Société

Le nouvel âge de la police du discours – à propos de la proposition de loi Avia

Juriste

Le 9 juillet l’Assemblée nationale a voté en première lecture la proposition de loi de la députée LREM Laetitia Avia, avec pour objectif de juguler « la haine en ligne ». Cette loi marque une évolution bien plus importante qu’on a bien voulu le dire de la liberté d’expression avec l’instauration d’une nouvelle police du discours. Plus ferme et plus rigide, elle marque définitivement une rupture avec une situation patiemment élaborée par les juges sous tous les régimes qu’a connu le pays depuis bientôt un siècle et demi.

C’est une simple proposition de loi. Une parmi les nombreuses qu’enregistre chaque année la présidence de l’Assemblée Nationale et qui peuvent porter, au choix, sur la légalisation du cannabis, une sixième semaine de congés payés, ou la lutte contre le papillomavirus. Pourtant, et à de rares exceptions, les lois finalement votées sont surtout issues de projet de loi, c’est à dire de textes préparés et défendus par le gouvernement.

La loi proposée par la député Laetitia Avia est ambitieuse et entend juguler « la haine en ligne », c’est à dire, essentiellement, sanctionner plus systématiquement et peut-être plus durement les auteurs de propos racistes, antisémites, sexistes – la liste est longue – publiés sur internet, espace virtuel devenu en quelques décennies le grand défouloir de vengeurs masqués de toutes sortes. Les réactions ne se sont pas fait attendre du côté de la presse comme du barreau, par ailleurs échaudés par d’autres initiatives, et les tribunes se multiplient pour alerter sur les risques qu’il y aurait à toucher à la séculaire loi sur la presse, adoptée en 1881 sous la jeune IIIe République, parmi d’autres « lois de liberté »  ayant rompu avec l’autoritarisme du second empire. Est-ce en raison d’un poids trop lourd que porterait sur ses jeunes épaules la députée En Marche ?

Toujours est-il que pas moins de cinq ministres et deux secrétaires d’État lui ont apporté leur soutien tandis que la garde des sceaux annonce son intention, à cette occasion, de sortir l’injure et la diffamation de cette même loi de 1881, pour les intégrer dans le code pénal et les soumettre au même régime que, par exemple, les vols à la tire ou les violences conjugales.

De délit privé punissable seulement si la victime le souhaite, injure et diffamation redeviennent des infractions relevant du parquet lorsqu’elles sont discriminatoires

En France, la police du discours a jusqu’à présent reposé sur un équilibre délicat construit progressivement par le législateur et les juges sur la base de la loi sur la presse. En 1972 le parlement a innové en prévoyant une peine d’emprisonnement en cas de référence à la race, tandis qu’injure et diffamation « simple » restent encore passibles de peines d’amende.

Quant au juge, c’est lui qui a admis la possibilité de faire la preuve de la vérité des faits diffamatoire, ou de démontrer l’absence d’animosité personnelle ou le sérieux d’une enquête, afin d’échapper à la répression et afin que la loi de 1881 reste bien une loi de « liberté », en l’occurrence celle d’informer. C’est d’ailleurs également pour cette raison qu’une plainte pour injure ou diffamation ne peut être déposée que dans un délai bref, signalant le caractère tout à fait dérogatoire de cette matière par rapports aux délits de droit commun du code pénal qui se prescrivent par six ans.

Enfin, et surtout, seule la victime, atteinte dans son honneur, sa réputation ou sa dignité, peut se plaindre d’une injure ou d’une diffamation, et le parquet n’a pas son mot à dire. Il s’agit là d’un des rares « délits privés » consacrés par le droit répressif, à rebours de la logique habituelle confiant au ministère public le soin de la répression… Sauf, précisément, dans le cas d’injure ou diffamation raciale où le parquet recouvre sa capacité d’action, quand bien même aucune victime ne se serait plainte ou, si elle est identifiable, avec son accord. De délit privé punissable seulement si la victime le souhaite, injure et diffamation redeviennent alors des infractions relevant du parquet lorsqu’elles sont discriminatoires.

Cette présentation rapide du système actuel permettra peut-être de donner une idée, également rapide, de la façon dont opère en pratique cette police du discours, c’est-à-dire la possibilité de sanctionner civilement mais également pénalement des mots ou expressions dépassant certaines limites. Un constat d’évidence qu’ignore la proposition de loi « Avia » est celui d’une différence de statut : certains diffamateurs ou auteurs d’injures, comme leurs victimes, ont plus que d’autres l’honneur des médias et, partant, des tribunaux.

La loi acte la montée en puissance de cette nouvelle forme de censure privée sur dénonciation par le public

C’est en raison de leur plus ou moins grande notoriété que les rappeurs Orelsan ou Nick Conrad se sont retrouvés au tribunal, sur plainte d’une association pour le premier en raison de sa chanson « sale pute » ou sur action du parquet pour sa chanson et son clip « Pendez les blancs » dans le cas du second. Mais à côté des ces prévenus plus ou moins VIP, s’active la masse des diffamateurs ou insulteurs ordinaires. Copropriétés, entreprises, associations… autant de groupes humains où l’honneur  peut être chatouilleux et les paroles ou écrits cinglants, et de procédures pénales potentielles qui déborderaient vite les tribunaux s’il fallait sanctionner tous ces  propos.

Au-delà de son apparente complexité, la loi proposée aujourd’hui et ses ajouts, déjà annoncés par la garde des sceaux, vise en réalité assez prosaïquement à mettre en place une nouvelle distribution des rôles. De prime abord, la nouveauté la plus spectaculaire semble être la mission dévolue aux hébergeurs internet : c’est sur eux que pèsera l’obligation de suspendre les comptes et supprimer les messages de qui tiendrait des propos signalés comme « haineux ». La loi acte ainsi la montée en puissance de cette nouvelle forme de censure privée, sur dénonciation par le public, que les GAFA, par ailleurs dans le collimateur de Bercy, auront intérêt à exercer. Quitte à subir les protestations des internautes censurés les plus teigneux, les autres préférant sans doute faire profil bas afin, en cas de propos particulièrement virulents, de ne pas se voir en plus dénoncés au parquet.

Mais une autre innovation pourrait s’avérer plus spectaculaire encore : est également envisagé de sortir l’injure et la diffamation de la loi sur la presse de 1881 « pour juger en comparution immédiate » d’éventuels prévenus, indique la garde des sceaux. Alors en charge de ce ministère, Christiane Taubira avait à plusieurs reprises été la cible d’injures racistes particulièrement blessantes. Faute d’une plainte de l’intéressée ou d’instructions données à un parquetier, ce qui aurait été politiquement délicat, c’était le défenseur des droits, suivi d’un parti politique guyanais, qui avait traduit une candidate aux municipales FN devant le tribunal correctionnel de Cayenne.

La peine de neufs mois d’emprisonnement ferme prononcée, certes prévue par la loi mais rarement choisie par des juges qui préfèrent le plus souvent l’amende, avait surpris. Avec la nouveauté proposée par Nicole Belloubet, il sera dorénavant possible, pour qui lancerait « Macron enculé ! » lors d’une manifestation des gilets jaunes, d’être sur le champ interpelé, présenté en comparution immédiate et incarcéré dans la foulée.

Une nouvelle police du discours, assurément plus ferme et rigide que celle patiemment élaborée par les juges sous tous les régimes qu’a connu le pays depuis bientôt un siècle et demi.

 


Cyrille Duvert

Juriste, Maître de conférences à l’Université Sorbonne-Paris-Cité (Paris 13)