Rediffusion

J’étais une Grande Gueule

Médecin généraliste, écrivain

En dix ans, radios et télévisions ont élargi le champ de ce spectacle aussi insolite qu’insensé : remplir le vide avec du néant. Les chaînes d’info en continu déversent en permanence les commentaires avisés de spécialistes autoproclamés de tout et n’importe quoi. Retour sur expérience d’un repenti. Rediffusion d’hiver.

En 2005, et pendant trois ans, je me suis retrouvé parmi les Grandes Gueules de RMC. Entouré d’hommes et de femmes que je n’aurais jamais côtoyés dans ma vie quotidienne, et que les animateurs de la chaîne avaient rassemblés pour commenter l’actualité, ou l’idée qu’une radio populiste se fait de l’actualité. Lobbyistes vinicoles, spécialistes autoproclamés de la Sécurité biberonnés au sarkozysme, syndicalistes à trois bandes, se relayaient au micro, trois par trois, avec pour seule mission d’avoir un avis sur tout, et surtout un avis.

Chaque matin, les sujets du jour étaient arrêtés, après une rapide lecture de la presse, essentiellement Le Parisien. Lors d’un briefing de départ, les règles du jeu nous avaient été expliquées : on n’était pas dans un salon, mais au comptoir du bar des amis. Il n’était pas nécessaire de laisser un chroniqueur terminer une prise de parole, une démonstration. Il était recommandé de lui couper la parole, à l’unique condition de faire un bon mot ou de le ridiculiser. Une vacherie bien sentie aurait toujours plus de poids qu’un appel à la raison. Chacun se pliait à ce jeu du cirque pour des raisons différentes : certains y voyaient le moyen de maintenir une visibilité en berne, d’autres se rêvaient des carrières politiques, d’autres enfin jouissaient de cette présence médiatique.

Après avoir refusé une première sollicitation, j’avais accepté la seconde lors de la mise en place de la réforme du médecin traitant, ce coup de passe-passe piloté par deux anciens assureurs d’AXA, Frédéric Von Roekeghem (placé à la direction de la Caisse Nationale d’Assurance-Maladie par Jacques Chirac), et Xavier Bertrand (qui tirait les ficelles derrière un Philippe Douste-Blazy flanqué en tête de gondole pour donner l’impression que cette déconstruction méthodique de la Sécu, débutant par la mise à mort de la médecine générale, résultait d’une réflexion en Santé). Face au rouleau-compresseur que constituaient les équipes de communication du ministère et de la Sécu new-look, le tout relayé par les économistes du think-tank « indépendant » de l’Institut Montaigne (financé par le patron d’AXA, Claude Bébéar), j’avais accepté afin de pouvoir, de temps en temps, porter le fer sur des sujets liés à la médecine et à la protection sociale.

« Ne m’en veux pas, Christian, je n’en pense pas un mot mais c’est pour animer la conversation. »

Rapidement, je me suis retrouvé catalogué comme gauchiste de service, étant le seul des quinze chroniqueurs réguliers à voter NON au référendum dont le résultat laissa tout ce beau monde interloqué. Soyons clair : mes camarades m’aimaient bien, même si nombre d’entre eux se désolaient de mon positionnement. « Mais enfin, un type intelligent comme toi, comment fais-tu pour être de gauche ? », et autres amabilités du même genre, dont un jour cette saillie de Sophie de Menthon : « Oh tu nous fatigues à la fin. Tes pauvres, on te les laisse. » Je suis resté accroché à mon siège, trop longtemps, plus de trois ans, avant de prendre la décision de partir, peu après avoir croisé dans l’ascenseur de la station l’un des dirigeants, qui me tint ce discours surréaliste :

« Ah Christian je vous ai entendu. Vous avez été bon, très bon… Très percutant, surtout dans le deuxième heure… ( sourire….. silence……) Ceci dit, je me demandais…. Comment dire… J’aime beaucoup votre personnage, qui est très bien identifié : le médecin de gauche, valeureux, humaniste… c’est très très bien, un bon segment. Mais je me demandais… avez-vous pensé, de temps en temps, à prendre une position contradictoire, qu’on n’attendrait à priori pas de vous ? Cela permettrait d’étoffer votre personnage, de rajouter une dimension, d’éviter de vous retrouver cantonné dans un rôle trop stéréotypé. »

Tout ceci fut débité d’une voix onctueuse, ponctuée de sourires complices, et je pense que du fond du gouffre j’ai moi-même souri, balbutié quelque platitude du genre : « Je vais y penser… »

De retour dans ma voiture, dans le parking, je suis resté immobile quelques minutes. Je me suis souvenu d’un incident mineur, survenu quelques semaines auparavant. Un des chroniqueurs, bien estampillé à droite, avait tenu des propos plus que limites sur les bénéficiaires de minima sociaux, ou les mères célibataires, enfin, l’une des différentes catégories sur lesquelles ces gens adorent s’essuyer les pieds. Et au moment de la coupure publicitaire, il s’était tourné vers moi, m’avait saisi le poignet et murmuré avec un sourire complice : « Ne m’en veux pas, Christian, je n’en pense pas un mot mais c’est pour animer la conversation. »

Quelques semaines plus tard, de retour de la station, je me suis arrêté sur le bas-côté de la route et j’ai craqué. J’ai appelé les petites mains qui géraient l’émission et fait part de ma décision de ne plus revenir. Il y a eu cet après-midi-là une conférence téléphonique un peu tendue, où j’ai expliqué que continuer ne m’était plus possible, et où je me suis vu reprocher d’avoir perdu la fraîcheur de mes débuts, de m’être enfermé dans un anti-sarkozysme primaire qui avait nui à mon personnage. Du jour au lendemain, j’ai disparu de la grille, et mes camarades de plateau, y compris ceux qui pendant trois ans avaient déjeuné avec moi, m’avaient fait part de leurs hésitations sur la ligne politique à suivre pour obtenir un poste (avant l’élection présidentielle de 2007), m’avaient conseillé sur les placements boursiers indispensables qu’il me fallait absolument souscrire (avant le krach boursier de 2008), ont perdu mon 06. Ce qui a plutôt été un soulagement, je l’avoue. Car au-delà du caractère populiste de l’émission, l’une des choses qui m’a le plus marqué alors, et dont je garde aujourd’hui un souvenir trouble, c’est ce que j’appellerais « la connivence de plateau ».

Il n’est pas question de réfléchir, d’éclairer, mais de marteler avec le plus de conviction possible des propos de télévangéliste aviné.

En dix ans, radios et télévisions ont élargi le champ de ce spectacle aussi insolite qu’insensé : remplir le vide avec du néant. Les chaînes d’info en continu déversent en permanence les commentaires avisés de spécialistes autoproclamés de tout et n’importe quoi. Les rares invités bénéficiant d’une compétence reconnue dans tel ou tel domaine se retrouvent mis à mal par des mollusques de plateau accrochés à leur siège, déroulant avec une louable agilité verbale le spectre de leur connerie. Sur le déremboursement de l’homéopathie, par exemple, on aura droit aux platitudes insanes d’un avocat médiatique, ou aux gloussements d’une ex-ministre qui expliquera soigner son teckel à coups de granules. Sur la procréation médicalement assistée, le communautarisme, les prénoms à consonance pas bien catholique « parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles », le ban et l’arrière-ban de la droite réactionnaire feront le buzz, enchaîneront platitudes et propos de café du commerce, sous le regard sentencieux ou amusé d’un animateur qui compte les points. Il n’est pas question de réfléchir, d’éclairer, mais de marteler avec le plus de conviction possible des propos de télévangéliste aviné.

Et il ne me surprend pas, dans ce marasme, de voir ces têtes de gondole interchangeables s’épauler les uns les autres. Que serait Eric Zemmour, ce matamore masculiniste au sex-appeal digne d’un accident de poussette sur un passage à niveau, sans Ruquier et Naulleau ? Sans Ruquier qui, une fois les dommages faits et le révisionniste installé dans les médias, se fendit d’une molle contrition et aimerait aujourd’hui « qu’on ne l’emmerde plus avec ça » ? Sans Naulleau, brillant critique littéraire autrefois, abonné à un duo avec Zemmour qui légitime celui-ci et drape la connivence de plateau du manteau d’une supposée contradiction : cinq minutes pour les raflés, cinq minutes pour Pétain en bouclier protecteur des Juifs.

Il serait temps de refuser l’indigence de ces matchs de catch truqués, le dispositif spectaculaire permanent de la connivence de plateau.

Dans cette grande tambouille du n’importe quoi où il importe surtout de passer à l’antenne et d’enchaîner les polémiques stériles, les invités récurrents redoublent de prévention les uns pour les autres. Habitués à se retrouver aux mêmes places sur les mêmes plateaux, Jean-Luc Mélenchon défendait Eric Zemmour, « brillant intellectuel ». Philippe Bilger fait de même : « On peut dénier beaucoup de choses à  Eric Zemmour mais pas l’intelligence ni le courage de ses convictions. Et il a eu du mérite dans l’émission de l’excellent Thierry Ardisson face à un aréopage inégal ».  Ne parlons pas du naufrage intellectuel d’une Raquel Garrido rémunérée par Bolloré pour faire le buzz sur le plateau dudit Ardisson, toujours ravi quand une polémique abjecte explose comme un furoncle dans son émission…

Se croisant dans les mêmes loges de maquillage, des invités qu’on nous vend comme opposés par les idées ou le parcours en viennent à se congratuler de leurs prestations, quel qu’en soit le contenu, en fonction de l’audimat ou du buzz. Je me souviens être passé sur le plateau d’Yves Calvi à C dans l’air en 2011 pour y affronter enfin, après des années de dérobade, mon meilleur ennemi, Frédéric Van Roekeghem. J’avais en poche des documents internes de la Caisse d’Assurance Maladie qui démontraient comment les chiffres des arrêts de travail « injustifiés » étaient truqués à des fins politiques depuis des années. Durant quarante-cinq longues minutes, dans la loge de la maquilleuse puis dans une petite pièce attenante où on nous proposait un café, j’ai eu soin de ne jamais lui adresser la parole ou un regard. J’affrontais un ennemi sur le plan politique et social, je n’étais pas dans un salon. Au moment de passer en plateau, une assistante nous a amenés derrière le rideau, nous a indiqué nos positions à la grande table en verre. Littéralement collés l’un contre l’autre dans ce petit réduit, j’ai adressé un « Bonjour » à peine audible à mon adversaire. Le directeur de la CNAM, ancien directeur d’audit chez AXA, proconsul en tête du démembrement du concept même de Sécu solidaire, a poussé un soupir fébrile « Ah… quand même… » Et au lieu d’une séance d’autocongratulation, nous avons eu un débat sur le fond.

Talentueux essayiste politique, George Orwell expliquait refuser de rencontrer les personnes avec lesquelles il avait un différend sévère, afin de ne pas retenir ensuite sa plume dans ses tribunes. Il serait temps de se souvenir de son exemple, et de refuser l’indigence de ces matchs de catch truqués, le dispositif spectaculaire permanent de la connivence de plateau.


Christian Lehmann

Médecin généraliste, écrivain