Rediffusion

Pour un droit universel à l’hospitalité

Philosophe et historien

Le 15 novembre, Achille Mbembe a reçu à Ludwigshafen le prestigieux prix Ernst Bloch. Dans son discours de réception, dont il a confié la publication à AOC, l’historien et politiste s’appuie sur la pensée critique du philosophe allemand pour défendre un droit universel à l’hospitalité face à la « frontiérisation du monde». Rediffusion d’hiver d’un texte paru le 16 novembre dernier.

L’œuvre d’Ernst Bloch, foisonnante et d’une fragile beauté, est comparable à une toile, ou à un entrelacs de concepts, d’idées et de traces qui sont autant de cordes nouées de façon plus ou moins réticulaire – en réalité une longue exhortation adressée au monde et à l’humanité. Mais quelle sorte de toile s’efforça donc de tisser Bloch sinon la toile de l’espérance, et, au bout du compte, celle de la foi – la foi à l’épreuve de l’espérance et l’espérance à l’épreuve de la foi ?

On ne le sait que trop bien, affirmait-il d’emblée, « les hommes veulent être leurrés » (Le Principe Espérance, p. 522).

C’était le cas en ces années-là – des années de stupidité fonctionnelle et systémique et leur cohorte de corps anonymes, les yeux désormais clos, figés, vaincus ou en mal de respiration, une humanité défaite (Héritage de ce temps, 1978). C’est encore le cas aujourd’hui, alors que les unes après les autres, toutes sortes de bornes sont en passe d’être franchies, et que la voie s’ouvre non sur un quelconque miracle, mais sur ce qui présente tous les traits de l’impossible.

Qui ne le voit point ? Les utopies de la fin ne cessent de fleurir. L’accumulation de doutes et peurs sans soupapes autres que la pulsion du sol et du sang ? Tant de signes avant-coureurs et de présages funestes, à la vérité. Pour certains, l’histoire n’aurait été qu’un immense piège et le compte à rebours aurait commencé. En témoigneraient les territoires abandonnés a la carbonisation et à la dessiccation, les immensités océaniques rendues toxiques et vidées en l’espace d’une génération de leurs « habitants », maints désordres atmosphériques, des villes tentaculaires et à l’air irrespirable où viennent s’entasser des millions de gens.

La Terre serait rentrée dans un cycle radioactif, et au point où en sont les choses, c’est la survie de l’ensemble des espèces (humaines et non humaines) qui serait en jeu. Il est vrai, autour de nous ne cessent de roder divers astres du malheur. Nul n’est désormais à l’abri de l’escroquerie, de l’aveuglement et de la crédulité. Peu importe leur statut social, leur race, leur genre, la classe à laquelle ils appartiennent, même les plus sages se laissent « prendre au piège de ce qui brille ; et il n’est même pas nécessaire que ce qui brille soit de l’or, pourvu que cela brille » (Le Principe Espérance, p. 522).

Le capitalisme, observait Ernst Bloch, « est passé maître dans l’art de manier ces feux d’artifice qui n’éblouissent pas que les yeux », mais se saisissent aussi des corps et colonisent les désirs et les rêves, à travers les plaisirs de la consommation. Il faudrait désormais y ajouter les technologies du calcul, de l’abstraction et de l’illumination dont l’une des fonctions est de manufacturer maints états seconds.

Pourquoi ce désir d’être leurré et pourquoi cet attrait pour la leucotomie ? Pas toujours « par bêtise », affirmait Bloch. C’est aussi parce que, précisait-il, nous sommes « nés pour la joie », sans doute la fille aînée de l’espérance. L’espérance, affirmait-il, est « ancrée dans l’instinct humain du bonheur ». En tant qu’attente et poursuite « d’un objectif positivement visible », elle est et a toujours été « un des moteurs les plus puissants de l’histoire » (p. 525). À ce titre, « elle imprime au déroulement stérile du temps son mouvement vers l’avant » (p.525).

L’espérance, faisait-il valoir par ailleurs, est aussi un affect que l’on cultive, qui exige du travail, dont la fonction est de jeter les êtres humains activement sur la route d’un « devenir dont ils font eux-mêmes partie » (Le Principe Espérance, préface). Elle requiert non pas la foi automatique de l’optimisme plat, un « poison à peine moins dangereux que le pessimisme absolu », précise-t-il (Le Principe Espérance, p. 240), mais cette autre foi en l’idée selon laquelle « tout n’est certes pas encore perdu », et le futur demeure ouvert.

A l’espérance, il opposait la crainte et la peur, le pessimisme absolu aussi. Ce dernier se caractérisait non pas tant par l’absence de foi que par l’affirmation d’une foi négative. Le pessimisme absolu était le propre de ceux qui croient que « rien ne vaut la peine d’être fait » ; que « la vie trainera sa médiocrité de siècle en siècle, que l’humanité ne sortira jamais de sa léthargie et que le monde ressemblera toujours à un sépulcre » (Le Principe Espérance, p. 527) ? Parce qu’il reposait sur une vision sépulcrale du monde, le pessimisme absolu était un facteur de corruption tout autant que du cynisme et du nihilisme.

Mais aussi bien la masse d’indifférence que le manque d’espérance dans le monde s’expliquaient, en dernière instance, par « l’absence de foi en un but » (p. 528). Au pessimisme inconditionnel et paralysant, synonyme d’acceptation résignée, s’opposait donc non pas un « optimisme artificiellement conditionné » (p. 527) – myopie et par là même étourdissement –,  mais un « optimisme critique et militant », soutenu par la conscience anticipante et orientée « tout entier vers le Non-encore-devenu, vers les possibilités cultivables de la lumière » (p. 528). Un tel optimisme était impossible sans la foi, c’est-à-dire la disponibilité permanente à se risquer non pas dans un abîme, mais « dans ce qui n’est pas encore réussi » (p. 528).

Qu’en est-il du vivant ?

Dans l’esprit d’Ernst Bloch, je voudrais poser ce soir quelques questions essentielles. Et d’abord où en sommes-nous et que sommes-nous en droit d’espérer ? Qu’en est-il du monde, de l’humanité – et je devrais ajouter de l’ensemble du vivant – aujourd’hui ?

En cette ère planétaire, y a-t-il quoique ce soit qui nous appartient à tous et à toutes, que nous avons en commun, que nous sommes tenus de partager à parts plus ou moins égales ?

Y a-t-il quoi que ce soit que nous sommes contraints de mettre en commun ne serait-ce que parce qu’il y va de notre survie, de la durabilité de ce monde par-delà les frontières qui séparent les races (puisque ce terme infâme demeure notre futur), les genres, les États, les peuples, les nations, leurs territoires, leurs langues et leurs religions ?

Est-il donc vrai que la différence, et donc la frontière, cette puissance de la ligne, serait le dernier mot de l’humanité ?

Est-il vrai par ailleurs, comme le prétendent certains, que nous nous sommes trompés, que nous avons toujours voulu être trompés, qu’en réalité, l’humanité n’est vouée a rien, en raison même de la vacuité qu’elle porte en elle ?

En d’autres termes, le projet historique de l’espèce humaine, à savoir le mouvement vers la liberté, est-il arrivé à sa fin ?

Pour le reste, que peut bien signifier, de nos jours, l’injonction de « s’orienter dans le monde et dans la pensée ? » Et d’ailleurs quelle pensée, dans quelle langue, à partir de quelles archives et en vue de quoi exactement ?

Or, si l’on veut projeter un minimum d’éclairage sur l’espace tout à fait rugueux et distordu qu’est notre monde aujourd’hui, si l’on veut en saisir le pouls, la respiration et les hoquets, il peut être utile de travailler à partir des effets de relief, c’est-à-dire de ces lieux apparemment lointains et distants, et pourtant si proches et si intimes à bien des égards, où se joue d’une manière que l’on ne peut pas ne pas voir, que l’on ne peut plus faire semblant d’ignorer, notre destinée à toutes et à tous.

Et quand je dis « notre destinée à toutes et à tous », j’entends ce « nous » et ce « tous et toutes » non comme une communauté qui existerait d’ores et déjà, par-delà l’hétérogénéité qui nous constitue, mais comme cela qui s’offre à nous comme possibilité « dans le tout inépuisé du monde lui-même » (Le Principe Espérance, p. 284).

Ce qui s’offre à nous, en effet, c’est la chance de convoquer d’autres noms, d’interroger le non-sens de l’identité et de la différence en ces temps paradoxaux de connexion, de maillage et de déliaison. Notre chance, c’est de pouvoir regarder avec des yeux nouveaux ce qui est là, devant nous, que nous ne pouvons pas ne pas voir, mais que nous éprouvons pourtant de la difficulté à voir, à percer, à apercevoir.

Or, justement, notre présent est peuplé d’évènements que nous ne pouvons pas ne pas voir malgré notre ardent désir de cécité.

Il s’agit d’évènements en tout genre, de choses dont on pensait qu’elles n’arriveraient jamais ; d’autres dont on pensait qu’elles n’arrivaient qu’à d’autres, au loin, et qui, maintenant, se rapprochent de nous, nous arrivent à nous aussi ; des choses étonnantes, d’autres terrifiantes, voire inouïes, qui suscitent l’incrédulité, déchirent les limites de notre imagination, provoquent tantôt la surprise, tantôt la rage, tantôt l’émoi et l’affolement, et tantôt stupeur et sidération.

Des évènements de ce genre, qui surviennent sans qu’on les attende, sans qu’on les ait prévus, sans que l’on ne s’y soit préparé, il y en a de plus en plus.

Des gens qui n’ont jamais voulu vivre loin de chez eux, qui n’ont jamais contemplé la possibilité de s’en aller se réveillent un matin. Le monde qui, hier, leur était familier a presqu’entièrement disparu ou, en tout cas, ne tient plus par rien à celui qui était là encore la veille. C’est qu’en pleine nuit, quelque chose d’assourdissant s’est passé, sans qu’ils n’en prennent l’exacte mesure, sans qu’ils ne s’en rendent compte, quelque chose qui les a soudain rendus étrangers sur les lieux mêmes ou ils sont nés et où ils ont vécu jusqu’à présent.

Ces gens, on en voit presque tous les jours, et de plus en plus.

Ou du moins on en entend parler. Des gens en fuite qui ont été contraints de tout abandonner derrière eux, d’autres qui ont tout perdu ; qui ne savent pas où aller, ou qui, contre toute raison, veulent à tout prix s’en aller dans des lieux où l’on ne les attend point ; où ils seront des inconnus ; où, de toutes les façons, on ne veut pas d’eux et on ne s’en cache pas, loin de là. Ces gens savent qu’ils ne seront pas reçus. Qu’on ne leur fera pas de place, qu’ils risquent d’être abandonnés dans la rue, que l’on risque de leur arracher le peu qui leur reste, mais ils s’obstinent. Ils y vont quand même. Sans aucune assurance. Ils gagent leur propre vie.

On en voit d’autres, trainant qui un ou des enfants à la main, qui un fardeau sous le bras, le peu qu’ils ont réussi à sauver des décombres. Ils ont marché longtemps et leurs corps accusent une extrême fatigue. Les yeux hagards, ils fouillent dans les débris de leur vie, à la recherche de ce qui pourrait encore servir.

D’autres encore sont sous des bâches ou dans des cages, campant à la pluie ou sous un soleil accablant, dans l’attente de quelque chose, quelques litres d’eau, des grains de riz, un morceau d’étoffe, un regard, et, peut-être, au bout du compte, un document officiel, un papier.

De nos jours, pour peu que l’on fasse attention, on peut aussi voir des sillages de cadavres souvent pénibles à regarder – de temps en temps, des cadavres d’enfants, de femmes ou de jeunes gens qui se sont noyés lors d’interminables traversées, ou de simples carcasses humaines ensevelies par les sables du désert. Les paysages de notre temps sont ainsi faits. De ces centaines de milliers de gens qui partent, qui s’en vont, qui succombent au syndrome de la fuite si typique de notre époque, de moins en moins arrivent à destination. Partir n’est plus véritablement l’enjeu. Arriver est désormais la question, la possibilité de ne jamais arriver à destination.

Les autres, dispersés, sont bloqués quelque part. Capturés comme des proies, ils sont détenus dans un camp ou l’autre, tous ces camps aux noms si bariolés, camps de réfugiés, camps de déplacés, campements de migrants, zones d’attente pour personnes en instance, zones de transit, centres de rétention, lieux d’hébergement en urgence, jungle. Paysage composite et hétérogène, à coup sûr, que l’on peut néanmoins résumer d’un seul mot : camps d’étrangers. En dernière instance, il ne s’agit en effet pas d’autre chose. Il s’agit de camps d’étrangers, aussi bien au cœur de l’Europe qu’à sa lisière. Et c’est le seul nom qui convienne à ces dispositifs et à la sorte de géographie carcérale qu’ils dessinent.

Il y a quelques années, l’anthropologue Michel Agier en dénombrait près de 400 au sein de l’Union européenne. C’était avant le grand afflux de 2015. Depuis lors, de nouveaux camps, y compris de triage, ont été créés aussi bien en Europe qu’à sa lisière et, sous son instigation, dans des pays-tiers. En 2011, ces différents lieux de détention pouvaient contenir jusqu’à 32 000 personnes. En 2016, les chiffres s’élevaient à 47 000. Les détenus sont essentiellement des personnes sans visas ni titres de séjour, jugés inéligibles à une protection internationale.

Il s’agit, pour l’essentiel, de lieux d’internement, d’espaces de relégation, de dispositifs de mise à l’écart de gens considérés comme des intrus, sans titre et par conséquent sans droit et, estime-t-on, sans dignité. Fuyant des mondes et des lieux rendus inhabitables par une double prédation exogène et endogène, ils se sont introduits là où il ne fallait pas, sans y être invités, et sans qu’ils ne soient désirés. En les regroupant et en procédant à leur mise à l’écart, il ne s’agit guère de les secourir. En les arraisonnant dans des camps, en les plaçant dans une position d’attente après les avoir dépouillés au préalable de tout statut de droit commun, l’on cherche avant tout à en faire des sujets potentiellement déportables. Leur mouvement a été stoppé net.

La capacité de vérité

Il se passe donc beaucoup de choses qui sont là, devant nous, parfois dans une aveuglante nudité.

Gager leur vie, tel est le prix exigé aujourd’hui à tous les migrants du monde, sur les routes de l’exode comme dans les zones de passage, voire dans les lieux d’accueil. De fait, lorsque les milieux de vie ont été soumis à la destruction, étancher la soif, se nourrir, se laver, être hébergé deviennent ce par quoi l’on tient ou non l’Autre pour son semblable ; ce par quoi, également, l’insupportable se répète.

L’Europe a donc décidé de militariser ses frontières et de les étendre au loin. Elles ne s’arrêtent plus en Méditerranée. Elles se situent à présent le long des routes fuyantes et des parcours sinueux qu’empruntent les candidats à la migration. Si, par exemple, un candidat africain à la migration emprunte le trajet qui va de Yola a Katsena, puis de Katsena à Agadez et se dirige vers la Tripolitaine, alors la nouvelle frontière de l’Europe s’étendra jusqu’à Yola et bougera au fur et à mesure des lieux, espaces et territoires traversés par le candidat à la migration.

En d’autres termes, et pour ce qui nous concerne, c’est le corps de l’Africain, de tout Africain pris individuellement, et de tous les Africains en tant que « unité de population » et « classe raciale » qui constitue désormais la frontière de l’Europe. Ce nouveau type de corps humain est fort diffèrent du corps-esclave de la période de la Traite atlantique. Il n’est pas seulement un corps-peau, le corps-peau du racisme épidermal, mais aussi le corps-frontière, celui-là qui n’est pas attendu, auquel on ne fera guère de place, qu’il est interdit de protéger ou de sauver de la noyade en pleine mer.

L’Europe a décidé qu’elle n’est pas responsable de la vie des candidats migrants, ni de ces corps souffrants et recouverts de stigmates qu’elle ne cesse par ailleurs de fabriquer. Pour gérer la population des indésirables, elle réactualise des formes anciennes de la violence et en crée de nouvelles autres. Ayant bravé les obstacles naturels que sont le désert et la mer, les indésirables doivent, pense-t-elle, assumer le risque de leur propre péril. Pour ceux de ces corps qui sont d’ores et déjà en son sein, elle ferme les voix d’insertion légale, multiplie les pratiques de vulnérabilisations, détruit les abris et crée les conditions d’insalubrité maximum. Il n’est plus question que de « mieux » enfermer et expulser. Il n’y a guère jusqu’au droit d’asile qui ne soit remis en question.

La frontière n’est donc plus seulement une ligne de démarcation qui sépare des entités souveraines distinctes. Elle est désormais un dispositif quasi-ontologique capable de fonctionner de lui-même en lui-même, avec ses lois propres. Elle est de plus en plus le nom propre de la violence organisée qui sous-tend et le capitalisme contemporain, et l’ordre de notre monde en général.

Car, qu’est-ce la « frontiérisation » sinon le processus par lequel les puissances de ce monde transforment en permanence certains espaces en lieux infranchissables pour certaines classes de populations ?

Qu’est-ce sinon la multiplication consciente d’espaces où la vie de tant de gens jugés indésirables vient se fracasser? Qu’est-elle donc sinon une façon de mener la guerre contre des vies ennemies ou superflues dont on a auparavant détruit les milieux d’existence et les conditions de survie – l’usage de munitions perforantes à l’uranium et d’armes interdites comme le phosphore blanc ; le bombardement à haute altitude des infrastructures de base ; le cocktail de produits chimiques cancérogènes et radioactifs déposés dans le sol et qui emplissent l’air ; la poussière toxique dans les décombres des villes rasées, la pollution due aux feux d’hydrocarbures et ainsi de suite?

Comment, dans ces conditions, s’étonner que ceux et celles qui le peuvent, survivants d’un enfer vivant, prennent la fuite, cherchent partout refuge, dans tous les coins de la Terre ou leur vie pourrait être épargnée ?

Que dire de l’escalade technologique ?

L’humanité est en effet sur le point de renaître à une autre nature, au détour d’une transformation intrinsèque de l’horizon du calcul et d’une extension presqu’indéfinie des logiques de quantification. Il peut sembler paradoxal, voire contre-intuitif, de qualifier ce moment technologique d’entropique. Comment nier, cependant, le fait qu’aujourd’hui, la raison technologique apparaît de plus en plus comme le dernier mot de la raison tout court, en même temps que le lieu où elle vient se fracasser, comme si le futur lui-même s’était évanoui dans un écran.

Quelque chose a déserté le regard, au moment où des tentacules de réseaux et de connexions enserrent étroitement l’ensemble du globe, tandis qu’écrans et images animées tiennent désormais lieu de cosmos. Au même moment, il n’existe plus de sphère de l’existence contemporaine qui n’ait point fait l’objet d’une pénétration par le capital. Qu’il s’agisse des affects, des émotions et des sentiments, des compétences linguistiques, des manifestations du désir ou de la pensée, bref de la vie tout court, rien ne semble désormais échapper à l’emprise du capital. Tout ayant été capturé par le capital, le capital s’est fait chair et s’est fait monde. Il est devenu un fait hallucinatoire de dimension planétaire, producteur, sur une échelle élargie, de sujets délirants, saisis de détresse et menant une existence désemparée. Le capital est devenu notre infrastructure commune, notre système nerveux, la mâchoire transcendantale qui dessine désormais la carte de notre monde et ses limites psycho-physiques, et qui, au passage, continue de broyer tant de vies.

Cette double dialectique de création et de destruction de monde a lieu à une époque où la mise en ordre des sociétés s’effectue désormais sous un seul et même signe, le computationnel. Qu’il s’agisse des corps, des nerfs, de la matière, du cerveau ou de l’énergie, le projet reste le même : la conversion de toute substance en quantités, le codage et l’abstraction. Il s’agit désormais de tout soumettre a des effets de quantification et d’abstraction. La numérisation n’est rien d’autre que cette capture de forces, de flux et de potentialités et leur annexion par des machines-cerveaux transformes en systèmes autonomes.

Tout, aujourd’hui, pousse donc vers une unification planétaire.

La planète elle-même est de plus en plus conçue et vécue comme un champ universel de médiations. Il ne s’agit plus tant d’un monde physique que d’un monde techno-réticulaire. Mais à ce monde peuple d’appareils de connexion et de prothèses de tout genre, monde ubiquitaire et instantané, répond un autre, le vieux monde des corps et des distances, de la matière et des étendues, le monde des frontières et des fractures, celui de la séparation.

Migrants et refugiés ne sont donc pas, en tant que tels, l’objet premier du différend. D’ailleurs, ils n’ont ni noms propres, ni visages singuliers, ni cartes d’identité. Ils ne sont que des cryptes, sortes de caveaux ambulants à la surface de multiples organes, formes vides mais menaçantes dans lesquelles l’on cherche à ensevelir les fantasmes d’une époque terrifiée par elle-même et ses propres excès.

Ce n’est pas seulement leur mode d’apparition parmi nous qui nous plonge dans une anxiété historique et existentielle. Ce qui nous plonge dans un état d’agitation et d’incertitude, c’est aussi la matrice ontophanique dont nous supposons qu’ils ne sont que le masque (qu’y a-t-il, décidément, derrière ce qui apparait ?).

Commune possession de la Terre et hospitalité inconditionnelle

Afin de nous orienter dans le monde tel qu’il s’offre désormais à nous, c’est-à-dire par le biais de ce sacrement qu’est devenue la frontière, il nous faut par conséquent revenir à la pensée critique, celle que portèrent des figures oubliées, à l’instar d’Ernst Bloch.

Penser de façon critique, c’est donc, comme l’enseigna Bloch, être capable de porter, si nécessaire, un jugement sur le temps et sur le monde, mais du point de vue de ces ultimes pierres de touche que sont la vérité et l’espérance. Pour Bloch et les autres, le projet historique de l’espèce humaine s’inscrivait dans cet horizon de la vérité – la capacité de vérité au profit d’une humanité se projetant en commun vers le futur, se prolongeant vers le futur, en vue non du profit ou de la défense de la propriété privée, mais de ce que l’on pourrait appeler le « bien du monde » et celui de nos semblables.

Or le semblable n’est pas celui qui me ressemble. Comme ne cessa de le répéter Frantz Fanon, le semblable est un être humain comme tous les autres. Et c’est en tant qu’être humain comme tous les autres qu’il est sans prix. Ce n’est pas en raison de quelque autre identité que ce soit. Et c’est en tant qu’être humain comme tous les autres qu’il est en droit d’espérer, de l’ensemble du monde, ce que Kant appelait « l’hospitalité universelle ». S’agissant de l’hospitalité universelle, il n’était pas question, avertissait Kant, de philanthropie, « mais du Droit ».

Dans le contexte du droit kantien, l’hospitalité signifie « le droit qu’à un étranger arrivant sur le sol d’un autre de ne pas être traité en ennemi par ce dernier ». « Celui-ci [l’étranger], précise-t-il, peut ne pas le recevoir, si cela peut se faire sans entrainer sa perte ; mais aussi longtemps qu’il reste paisiblement à sa place, il ne doit pas le traiter de façon hostile ».

Paradoxalement, l’hospitalité selon Kant est loin d’être « universelle ». Elle est conditionnelle. Elle ne vaut que dans des conditions ou celui ou celle qui frappe à notre porte risque de perdre sa vie au cas où cette porte ne lui est pas ouverte. Ce dernier ajoute, d’ailleurs : « Ce n’est pas un droit à l’hospitalité que peut invoquer cet étranger (ce qui exigerait un contrat de bienfaisance faisant de lui, pour un temps, un habitant de la même maison), mais un droit de visite ».

Au cœur du droit kantien demeure par conséquent une distinction entre « le droit de l’habitant » et « le droit du visiteur ».

Ceci dit, le droit de visite est un droit « qui revient à tout être humain de se proposer comme membre d’une société, en vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre, laquelle, étant une sphère, ne permet pas aux hommes de se disperser à l’infini, mais les contraint à supporter malgré tout leur propre coexistence, personne, à l’origine, n’ayant plus qu’un autre le droit de se trouver en un endroit quelconque de la terre ».

La frontière, dit de son côté Édouard Glissant, « est cette invitation a goûter les différences ». Mais revenons, s’empresse-t-il d’ajouter, « à tous ceux qui ne disposent pas d’un tel loisir, les immigrants interdits, et concevons le poids terrible de cet interdit. Franchir la frontière est un privilège dont nul ne devrait être privé, sous quelque raison que ce soit. Il n’y a de frontière que pour cette plénitude enfin de l’outrepasser, et à travers elle de partager a plein souffle les différences. L’obligation d’avoir à forcer quelque frontière que ce pourra être, sous la poussée de la misère, est aussi scandaleuse que les fondements de cette misère ».

Le XXIe siècle sera-t-il donc celui du triage et de la sélection par le biais des technologies de la sécurité ? Des confins du Sahara en passant par la Méditerranée, le camp est-il en passe de redevenir le terminus d’un certain projet européen, d’une certaine idée de l’Europe dans le monde, sa marque funeste, comme Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme) en nourrissait il n’y a pas longtemps l’intuition ?

L’une des contradictions majeures de l’ordre libéral a toujours été la tension entre la liberté et la sécurité. Cette question semble avoir été tranchée. La sécurité l’emporte désormais sur la liberté. Une société de sécurité n’est pas nécessairement une société de liberté. Une société de sécurité est une société dominée par le besoin irrépressible d’adhésion à un ensemble de certitudes. Elle a peur de la sorte d’interrogation qui ouvre sur l’inconnu et sur le risque qu’il faut, par contre, endiguer.

Voilà pourquoi dans une société de sécurité, la priorité est d’identifier à tout prix ce qui est tapi derrière chaque apparition – qui est qui, qui vit où, avec qui et depuis quand, qui fait quoi, qui vient d’où, qui va où, quand, par quelle voie, pourquoi et ainsi de suite. Et, davantage encore, qui projette de commettre quels actes, consciemment ou inconsciemment. Le projet de la société de sécurité n’est pas d’affirmer la liberté, mais de contrôler et de gouverner les modes d’apparition.

Le mythe contemporain prétend que la technologie constitue le meilleur outil pour gouverner les apparitions. Elle seule permettrait de résoudre ce problème qui est un problème d’ordre, mais aussi de connaissance, de repères, d’anticipation, de prévision. Il est à craindre que le rêve d’une humanité transparente à elle-même, dépourvue de mystère, ne soit qu’une catastrophique illusion. Il n’est pas certain qu’à la longue ils soient les seuls, mais pour le moment, migrants, étrangers et refugiés en paient le prix.

Dans un monde qui ne cesse de se restreindre, et où être en vie est la même chose qu’être en mouvement, même leur décès ne fait plus évènement. Et pourtant, ils ne cessent de trouver en eux assez de vie pour se remettre debout et, chaque fois, de repartir, de recommencer. Car, à chaque fois, tout est à reprendre. Et chaque petit geste de rien porte un irrépressible espoir d’humanité.

Comment, dans ces conditions, résister à cette prétention de la part d’une des provinces du monde à un droit universel de prédation sinon en osant imaginer l’impossible : le droit universel, c’est-à-dire inconditionnel, à l’hospitalité.

Ce droit universel, c’est-à-dire inconditionnel à l’hospitalité, qui inclut le droit lui aussi inconditionnel de visite, présuppose la dés-absolutisation des frontières, c’est-à-dire la restitution, à tous les habitants de la Terre, humains et non-humains, du droit inaliénable de se déplacer librement sur cette planète.

 

Discours prononcé à l’occasion de la réception du Prix Ernst Bloch (2018)


Achille Mbembe

Philosophe et historien, Enseigne l'histoire et les sciences politiques à l'université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université de Duke (Etats-Unis)