. Elle ne comprend pas l’intérêt de ne pas aller droit au but.
À l’heure actuelle, je ne sais pas trop chez les hétérosexuels, mais chez les homosexuels, cela va très vite. J’aime bien la façon dont Jacques Audiard dans Les Olympiades inverse la tendance entre sexe et sentiments : on commence par coucher ensemble pour se rendre compte plusieurs mois plus tard qu’on s’aime. C’est bien d’être d’entrée de jeu dans le vif du sujet et même dans une séquence boulevardière avec l’arrivée du mari au milieu de la passe. J’aime l’évolution de la séquence : la solennité de la scène de sexe qui bascule dans le rire quand Médéric demande à Isadora de moins manifester son ardeur et jusqu’à l’échange inversé d’argent quand la prostituée tend un billet à son prétendu client.

Cette séquence est bien moins explicite que celles que vous avez pu tourner dans L’Inconnu du lac ou Rester vertical mais elle dévoile beaucoup les corps de Noémie Lvovsky et de Jean-Charles Clichet.
Je n’avais pas besoin d’une érection ou de montrer le contact entre la bouche et le sexe, comme dans L’Inconnu du lac où j’avais assemblé au montage des plans tournés avec les comédiens et d’autres avec des doublures jouées par des acteurs pornos. Nous avons beaucoup travaillé en amont. L’enjeu de ces scènes-là, c’est de ne pas laisser les comédiens se débrouiller. J’ai écrit la scène assez précisément puis sur le tournage, je ne dirais pas que c’est une négociation… mais on fait avec les comédiens, avec ce qu’ils sont prêts à montrer d’eux-mêmes, jusqu’où ils ont envie d’aller. C’est important d’avoir une scène de sexe dans sa continuité pour ne pas se retrouver au montage avec des jump cuts, des raccords désordonnés, très elliptiques parce que l’on a laissé les comédiens se démerder tout seul au tournage. Dire : « Allez-y, faites l’amour », ça ne marche pas. C’est important de leur donner une direction forte pour qu’ils n’aient pas besoin de faire appel à leur intimité. Sinon, on tombe dans le cliché, car faire appel à son intimité, c’est trop demander. Personne ne le fait vraiment. C’est ce qui amène la banalité de la plupart des scènes d’amour dans les films. C’est toujours la femme dessus en pamoison … c’est terrible.

Vous avez publié à l’automne dernier votre deuxième roman, Rabalaïre. Est-ce que la littérature vous sert à compenser la frustration de l’infilmable ? Je pense par exemple au long péage scatologique en ouverture d’Ici commence la nuit, votre premier roman, qui serait totalement irreprésentable au cinéma.
Oui, avec Ici commence la nuit, c’est clair que j’ai voulu lâcher les chevaux. Je l’ai écrit en réaction au Roi de l’évasion où le vieux n’est pas assez vieux et la jeune fille jouée par Hafsia Herzi n’est pas assez jeune. La littérature me sert à compenser la frustration du cinéma en général. J’ai beau dire que c’est la force du cinéma que l’idéal doive s’adapter à la réalité, j’en ai marre de toujours composer avec les séquences en trop. On ne s’arrête pas au cinéma, donc on est obligé de se mettre dans la position du spectateur et de respecter une certaine durée. J’ai avec le dvd le même rapport qu’avec la littérature : je stoppe un film quand j’en ai marre, je le reprends le lendemain.

Vous pourriez réaliser des films de huit heures…
Non. Ça m’intéresse d’écrire un bouquin de mille pages mais pas trop de faire un film de huit heures En tant que spectateur, je n’aime pas aller voir des films de cette durée. Shoah de Claude Lanzmann serait l’exception. C’est un film que je revois tous les 3 ou 4 ans, mais sans respecter la durée complète. Enfin, je m’intéresse quand même à la série depuis quelques temps. Dans ce qu’elle a d’industriel. L’idée de ne pas écrire et réaliser tous les épisodes, de travailler avec un staff me plairait. Par paresse un peu sans doute. Je ne pourrais pas encaisser six mois de tournage. La série permet de vivre avec un personnage sur une longue période, avec des digressions, de multiplier des intrigues. Sur Rester vertical, je me suis retrouvé à virer des séquences super pour cette question d’équilibre : une belle séquence de sexe foutait en l’air celle de la mort de Marcel. C’est pénible pour les comédiens d’avoir tourné ça et de voir que ça disparaît.

On pourrait qualifier votre écriture d’hémorragique : est-ce que vous écrivez au fil de la pensée, comme une discipline quotidienne, ou faites-vous un plan de votre roman comme un scénario avec des séquences ?
Je ne fais pas de plan pour le roman. Le lecteur est dans la même situation à la lecture que moi à l’écriture. Parfois, je suis une piste que j’arrête parce qu’il s’avère qu’elle n’est pas si intéressante que ça et je fais machine arrière pour en suivre une autre. J’avance comme ça. Quand j’écris, c’est tous les jours, deux sessions de deux heures chaque jour, généralement au moment de l’apéro. Pendant longtemps, j’ai beaucoup bu en écrivant. Maintenant, c’est sans alcool. Je m’arrête parfois trois mois pour tourner un film, puis je reprends à zéro la lecture, je retravaille. Comme j’écris un flux de conscience, parfois, en relisant, je ne comprends plus ce que j’ai voulu dire. Je reconstruis, je supprime beaucoup, je réécris. C’est une phase très longue. Cela peut prendre deux ou trois mois pour remettre de l’ordre dans le bordel.

Rabalaïre est comme l’envers de la À la recherche du temps perdu de Proust : par la structure pleine de ramifications de vos phrases mais aussi par le personnage principal qui est en perpétuelle recherche. L’un des premières phrases qu’il prononce est : « qu’est-ce que tu cherches ? », au sens très sexuel du terme. Et puis la première phrase du roman : « Je me lève à six heures, en pleine forme »…
Vous n’êtes pas la seule à le pointer, il y a sans doute quelque chose, oui, même si ça n’est pas conscient.  C’est vrai que le livre s’est longtemps appelé Je cherche quelqu’un.

Avec Rabalaïre, avez-vous écrit un roman inadaptable ?
Je n’ai pas écrit Rabalaïre en pensant qu’il était inadaptable. On en retrouve des bouts dans Viens je t’emmène, par exemple les personnages d’Isadora et Selim, mais travaillés différemment. Céline disait qu’il n’y a que les mauvais romans qui sont adaptés au cinéma. Si on pense que Mektoub My Love est l’adaptation de La Blessure, la vraie de François Bégaudeau, alors on peut tout adapter. Mais c’est sûr que ça me ferait chier que Rabalaïre le soit.

Cet article a été publié pour la première fois le 26 février 2022 dans le quotidien AOC.