Rediffusion

Emiliano Sala, martyr d’un jeu en voie d’extinction

Journaliste

À elle seule, l’histoire – triste, très triste – d’Emiliano Sala incarne la lente dérive d’un sport, le football, dans lequel désormais les transferts intéressent davantage que les buts – sans parler du jeu juste, à la nantaise, désormais sacrifié sur l’autel de la valeur marchande du corps des joueurs. Rediffusion du 22 avril 2019.

Comment ne pas y voir l’allégorie d’un jeu qui court à sa perte ? L’image a fait le tour du monde : elle montre Nicolas Pallois, le joueur du Football Club de Nantes, portant le cercueil de son meilleur ami et coéquipier Emiliano Sala. Nous sommes le 16 février dernier, à Progreso, le village natal d’Emiliano, dans la Pampa argentine. Parti prématurément à 28 ans, le jeune homme n’est pas mort, comme d’autres avant lui, d’un accident de la route ou d’une défaillance cardiaque mais des suites d’un transfert. Funeste épilogue d’une carrière qui ne fut jamais facile.

Emiliano Sala n’était pas le plus doué des footballeurs mais à force de travail, de persévérance et même d’acharnement, il avait fini par décrocher la récompense ultime à ses yeux : la reconnaissance. De ses pairs et des supporters, qui avaient su voir en lui le « type bien » qu’il était. L’hommage qui lui fut rendu par les tribunes de La Beaujoire à l’occasion du match contre Saint-Étienne restera dans les annales. Touché en plein cœur, le public nantais chanta le nom du joueur sans interruption tout au long de la rencontre. Mais, au-delà de l’émotion, mesurait-il à cet instant l’ampleur du désastre en train de se tramer ?

À l’âge de la maturité pour un attaquant, Emiliano Sala venait de réaliser une première partie de championnat remarquable sous la houlette de Vahid Halilhodzic, entraîneur réputé pour son exigence. Douze buts en une demie-saison, autant que les stars Mbappé, Cavani et Neymar : cela promettait ! « Coach Vahid » lui avait d’ailleurs prédit qu’il allait en marquer plus que lui ! Avis d’expert : Halilhodzic fut un goledaor d’exception dans les années 80, deux fois meilleur buteur du championnat de France avec le F.C. Nantes.  Mais, dans le football moderne, voyez-vous, douze buts, ça se monnaye.

Emiliano Sala, lui, ne réclamait rien d’autre qu’une prolongation de contrat, depuis des mois. Et aussi une revalorisation de son salaire car curieusement, il gagnait deux fois moins que certains de ses coéquipiers qui ne jouaient jamais. Les voies du football sont impénétrables. Emiliano Sala se sentait bien à Nantes et il n’avait aucune envie de changer d’air. Seulement, il valait désormais beaucoup d’argent et à court terme. C’est comme ça qu’il s’est retrouvé en partance pour Cardiff, club britannique de seconde zone, avec sur son dos une transaction de 17 millions d’euros ; puis, trimbalé dans un coucou piloté de nuit par un daltonien et affrété par un des intermédiaires de l’affaire. Voyons ! Emiliano,  un joueur aussi cher que toi ne va tout de même pas s’abaisser à monter dans un avion de ligne ! On connaît la suite : l’appareil s’est abîmé dans la Manche et Emiliano n’a pas survécu. Aujourd’hui, les clubs de Cardiff et de Nantes s’étripent, le premier pour ne pas lâcher son pognon, le second pour le récupérer. Qu’ils se démerdent !

Au vrai, que vaut un joueur, aujourd’hui, en dehors de sa valeur marchande, dans cet univers dont les manières oscillent entre l’esclavage et la prostitution ?

Le pire c’est que le corps du joueur n’aurait jamais été retrouvé sans l’élan de générosité qui traversa instantanément le monde du football pour réunir les fonds nécessaires au mandatement d’une société privée afin de poursuivre les recherches rapidement abandonnées par les autorités. J’en entends d’ici certains mégoter : ils peuvent donner avec tout ce qu’ils gagnent… Sauf qu’il ne s’agit pas seulement d’argent. Le mouvement de solidarité fut spontané, instinctif, presque animal, comme si de Lionel Messi à Kylian Mbappé en passant par Adrien Rabiot, les donateurs s’étaient dit : « Cela aurait pu nous arriver », conscients, quel que soit leur statut, de n’être « que de la viande », comme me le confie l’un d’entre eux.

Au vrai, que vaut un joueur, aujourd’hui, en dehors de sa valeur marchande, dans cet univers dont les manières oscillent entre l’esclavage et la prostitution ? Pas grand-chose. Le jeu de football n’est plus qu’un prétexte à faire du fric, un marché comme un autre. C’est ainsi qu’on a vu, ces dernières années, pousser au milieu de nulle part des stades sans âme que l’on semble vouloir vider de leurs supporters  pour les remplacer par des clients qui se rendraient au match comme on va pousser le caddie le samedi dans des zones commerciales. La Ligue nationale de football (LNF) a même infligé une amende au F. C. Nantes pour l’usage de fumigènes par ses supporters lors de l’hommage à Sala !

Car, il faut qu’on vous explique : c’est désormais le flacon qui fait l’ivresse. C’est pour cette raison que Waldemar Kita, le président du FC Nantes, était parti pour construire un nouveau stade en lieu et place de celui de la Beaujoire, si une enquête du parquet financier ne l’avait stoppé net. Un écrin digne des plus belles franchises du football américain, truffé d’écrans leds et entièrement connecté pour pouvoir, comme au McDo, commander et se faire servir, le cul sur son siège, sa part de pizza ou son pot de pop-corn. Le match en devient presque accessoire. L’ancien ministre Eric Besson avait même théorisé ce concept de nouveau temple de la consommation dans un rapport lorsque la France avait posé sa candidature à l’organisation de l’Euro 2016.

Les clubs de football professionnels, qui appartiennent le plus souvent à des holdings à la domiciliation fiscalement avantageuse, ne seraient plus que des machines à fabriquer des transferts, des commissions (368 millions d’euros pour la partie émergée de l’iceberg dans la seule année 2016 sous le regard bienveillant de dirigeants fédéraux plus préoccupés par les football leaks), des droits TV,  du digital et du merchandising. Qu’ils soient away (faits pour jouer chez l’adversaire), frappés d’étoiles ou floqués en mandarin pour plaire aux Chinois, les maillots confectionnés en Asie du Sud-Est à 95 centimes l’unité, s’écoulent, en effet, très bien à 95 euros. Le Paris-Saint-Germain a même effacé la Tour Eiffel de son blason pour la remplacer par le Jumpman, le logo de la marque du mythique Michael Jordan ! Un basketteur, oui ! Mais quand on fait les comptes – un million de maillots vendus dans le monde -, on se dit que finalement, une remontada n’est qu’un sale moment à passer.

Les Canaris n’en finissent plus de traîner leur misère saison après saison, faisant l’offense d’offrir à un public de connaisseurs une pitance d’une pauvreté inouïe.

Mais puisque Emiliano Sala jouait à Nantes, revenons à Nantes. Durant près d’un demi-siècle, ce club incarna une certaine idée du jeu : le fameux « jeu à la nantaise » – l’expression est même entrée dans le langage commun. Ce football, qui mettait le collectif au service de l’esthétisme, reposait sur la formation de joueurs par des entraîneurs dépositaires d’un style, José Arribas, le père fondateur, puis Jean-Claude Suaudeau et Raynald Denoueix, ses fils spirituels. La recette régala plusieurs générations de spectateurs et laissa derrière elle quelques millésimes. Mais aujourd’hui, plus rien de tout cela. Plus de jeu à la nantaise, plus de formation, plus de résultats, et surtout aucun projet si ce n’est une nouvelle enceinte.

Les Canaris n’en finissent plus de traîner leur misère saison après saison, faisant l’offense d’offrir à un public de connaisseurs une pitance d’une pauvreté inouïe. Mais, on vous le répète, l’essentiel est ailleurs. La preuve : au moment où le club pouvait espérer des jours meilleurs avec un Emiliano Sala sur la pente ascendante, celui-ci a été immédiatement transféré. Non, ce qui importe c’est de faire du trading.  A Nantes, à Monaco, à Lille, à Bordeaux, la règle vaut partout. Plus le joueur a de talent plus ça rapporte, bien sûr. Néanmoins, en la matière, la valeur n’attend point le nombre des années. Car il n’y a pas de petit profit, juste de bonnes affaires à faire sur les va-et-vient incessants de joueurs, y compris de certains dont les vrais experts se demandent quand ils les voient faire étalage de leur faiblesse technique comment ils ont pu devenir un jour professionnels. Merci les agents ! Vous leur fournissez un mandat, ils vous trouvent un acheteur ! Willie McKay, le père de Mark, qui opéra le transfert de Sala, les a collectionnés durant trois décennies comme des vignettes Panini : il en totaliserait à lui seul près de six cents ! Ce qui représente tout de même un championnat complet à 20 clubs dotés chacun d’un effectif de trente joueurs !

Mais le Royaume-Uni, dont – ce n’est même plus un secret – la très bankable Premier League sent autant la poudre qu’elle ne la respire, n’a pas l’apanage de cette cuisine au goût amer. La Belgique, par exemple, est également très cotée dans ce marigot international. Là-bas, le championnat ne se joue même plus sur le terrain mais en coulisse et les vedettes ne sont plus les joueurs mais leurs agents. Car il ne se passe pas une saison outre-Quiévrain sans qu’éclate une affaire. Tout ceci, bien entendu, au détriment du fond.

Que sont les écoles de football devenues ? Qu’elles concernent des clubs ou des équipes nationales, leurs oppositions faisaient tout le sel de ce sport universel. Mais je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. On ne verra plus jamais d’Aberdeen, de Malines ou de Göteborg remporter une coupe d’Europe. C’est tout simplement devenu impossible parce qu’à peine un minot a-t-il pointé le bout de ses crampons que sa tête est mise à prix sur le marché aux bestiaux. A l’échelle continentale, l’Ajax Amsterdam fut la référence absolue. Quatre fois champion d’Europe (en 1971, 1972, 1973 et 1995) avec des joueurs maison et un jeu à la qualité jamais égalée depuis. Mais, bien qu’une nouvelle génération impressionne actuellement les observateurs, l’épopée, cette fois, s’arrêtera là, avant même d’avoir commencé, car très peu de clubs sur la planète sont aujourd’hui capables de couver leurs meilleurs éléments. Même pas l’Ajax de la légende Johan Cruyff ! C’est dire.

Il faut s’appeler Manchester, Liverpool, Chelsea, Barcelone, Real, Juventus, Bayern ou PSG, bref brasser les millions par centaines, pour avoir le droit de faire son petit numéro sur la piste aux étoiles. Ce cirque – dont le spectacle a, au passage, une fâcheuse tendance à s’uniformiser – rêve d’ailleurs de faire scission. Une réforme de la Ligue des Champions se prépare. Grosses affiches à gogo en perspective et recettes à l’avenant. La multiplication des matches est à la mode et il en va de même de leur retransmission, quitte à lasser. Nonobstant la victoire des Bleus, on s’accordera sur le fait que la Coupe du Monde en Russie fut bien fade. Pourtant, on va encore allonger la sauce en portant le nombre de ses participants à quarante-huit, comme on a porté celui de l’Euro à vingt-quatre. Pour boucher les trous du calendrier entre Coupe du Monde et Euro, on a même inventé la Ligue des Nations, à laquelle personne ne comprend rien. On joue du lundi au dimanche et de janvier à décembre. Au final, cette orgie de ballon a rendu ringarde la fameuse glorieuse incertitude du sport chère à Pierre de Coubertin, les résultats épousant la hiérarchie des budgets. Avec les moyens d’un club français ordinaire, l’Ajax est, cette saison, l’exception qui confirme la règle mais cette fabuleuse bande de gamins va voler en éclats au prochain mercato et d’ailleurs, il ne sera plus question à l’avenir de laisser de jeunes insolents donner la leçon aux grands (nantis) d’Europe.

La nouvelle Ligue des Champions pourrait même se jouer le week-end et non plus en semaine. Et les autres, nous direz-vous ? Ceux qui ne feront pas partie des élus ? Que vont-ils devenir ? Eh bien ! ils continueront à disputer leurs championnats domestiques les jours où il y aura de la place. Autant dire que ces derniers sont condamnés. Remarquez, le championnat de France est déjà en voie de « belgiquisation  ». Comme son voisin, il contemple désormais sa splendeur dans le rétroviseur. Sur tous les terrains de l’Hexagone, les purges succèdent aux purges. Mais, encore une fois, peu importe puisque, comme en Belgique, le business tourne à plein régime. Emiliano Sala l’a payé de sa vie. Un proverbe prétend qu’« un vieillard qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle ». Mais un joueur qui meurt, n’est-ce pas la chronique d’une disparition annoncée du jeu  ?

Cet article a été publié pour la première fois le 22 avril 2019 sur AOC.

 


Nicolas Guillon

Journaliste