Rediffusion

Paris stupides ou le consentement au monde selon Trump

Historien

Qui va se faire renvoyer par Trump ? Faites vos jeux ! Les paris deviennent monnaie courante dans le champ politique, rivalisant même avec les sondages. Mais ces pratiques témoignent surtout d’une vision cynique où à la politique spectacle répond une politique du spectateur, réduite à un jeu sans enjeu. Rediffusion d’été.

C’est un jeu sur le web, devenu banal et par là-même vaguement inquiétant. Sur le site Betdsi, il est aujourd’hui possible, au milieu d’autres offres concernant le sport, les courses, les jeux en ligne, et moyennant inscription, de parier sur les futurs renvois par le président Trump de figures majeures de son administration.

Publicité

Le congé brutal donné à l’ancien Secrétaire d’État Rex Tillerson a attiré l’attention des médias traditionnels – y compris français – sur cet étrange classement des politiques les plus menacés, qui plaçait il y a quelques jours encore Jeff Sessions (Attorney General), HR. McMaster (National Security Advisor) et Sarah Huckabee Sanders (White House Press Secretary) parmi les plus exposés à la disgrâce si l’on en juge par la cote qui leur était attribuée : les deux premiers étaient 30 fois plus susceptibles d’être congédiés ou poussés à la démission que Mike Pence. Et conformément à ces pronostics, McMaster a fini par être remercié le 22 mars.

En fait, les paris sur la nomination ou l’élection des grands dirigeants du monde, sur le résultat des consultations électorales à venir ou sur les luttes d’influence au sein des partis sont monnaie courante depuis des années, notamment dans le monde anglo-saxon. Betdsi est ainsi loin d’être seul à proposer de se livrer à de telles formes d’anticipation politique, qui tiennent à la fois du jeu d’argent et de l’art du pronostic. Des paris plus ou moins proches sont disponibles sur d’autres sites, comme oddschecker.com, electionbetingodds.com ou encore skybet.com avec des sujets aussi variés que la prise de contrôle de la Chambre des représentants, la chute de Kim-Jong Un, l’élection du maire de Londres en 2020 etc.

Les marchés de prédiction se sont multipliés, oubliant parfois au passage les ambitions scientifiques et pédagogiques de leurs débuts.

Au cours des deux dernières décennies, certains de ces jeux et de ces calculs se sont même imposés dans l’univers savant des grandes universités et des publications techniques comme une alternative intéressante et fiable aux sondages classiques dont les biais sont bien connus. Ce fut le cas des célèbres Iowa Electronic Markets, des marchés virtuels imaginés à la fin des années 1980 et au début des années 1990 à des fins de recherche, dans lesquels les participants peuvent agir « comme des investisseurs qui achètent et revendent des contrats monétaires fondés sur leurs anticipations du résultat d’élections à venir ». Les pronostics réalisés par les transactions entre ces investisseurs avaient en théorie sur les sondages le double avantage du très grand nombre de participants – bien supérieur aux échantillons des sondeurs – et de l’absence de tout élément affectif, les acteurs ne se prononçant pas en fonction de leur préférences personnelles mais d’anticipations et de calculs rationnels. Rapidement, les marchés de prédiction se sont multipliés, y compris en France, oubliant parfois au passage les ambitions scientifiques et pédagogiques de leurs débuts.

Pour les non-spécialistes, c’est sans doute le départ de Benoit XVI et l’élection surprise du pape François qui, en 2013, ont révélé la place prise par ces marchés de prédiction et ces paris dans le jeu politique. Experts et journalistes spécialisés ont en effet pu profiter de cet événement en bonne part inédit et du coup largement couvert par les médias du monde entier pour exposer leur savoir-faire et présenter leurs savants pronostics : le 12 février 2013, par exemple, quinze jours avant le départ effectif de Benoit XVI, une employée de la célèbre entreprise de paris britannique Ladbrokes a ainsi pu bénéficier de plus de 3 minutes d’antenne sur CNBC pour détailler la cotation des différents papabile.

Peut-être y a-t-il quelque chose d’ironique à voir une société anglaise se passionner pour l’élection d’un pontife romain, cinq siècle après le schisme henricien. Après tout, de telles pratiques sont justement attestées depuis cette période de la fin du XVe siècle et des débuts du XVIe siècle : les paris sur la mort des papes, la durée des conclaves et le nom des futurs pontifes suscitaient l’intérêt des joueurs européens et nourrissaient un trafic lucratif de banquiers romains et de courtiers plus ou moins spécialisés qui tirèrent ici avantage des progrès du calcul des probabilités. Les papes de la Renaissance et des XVI-XVIIIe siècles légiférèrent donc en vain contre ces paris auxquels de grands noms – et parfois des cardinaux – prenaient part, à l’image de Voltaire qui raconte avoir, en 1768, joué aux dés avec des amis le nom du futur pape.

Le pari n’est plus, ou plus seulement, mode et outil de prédiction mais désir de nuire et jeu sans enjeu.

Parier sur le limogeage de membres de l’administration américaine, sur la date d’un possible impeachment du président ou sur celle de son départ, prématuré ou non, n’est pourtant pas tout à fait de même nature et il n’y a probablement guère lieu de se réjouir du succès de ces paris politiques ou de les considérer comme des amusements sans conséquences.

La nouveauté et la fiabilité des méthodes mises au point par les Iowa Electronic Markets reposaient à la fois sur l’agrégation d’un très grand nombre d’informations et de choix disséminés parmi les « actionnaires » ou participants et sur l’organisation des conditions d’un choix rationnel, autant que possible détaché des préférences et des intérêts subjectifs (notamment en limitant les sommes en jeu). Cette agrégation ou addition de nombreux choix individuels libres aboutissait à une estimation collective de la probabilité d’un événement ou d’un résultat : une forme d’efficacité des grands nombres ou, pour le dire avec James Surowiecki, « d’intelligence des foules ». Dans le cas des paris sur les membres de l’administration Trump, ces principes de désintéressement, d’intelligence collective et de modélisation des choix rationnels font défaut : les montants qu’il est possible de gagner ne sont plus soumis aux limites assez basses fixées par les IEM (500$) et les anticipations des partisans se fondent sur une part évidente de passion politique. Le dégagisme, la haine des élites politiques que l’on se plaît à voir congédier comme de vulgaires acteurs de téléréalité, la Schadenfreude comme on dit en allemand (la joie devant les malheurs de autres) y jouent un rôle central.

Le pari n’est plus, ou plus seulement, mode et outil de prédiction mais désir de nuire et jeu sans enjeu. Peu importe dans son fonctionnement que certains des responsables concernés par les cotations aient été auditionnés et confirmés par le Congrès, qu’ils aient commencé à constituer autour d’eux des équipes et un projet politique, que leur éviction signe un recul des pratiques et des procédures démocratique et, au fond, une nouvelle étape dans la personnification et la privatisation de l’exercice du pouvoir autour de Trump et des lobbys qui le soutiennent : on se contente de rire de leur sort, actuel ou imminent, et de voir dans l’instabilité des institutions matière à baromètres, trombinoscopes et pronostics destinés à ne servir qu’à la fixation des cotations. Sous l’apparente distance ironique ou ludique, c’est en fait un profond consentement au monde selon Trump qui s’opère ici, dans lequel tout, absolument tout, peut être réduit à une cotation au jour le jour.

Les paris illustrent l’éloignement croissant des citoyens vis-à-vis de la politique et de l’engagement véritable. Jouer et parier, anticiper un petit gain et une bonne rigolade avec le départ d’un tel ou d’une telle n’est pas s’engager, agir dans l’espace public.

Ces palmarès et ces galeries de « dégagés », ces paris en ligne sur les futurs écroulements de pans entiers de l’administration et la fin de la continuité des institutions illustrent un second processus d’évidement de la démocratie dans la multiplication des instruments d’évaluation et de notation fictifs que sont ces paris. Ils illustrent l’éloignement croissant des citoyens vis-à-vis de la politique et de l’engagement véritable. Jouer et parier, anticiper un petit gain et une bonne rigolade avec le départ d’un tel ou d’une telle n’est pas s’engager, agir dans l’espace public, exiger des dirigeants qu’ils rendent des comptes et s’expliquent puisque c’est précisément celui qui devrait rendre des comptes qui prononce ces renvois sans jamais s’en expliquer. Ce n’est pas agir au nom de principes ou défendre une cause, mais juste un jeu.

À la politique spectacle – dont Trump a montré qu’il était un maître qu’il ne fallait pas sous-estimer – s’ajoute donc désormais une politique du spectateur : celle des citoyens que la chose publique n’intéresse plus que comme un jeu sans enjeu, un sujet de plaisanterie, un amusement comme un autre qui n’aurait nul effet concret sur la réalité des gouvernements. L’outil intellectuel des marchés de prédiction se retourne contre les principes qui ont présidé à son invention : la fatigue démocratique et le cynisme individuel ont remplacé la sagesse des foules.

Trump peut dès lors consulter avec satisfaction et confiance les cotations qui le donnent déjà vainqueur en 2020.

Cet article a été publié pour la première fois le 27 mars 2018 sur AOC.


Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines